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Première enquête poétique

« La poésie naît toujours d’une rupture, d’une révolte », répond Olivier Beetschen à notre première enquête littéraire, qui inaugure une série de réflexions sur les liens entre poésie et esthétique, sociologie, éthique ou politique. Avant l’été, nous avons envoyé une série de questions à des poètes habitant ou publiant en Suisse romande pour connaître mieux leur sentiment d’appartenance à une « poésie suisse romande ».

 

Les réponses qui nous sont parvenues montrent un souci de la précision pour se situer. Si l’intérêt pour la littérature romande est reconnu, il relève d’un goût comme un autre pour une des littératures du monde : « Je n’ai jamais cessé de lire les poètes du monde entier. Non pour écarter le poids d’un héritage, mais pour m’agrandir, explorer de nouveaux langages. » (Laurence Verrey) Aussi, aujourd’hui, la revendication fervente d’appartenir à une poésie romande, opposée ou complémentaire à une poésie parisienne, française ou mondiale, n’apparaît plus. J’habite « ici », mais suis-je vraiment d’« ici », uniquement d’« ici » ? Suis-je vraiment plus attiré par la littérature romande que par une autre écriture ? L’identité du poète ne semble plus uniquement donnée par quelques faits sociologiques, par une nationalité, mais reconstruite à partir des choix, des rencontres, des différents lieux de publication. Sans doute est-il temps, comme l’indique Pierre-Alain Tâche, de dépasser le clivage qui avait animé jadis les cantons francophones : existe-t-il ou non une « littérature romande » ? Peut-être faut-il échapper à l’illusion d’une identité régionale stable ou encore à l’universalité d’une langue partagée par de nombreux pays ? Entre New York et Vevey, Claire Krähenbühl « cherche en vain une filiation », non sans voir néanmoins l’importance de vivre près du lac Léman après avoir écrit des choses précises à partir d’un tel lieu.

 

Plus que par la revendication, les affirmations d’une différence se révèlent dans les détails. La confiance dans les pouvoirs d’une poésie lyrique (issue des grands poètes germaniques ou suisses) s’inscrit discrètement contre la dynamique des avant-gardes françaises ou belges : « En Suisse romande, nous avons peut-être échappé, depuis les années 1970, à un certain terrorisme du formalisme. » (François Debluë) Ce qui peut susciter un certain regret pour Patrice Duret, adepte des objectivistes anglo-saxons, « la poésie d’ici, porteuse d’intimité, de non-esbroufe, cache en son sein un certain nombre de tourments. Pèse sur elle un couvercle. » Mais il y a aussi des questions, simples en apparence, qui peuvent rejouer des éléments intimes d’une vie. Alors que le M des supermarchés suisses Migros renvoie à la figure du père pour Laurent Cennamo, le poète s’interroge : faut-il écrire « Super U » ou « Intermarché » plutôt que « Migros » afin d’être compris outre-Jura ?

 

Ce sentiment de pluralité et de mobilité est accru par les poètes qui ont des origines mixtes ou étrangères. Comment concilier les cultures lorsque les parents (de Vahé Godel) « parl[ent] indifféremment le français, le turc et l’arménien ». Pour Cesare Mongodi, qui enseigne le français au Gymnase de Morges, les premiers poèmes ont été publiés dans la langue de résidence, mais ses poèmes récents sont en italien. Comment comprendre ce changement de langue alors que l’individu reste le même et vit toujours dans le même lieu ? Françoise Matthey se sent elle-même l’« otage privilégiée de deux pays, de trois cultures ». En quoi la poésie dépasse-t-elle et se ramifie-t-elle à des ancrages complexes, bien plus complexes que ce qu’on peut retenir pour les histoires littéraires ? Afin de dépasser les illusions d’une ligne droite dans l’histoire de la poésie en Suisse romande, Jean-Pierre Vallotton s’emporte contre les formes de reconnaissance régionale : « Si la poésie romande est ce bourbier, qui aurait envie d’en faire partie, sinon les fossoyeurs ? » (Jean-Pierre Vallotton) Et le poète de dresser et de célébrer la liste des maudits, des oubliés de jadis, des suicidés de la poésie, de tous ceux qui ont lutté contre « l’ordre et l’harmonie », et qui remontent à la surface de la reconnaissance des décennies plus tard.

 

Peut-être est-on d’ici en étant toujours d’ailleurs, avec des voies différentes, et des métaphores constantes : « Mon travail s’inscrit dans le réel où je vis, en particulier dans une géographie de montagne ou de moyenne montagne ; mais ces espaces peuvent être aussi bien le Valais que les routes du Kirghistan ou du Ladakh. » (Mary-Laure Zoss) Alors sommes-nous plus marqués par notre histoire, nos diverses appartenances, nos choix ou encore notre enfance ? Nous pourrions conclure avec Claire Genoux : « On est né d’un pays, certes, mais on est surtout né d’une enfance, avec son tissu de symboles, de quêtes, de secrets ». Peut-être est-ce ce tissu que nous touchons lorsque nous lisons les poètes qui vivent ou qui publient en Suisse romande ?

 

Antonio Rodriguez

Dossier coordonné

avec Eric Duvoisin