Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une quinzaine d’auteurs. 3000 signes environ sont accordés pour répondre.

 

enquête #3


 

22 avril 2016

 

Le sacré, la spiritualité et le religieux ont-ils une place dans votre poésie ?

Souvent associée, dans ses formes premières, au sacré, la poésie continue-t-elle à porter des formes de spiritualité ? Participe-t-elle au religieux ou à dépasser le religieux ? Le langage y comporte-t-il encore une part d’élévation ? Dans votre pratique poétique, vous associeriez-vous à une recherche du sacré, y compris dans le profane ? Faites-vous référence au religieux dans vos poèmes ? Dans quel but ? Pensez-vous que la poésie contienne encore une part de rituel dans une société désacralisée comme la nôtre qui tend justement à prendre ses distances avec le religieux ?

 
Réponses de : Anne Bregani, François Debluë, Julie Delaloye, Sylviane Dupuis, Françoise Matthey, Cesare Mongodi, José-Flore Tappy, Sylvain Thévoz, Alexandre Voisard.

Dôme Panthéon

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Anne BREGANI

 

Dedans et dehors sont constamment reliés par la fine membrane de la parole. Sons, rythmes, mots, ensemble noués par le geste de l’écriture poétique et par la voix, deviennent parole.

Pour dire. Pour nommer. Dire le visible, nommer l’invisible, c’est tracer des passages entre les mondes. C’est chercher et, parfois, trouver comment approcher le mystère de ce qui est – présent.

Présent ET vivant, au cœur de nous-mêmes comme de l’herbe, des nuages, du soleil.

Aspirer à nommer pour reconnaître ce qui est, dans un monde de cruauté et dans notre propre férocité, non pour s’y complaire, mais pour se donner une occasion de le transformer, la poésie en est l’un des chemins. Les religions en sont d’autres, au moins potentiellement.

Evoquer la présence de la vie, osons dire de la vraie vie, élève nécessairement la langue par la force et la beauté qui peuvent alors la traverser. Ce combat pour la langue – car c’en est un – est inséparable d’un combat pour la pensée.

Appeler à être et à devenir aussi vivants que possible, nous retrouver non pas réduits à l’atome, mais rencontrer en nous ce noyau qui nous fait pareils aux étoiles, c’est, pour moi, l’une des œuvres de la poésie.

Que cette tâche relève d’une attention au sacré, je le pense. Qu’elle soit l’expression d’une spiritualité, dans un monde de « jivaros réducteurs de têtes » qui veulent nous restreindre au connu et nous limiter au technologique, et qui ignorent notre grandeur, oui.

Être poète ne m’est ni un but, ni une religion, c’est vivre. Ainsi, lorsque j’écris, je n’ai d’autre intention que d’aller au plus près de ce que je sens, perçois et capte, et de m’y tenir. Ce que je puis en dire ne précède pas, mais suit. En cela, le poème est premier. Il est l’instrument même qui permet ma quête.

 

*

François DEBLUË

 

Les généralités sont souvent aventureuses. Aussi n’y a-t-il pas « la » poésie, mais bien des poètes de sensibilités diverses et des œuvres qui en sont l’expression.

Sans nullement légiférer, je tenterai ici de me situer par rapport à une question dont l’enjeu me touche.

J’observe d’abord qu’il y a, aujourd’hui encore (en France ou en Belgique on dirait presque : à nouveau), des poètes « religieux », des poètes marqués par la spiritualité. Chez certains d’entre eux (Jean-Pierre Lemaire, Réginald Gaillard, Christophe Langlois, par exemple), le poème se place même explicitement dans une perspective confessionnelle. Leurs thèmes et leur lexique en témoignent.

D’autres dépassent le religieux confessionnel en direction (sinon en faveur) de ce que l’on peut désigner comme une spiritualité laïque (c’est de ce côté-là que je me situerais moi-même).

Mais on trouve sans peine des poètes qui récusent et le religieux et la spiritualité – en France surtout, où persiste une solide tradition de laïcisme revendiqué et militant.

Quant à ma pratique, je serais tenté de vous répondre : que le lecteur y aille voir et qu’il se fasse une idée. L’auteur (tout auteur) est mal placé pour se coller des étiquettes (je les supporte fort mal). Je me contenterais donc de dire que, oui, je suis sensible au sacré. Mon premier recueil, Travail du Temps (L’Âge d’Homme, 1985) contient un Livre d’Heures laïque, calqué sur celui des moines. La Judith de l’Ancien Testament m’a conduit à une réécriture poétique. Plus récemment, j’ai publié Un vœu de silence  (Empreintes, 2013). J’ai écrit aussi un « Mater dolorosa ». Mis en musique par Jérôme Berney et plusieurs fois donné en concert, il s’inspire du Stabat Mater de la tradition catholique, mais demeure profane. Enfin, je travaille en ce moment à un cycle inspiré d’un séjour au Mont Athos, au cœur de la tradition orthodoxe. Et je lis certains mystiques !…

J’ai certes été marqué par le catholicisme de mon enfance. S’il m’a pesé à certains égards, il a aussi été une chance : celle d’accéder au sacré et au rituel. J’ai connu la piété, la ferveur, l’effet sur moi d’une bénédiction…

Depuis longtemps éloigné de toute « pratique », ouvert cependant à d’autres pensées religieuses, j’éprouve la poésie comme une forme de méditation. Elle en suppose la concentration. Kafka lui-même (qui m’est comme un frère intime) considérait l’écriture comme une forme de prière…

À cela, il n’y a pas de « but ».

La poésie poursuit-elle jamais des buts ?

À mes yeux, elle s’attache d’abord à exprimer une émotion, sans préalable ni programme.

Je ne sais pas d’où l’on tient que notre société « prend ses distances d’avec le religieux ». C’est sans doute vrai, si l’on songe, sous nos latitudes, à la désertion des paroisses et des églises, le dimanche matin ! Mais cela n’indique jamais qu’une distance d’avec l’institution – à laquelle ne saurait se réduire « le religieux ». Et nous savons bien, si nous levons le nez au-delà de nos frontières, combien celui-là revient en force – et que ce pourrait bien être pour le pire…

 

Quoi qu’il en soit, je crois la poésie souvent proche du sacré. J’ai pu l’éprouver naguère sur de hauts plateaux du Caucase, en Arménie, où sont dressés d’impressionnants mégalithes – ce que j’ai tenté de suggérer dans quelques pages de Par ailleurs (Empreintes, 2012).

Le spectacle de la beauté, comme celui des horreurs, s’impose souvent à nous de façon puissante, primitive. Dans ces profondeurs d’où naît parfois le poème ; et où sacré et profane peuvent voisiner jusqu’à se confondre.

 

*

Julie DELALOYE

 

La poésie porte en elle plus que le langage, l’origine.

Débusquer l’origine, la retrouver, sous quelque forme cachée, imprévisible. Au détour d’une impression, d’un fragment de paysage. Par éblouissement, par tâches, chercher à dire cette origine, non pas celle désormais terrée sous un passé fendu, mais l’origine fondatrice, celle qui ouvre à la possibilité du sens et oriente en cela un cheminement intérieur et universel. Revenir à l’origine, comme on s’abreuve aux torrents glacés des montagnes le soir en été, puis repartir plus humble, à la recherche d’une autre énigme.

Chercher l’origine, avec la volonté inépuisable, inaltérable de dire notre être au monde. Non pour le comprendre, le justifier ou l’absoudre, mais le dire tel qu’il se dévoile en de trop rares instants de fulgurance, sur la corde raide de notre existence, tel qu’il se construit, se consume aussi dans son désir insatiable d’absolu. Poésie de la présence, présence du moi au monde, qui peut, qui doit se révéler à chaque instant, en chaque lieu. Le poème est cette quête fragile mais intransigeante d’un état non pas de vérité, mais de clarté, qui nous révèle à notre condition d’homme. En accueillant la possibilité de l’inaudible, de l’invisible, la poésie unit, relie les êtres, les sensations, parfois au-delà de la mort-même. Penser l’origine, c’est peut-être penser l’absence, avant tout le reste. Il y a dans cette expérience-là de la poésie, plus que le langage, quelque chose de l’ordre de l’espérance, et donc du sacré.

A l’origine était le Verbe. Ou les mythes. Ce sont les mythes qui m’ont poétiquement fondée, mêlé le blé à la lumière. A leurs images, leurs dieux, leur folie, à leurs récits sans cesse réinventés par les poètes, aux Chimères de Nerval, « La treizième revient c’est encore la première », je crie ma soif et ma reconnaissance. Entre les brèches, quand se sont ouverts les grands récits bibliques, ce sont des psaumes (« Sur les bords du fleuve de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion », qui saura dire l’exil après cela ?) ou un Cantique, à l’écho le Fou d’Elsa, ma lecture adolescente, qui m’ont apaisée. La troisième voie ouverte, sur la face nord. Un ciel, une tombe, comme un pierrier ouvert dans la montagne. Cette litanie psalmodiée, n’était-ce un poème ?

Ainsi il en va de mon expérience poétique, quête de soi, du sens, de l’absence.

Ainsi, cet instinct de la poésie, le mien, qui n’a pas été choisi mais qui s’est donné un jour, à l’opposé des dogmes, qui s’est arraché d’entre les pierres et les ciels neigeux, demeure désormais le cœur chevillé au sacré, en quête de transmutation. Dans une dimension religieuse ? Peut-être dans une dimension plus large encore, plus humaniste, nourrie par le religieux, par ses vers, par ses rites surgis de l’enfance, avant d’en être presque vidée, pour ne garder que le questionnement originel et le langage au feu sacré, s’en libérant, jusqu’à y creuser une forme d’espérance. La poésie, côtoyant le religieux, le questionnant, l’éclairant parfois sans pour autant l’exclure, mais restant cette parole brute, libre, témoin d’un jaillissement, au plus près de soi-même.

 

*

Sylviane DUPUIS

 

Mallarmé – arrachant le mot à la religion pour l’attribuer à la littérature – disait de la poésie qu’elle était devenue la seule tâche spirituelle. A l’« Adieu » d’Une Saison en Enfer (« Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! »), il répond par un adieu, irréversible à ses yeux, au ciel des poètes.

Nous, modernes, venons de cette nuit que Rimbaud puis Mallarmé, aggravant Baudelaire, ont héroïquement fait traverser à la poésie – eux que le romantisme avait jadis ensemencé. « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme » (Lettre à Cazalis) : pour un poète travaillé depuis toujours du désir d’absolu, tout entier porté dans son écriture par « l’instinct de ciel », l’aspiration au sublime ou à l’infini, cette révélation (qui en quelque sorte se substitue à l’autre) est catastrophique – tout autant qu’elle le fut, au plan philosophique, pour Nietzsche. Mais elle apparaît soudain comme incontournable, et aveuglante, à quiconque a pris conscience, comme ce fut radicalement le cas de Mallarmé, du beau « mensonge » de la littérature et de ses mythes, et de notre solitude. Ou du fait que le sens, tout sens donné (y compris par les religions) est un pont jeté par l’imagination sur le Néant et sur la mort. Une fiction nécessaire.

A partir d’eux, la littérature, la poésie, deviennent travail conscient de la négation. Il s’agit, avec les mots, en s’en remettant à leurs pauvres pouvoirs humains, mais aussi en relayant le travail de ceux qui nous ont précédés (en se laissant inspirer/ventriloquer par les voix des morts), de creuser la nuit en quête d’une issue toujours à réinventer. Au « le ciel est mort » de Mallarmé (L’Azur, 1864) répondra ainsi, au XXème siècle, le « Denn die Engel sind tot » du poète juif de langue allemande Paul Celan, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la catastrophe de la Shoah. Autres nuits… A Nelly Sachs, Celan opposera fermement l’affirmation : « kein / zweiter Himmel ».

Ainsi va la poésie, née des « muses » et si longtemps abouchée au divin, à la ventriloquie des « dieux » : elle « contrarie son avenir avec ses propres étapes », tour à tour tissant ses mythes et ses noms, et les défaisant/désacralisant pour recycler autrement ses fictions – faisant « de la révélation avec de la profanation » (Michel Deguy, Arrêts fréquents) ; mais toujours (c’est sa dérisoire et irremplaçable grandeur) aspirée par un désir fou de vérité, de liberté – ou un excès d’amour, qui la fait osciller entre conscience de l’universel mensonge, révolte, aspiration à l’illimité (« M’illumino / d’immenso » – Ungaretti) et appel opiniâtre à la fraternité humaine (« O vous frères humains… » – Villon).

Il me semble donc que l’horizon du poème (et de la littérature), s’il en est un encore à espérer, est indissociable, à la fois, d’une rupture avec la religion (le « pas gagné » de Rimbaud), et d’une prise de conscience émancipatrice, voire salvatrice : celle de notre divine capacité humaine de recréation symbolique du monde, de fiction et de métamorphose.

 

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Françoise MATTHEY

 

La poésie est une expérience humaine. Tout comme l’art en général, elle est l’œuvre d’hommes et de femmes qui sont appelés à disparaître et donc avec eux, ou après eux, à plus ou moins long terme, leurs œuvres. La destruction récente du site de Palmyre dans les convulsions de notre monde, le cynisme avéré et la folie orgueilleuse de ceux qui détiennent le pouvoir en est une preuve bouleversante. Ce qui reste en revanche après le passage du feu, de la mort est une chose qu’il est impossible de nommer, une déchirure immémoriale, résonance mystérieuse, intuition inconsciente probablement, de se savoir relié à un souffle qui maintient d’un seul tenant le Tout.

 

Si la poésie continue à porter des formes de spiritualité ?

Bien sûr ! Mais que sont ces formes de spiritualité aujourd’hui ? Des réflexions en quête de sens ? Des recettes de développement personnel ? Des expériences intérieures ? Le spirituel n’est pas le sacré.

 

La poésie participe‐t-elle au religieux ou à dépasser le religieux ?

A le dépasser de toute urgence !

 

Le langage y comporte-t-il encore une part d’élévation ?

La poésie qui me touche n’est pas celle qui s’élève vers le divin ou la transcendance mais qui s’approche du plus humain en nous. Celle que j’écris se voudrait une parole reliante libérée des dogmes, des doctrines, une inspiration plus vaste que l’égo ou le savoir et qui suggèrerait au-delà des mots offerts au lecteur, l’expérience saisissante, vécue, d’une joie, d’une plénitude. Le langage primordial ne s’écrit pas dans les cieux mais sur le sable. Le sacré n’y est pas seulement indicible, illisible, il est aussi fécondité, fulgurance verticale qui nous élève parfois. Eblouissement, à la lecture ou l’écriture d’un poème, qu’il soit mystique ou profane. On ne peut pas dire le sacré dans un poème, au plus se dévoile-t-il entre les mots.

 

Dans votre pratique poétique, vous associeriez-vous à une recherche du sacré, y compris dans le profane ?

Dans ma conception du sacré, ce dernier se situe au-delà de l’éthique et du rationnel. Il se perçoit par une sorte de grâce, moyennant toutefois une disponibilité d’âme à le recevoir, le retrait d’un monde à l’horizontalité forcenée.

 

Faites-vous référence au religieux dans vos poèmes ?

Ne confondons pas religieux et sacré. Si j’ai pu faire référence à des textes bibliques ou raconter le cheminement de Nicolas de Flue par exemple, c’est simplement que ma culture est chrétienne, que je suis en chemin, que je doute et m’interroge. J’ai aussi côtoyé les mythologies du monde. Il n’y a de ma part aucun but recherché si ce n’est comme je l’ai déjà dit, le désir de relier.

 

Pensez-vous que la poésie contienne encore une part de rituel dans une société désacralisée comme la nôtre qui tend justement à prendre ses distances avec le religieux ?

La poésie n’a rien à voir avec les rituels. Elle offre à l’homme pris dans un monde à l’hyper connectivité, assujetti aux technologies étourdissantes, un espace de silence où se recueillir. Je constate cependant que l’hermétisme ou l’élitisme de la poésie qui peut être ressenti comme tel aujourd’hui ne l’est pas dans les circonstances particulières de la souffrance, de la mort ou de l’amour par exemple. Les mots, leur musicalité seraient-ils porteurs, de fréquences vibratoires rédemptrices, de perceptions jaillissantes, (assurément essentielles) qui arriveraient à notre âme par des voies mystérieuses, que nous reconnaîtrions et qui nourriraient l’espérance ?

Enfin je dirais que le thème est tellement complexe que mes réponses ne sauraient être définitives ou exhaustives. Aujourd’hui je conçois le sacré comme une respiration cosmique dans laquelle nous baignons et que nous accueillons diversement, un mouvement qui donc me met moi aussi en perpétuelle évolution.

 

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Cesare MONGODI

 

Je pratique la médiation bouddhique Vipassana depuis une vingtaine d’années. Contrairement à la vie de tous les jours, où chaque action vise un résultat, je ne cherche rien de précis en méditant. Je m’assieds, en essayant d’accepter (sans attachement) sensations, émotions et pensées. Par ce rituel quotidien, je peux contacter une tendresse et une simplicité fondamentales qui nourrissent mon sentiment d’avoir ma propre place sur cette terre. Dans mon expérience, la démarche poétique demande de laisser émerger une vulnérabilité semblable. En outre, lorsque j’écris ou je suis dans une attitude méditative, il me semble que le monde retrouve ordre, sens et profondeur. Je dirais surtout que méditation et écriture, en me « simplifiant », me réorientent vers mon coeur. La plupart de mes poèmes, en effet, naissent d’un élan de compassion.

 

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José-Flore Tappy

 

La poésie commence sous mes pieds, sur le trottoir à l’angle de mon immeuble, ici – ou de l’autre côté de la rue que mes yeux traversent, dans la lumière ténue de la fenêtre d’en face quand la nuit, même urbaine et parasitée de mille feux, nous sépare d’autrui. Au cœur de cette intense proximité, ma chambre la plus sûre : la phrase. Ma toiture: le texte que j’élabore, rature, reprends à l’infini. Une toiture plus solide que celle de ma maison, celle de pierre et de ciment que je partage avec mes voisins, où mes livres, mes meubles, ma cuisine m’attendent. Une toiture intérieure.

Profane – ou religieuse, la poésie ?

Une manière de répondre à cet appel muet, pourtant si proche, qui monte de la rue comme un signe de la main ; la tentative de combler les distances et de rejoindre l’autre ; une parade au vertige, quand l’émerveillement – ou l’impuissance devant ce vis-à-vis nous gagne. Comment mettre en lieu sûr ce qui va disparaître, lui donner refuge ? je creuse avec les mots des sortes d’abris pour la vie qui tremble. Une intervention à mains nues sur un mur d’explosifs.

Quand se pressent aux frontières ceux qui fuient l’épouvante, qu’ils marchent jusqu’à mourir vers un monde meilleur et risquent tout ce qu’ils aiment, tentant leur chance, une chance désespérée, pour vivre, les mêmes s’écrasent contre des murs, des barrières de fer, des exclusions d’acier, se déchirent aux barbelés – ou meurent, oubliés, dans la neige. Nos semblables.

« Est écrivain celui à qui les mots manquent » (Gérard Farasse, Amour de lecteur).

Est religieux celui à qui manque Dieu. La poésie, ou l’incantation maladroite et profane de celle qui ne sait pas prier.

 

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Sylvain THEVOZ

 

La poésie est un lieu de résistance avant d’être un lieu de vénération

On m’a posé une question simple : la poésie a-t-elle à voir avec le sacré ? Je souhaite ici y répondre, en disant tout de suite que je place la poésie du côté de la transgression et du sacrilège plutôt que du sacré. Ce dernier me semble un espace trop précautionneux et ouaté. Dans notre époque trouble et criminelle, la révérence et la sainteté ne semblent pas être aptes à répondre à ce qui nous entraîne. Elles ne comblent pas la nécessité d’une parole qui se déploierait au milieu de ce chahut et du chaos, pas pour les résoudre et les régler, non, mais y faire entendre un son autre que les cliquetis monomaniaques des claviers ou l’autisme des casques audio.
Que la poésie soit une respiration, un soulagement ou un poing levé, oui. Qu’elle puise son énergie au silencieux, au dissimulé, d’évidence. Que l’intime y ait sa part et le sauvage la nourrisse, clairement. Elle est en cela un lieu de résistance à la vitesse, à la bêtise et à la vulgarité de notre présent, où nous avons cédé du terrain au discours économique, et à la force de la domination ; à l’abêtissement par matraquage médiatique ou conformiste. Nous avons faibli jusque dans la langue. La parole a été colonisée par les nababs du bankable ! Avant d’être un lieu de vénération, la poésie est un haut-lieu de résistance.
Cette résistance dans la langue fait-elle de l’écriture poétique un domaine relevant du sacré ? La conduit-elle au religieux ? Je ne le crois pas. Parce que voilà longtemps aussi que le sacré et le religieux, tels que nous les entendons, ont cédé dedans la colle de l’engluement. Mais que dans la poésie, quelque chose d’un ordre mystérieux et innomé trouve refuge, cela paraît une évidence. Qu’un silence s’installe entre deux voyelles et le bris de quelques consonnes, c’est un miracle déjà. Que dans ces assemblages de paille et de débris, ces nids et terriers, il y ait de la vie, et quelle vie ! se disant avec des moyens pauvres et une nécessité vitale, c’est le signe indéniable d’une puissance qui nous élève.
De la poésie découle une émotion sensible. Elle nous plonge dans une langue neuve, et pourtant donnée et reconnaissable de toujours. Serait-ce qu’elle nous préexiste ? Bienvenue à la parole vivifiée. Bienvenue à l’écriture sensible, à l’écriture fragile. Mais que l’on ne se presse pas trop à lui refermer au museau le couvercle des catégories, des classifications, des chapelles, en l’appelant : écriture du sacré, écriture religieuse ou spirituelle, ou Dieu sait quoi encore. Ne l’organisons pas trop vite en salon ou festival. Laissons-la gambader sur les pages, les murs, les écrans, dans les bouches et les corps. Laissons-la à son lent travail de l’être et du devenir.
Dit-on d’une herbe qu’elle est religieuse ou spirituelle ? Le dit-on d’un toit de tuile ou du bras d’une rivière, du vent et de la pierre ? Non. Pourquoi ferions-nous alors entrer de force un poème qui est présent simplement, agencement de sons, de lettres et de souffles, dans les carcans de la violence-bêtise-convenance-mimétisme de formes éculées ? Pourquoi dire, comme des enfants : c’est toi qui l’as dit c’est toi qui l’es ? Non. Ni carcans ni arcanes. La poésie se sauve sur les sentiers de traverse et évite les assemblées et maisons que l’on prépare pour elle. Elle est surprise et effacement, fulgurance et dépassement, sur le mode de ce que Dubuffet énonçait pour l’Art brut. La poésie est un haut-lieu de résistance.
Il est merveilleux de savoir que la graine poétique pousse ainsi dans des terres autres que celles des champs ratissés, abondamment traités, et qu’elle refuse de produire une plante standardisée bonne à la consommation de masse dans des sillons gravés. Il est merveilleux de ressentir que la poésie croît dans des terres arides, ingrates, des terres libres ou dont plus personne ne veut, bradées pour deux francs six sous au marché, ou offertes à pleines brassées à qui veut bien les prendre.
La poésie (et si ce n’est pas le cas peut-elle en porter le nom ?) se nourrit de la différence, de la singularité, de l’unique et de l’éphémère. La poésie est un sacrilège, une transgression, une résistance, au cœur du dogme de la religion dominante, celle de la rentabilité, de la capitalisation du vivant, de la standardisation généralisée et de la créativité honteuse.
Tout poète est un résistant en puissance.
Tout poème une graine ou une liane.

 

*

Alexandre VOISARD

 

La seule énonciation du mot me ramène irrésistiblement à mon enfance, familière des liturgies catholiques d’alors et des rites proposés comme dépassement de soi. Les branles d’orgues associés à la mélopée grégorienne épicée d’accents latins sibyllins avaient un pouvoir hypnotique. Le faste ajoutait juste ce qu’il fallait d’illuminations pour que telle exaltation mène sans détour au sublime.

Quand j’entends le mot sacré je sors mon chapelet.

Ainsi le sacré m’est-il toujours apparu comme le passage obligé vers la Beauté (ce mot même dont on pourrait avoir perdu le sens) sinon sa condition.

Cette manière liturgique de sortir de soi en mouvement ascendant désigne un appel vers cet accomplissement dans le poème. De cet essor naît la parole qui fonde et structure ce que nous pressentons comme le meilleur en nous.

Vous vouliez évoquer le sacré, le voici donc tel quel devant moi, tout en transcendance. Quitte, à l’occasion, à le transgresser dans l’acharnement le plus païen.

Je garde perpétuellement en moi les derniers mots de Feuillets d’Hypnos avec lesquels René Char clôt son carnet de guerre : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. »