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La poésie par-delà l’engagement ? (enquête 2)

« La pratique de la poésie a toujours été une succession ininterrompue d’actes intimes qui ont pu, par certaines incidences, rencontrer des événements dont j’étais témoin mais pas forcément acteur », écrit Alexandre Voisard. Cette position se retrouve dans de nombreuses réponses à la deuxième enquête menée auprès de poètes en Suisse romande. Tous les auteurs s’accordent à dire qu’il existe toujours une conscience citoyenne dans leur travail poétique, même si elle ne transparaît pas directement dans leur œuvre.

 

Pour Pierre Voélin, les poètes, en tant que citoyens et intellectuels, ont le devoir de « sauvegarder, en eux et autour d’eux, dans leur pensée même, la simple humanité. » Sylviane Dupuis renchérit, la poésie ne peut « se dissocier ni de son temps ni des réalités qu'[elle] affronte ». Il s’agit de « répondre au présent – et non de répéter les formes vieilles, ou de fuir le réel ». Le poète n’est pas celui qui reste dans sa tour d’ivoire, hors des contingences de son temps ; au contraire, la poésie « dit la vie, le monde, la résistance qui nous habite » (Gaia Grandin). Cependant, et les auteurs sur ce point sont tous d’accord, poésie et politique, au sens partisan du terme, « ne font pas bon ménage » (Gaia Grandin). Rien à voir donc avec une poésie « engagée », qui milite pour une cause, un parti ou une idéologie, comme ont pu l’incarner en leur temps des auteurs comme René Char ou Aragon.

Les auteurs relèvent la singularité du travail poétique, qui apparaît en contradiction avec le langage des politiciens, trop « désincarné, absent, plat, unilatéral » (Gaia Grandin). Antonio Rodriguez parle d’aller « là où ça sent fort les mots dans le quotidien », vers l’usure, parfois malodorante, d’idées et de concepts usés, lorsque le poète devient « orphée-plombier », qui inspecte « la tuyauterie de la pensée ». La poésie laisse ouverte l’interprétation : « Le sens du poème n’est pas à sens unique et ce fait fondamental le rend réfractaire à tout usage militant. » (Isabelle Sbrissa)

Pour Anne Bregani, la poésie permet avant tout un « accès à la liberté », à travers la recherche d’une langue singulière ; il s’agit de se libérer des « sonorités et des slogans qui parasitent » sa propre parole. Isabelle Sbrissa précise : « Si, dans les poèmes que j’écris la politique peut avoir une place, c’est au sens d’une pensée libre sur le vivre ensemble de la communauté. Ni de gauche, ni de droite, mais libre. Un poème libre de penser en langue et libre de repenser la langue ainsi que les cadres qu’elle véhicule. » Ce qui souligne combien la poésie, selon elle, permet de défaire les préjugés, les codes, les conceptions idéologiques déjà inscrites dans l’histoire, la structure et l’emploi d’une langue : « La démocratie est à ce prix : que chacun prenne le risque de penser dans sa langue propre, au risque de se lever seul, singulier au sein de la communauté. » (Isabelle Sbrissa) La liberté dans la langue, à conquérir, assure ainsi l’accès à soi, tout en garantissant la pluralité et le sens à la vie démocratique. La poésie est ainsi considérée comme « une forme de pensée », qui participe à « l’élaboration du sens humain » (Sylviane Dupuis).

Le poète, chez Françoise Delorme, « s’expose au sens, qui l’oblige ». Aux lecteurs de « continuer le processus du sens, agrandir la conscience » Quant à l’auteur, il est responsable de s’engager dans un dialogue public, de « réactiver le désir d’une réelle relation critique ». La plupart des réponses relèvent une éthique de la relation au lecteur, à travers une recherche d’une parole « juste ». En ce sens, il faut aussi comprendre cet engagement poétique comme un contrat entre l’auteur et la communauté de ses lecteurs. L’esthétique est au service d’une éthique à autrui.

Pierre Voélin voit dans la poésie « une parole d’homme capable de tisser des liens véritables, ces liens que nous devons maintenir et entretenir si nous voulons que l’humanité continue son chemin, serait-ce sur ses pieds d’ivrogne ». Avec vocation de rassembler, la poésie engage à l’écoute réciproque, ce que Ferenc Rákóczy nomme « amitié ». Pour lui, comme pour d’autres auteurs, il est important de souligner l’engagement du lecteur dans l’acte de lecture, qui fait alors l’expérience d’une « commune humanité ». Dans Eoliennes, Ferenc Rákóczy abordait directement des questions écologiques ; la dégradation de la planète, l’urgence ressentie d’une prise de conscience face à ce péril ; tout comme je m’interroge moi-même : « comment encore parler du paysage quand le monde se délite ? » Pour Ferenc Rákóczy, si la poésie parvient à incarner en même temps un engagement esthétique et politique, elle doit avant tout « toucher la sensibilité du lecteur ». S’il se dit poète engagé, c’est dans cette quête d’un échange humain avec ses semblables. Afin de créer ce lien et assumer cette responsabilité du dire, il faut se faire alors « simple témoin » : « J’écris pour rendre témoignage de ce que j’ai vécu, de ce que d’autres ont pu vivre ou vivront après moi » (Ferenc Rákóczy). De même, pour Alexandre Voisard, «  le poète n’a pas d’autre mission que de témoigner en toute indépendance (intellectuelle, politique, matérielle) de ce qu’il voit, sent et comprend des affaires du monde ».

Un monde qui semble faire peu de cas de la poésie : la place de la poésie dans l’espace public reste ténue, à l’heure des démocraties consuméristes et de la communication globalisée. Pourtant, la poésie tire une force interne de cette discrétion, ou « relégation » publique ; la poésie en effet n’est jamais si remuante, si totale et vraie que lorsqu’elle « suscite le mystère d’une force première, qui émerveille par sa vulnérabilité, et qui convoque justement une puissance dans l’impossibilité de communiquer parfaitement » (Antonio Rodriguez). Plusieurs auteurs relèvent cette paradoxale puissance de la prise de parole poétique, sous les termes « souffle », « vibration », « secret », « chuchotement », « légèreté ».

Pour conclure, on peut avancer qu’il n’existe plus de scission nette entre une poésie lyrique désengagée des affaires du siècle, qui se définirait comme « inactuelle », à la suite de Philippe Jaccottet, et une poésie dite engagée. « L’engagement en poésie reste à la fois un engagement dans la parole et dans le siècle – mais qui transite par soi. » (Sylviane Dupuis) Peut-on parler d’un lyrisme « concerné » ? D’une « politique « intime » ? D’une poésie en tout cas qui recherche un accord entre la vie et les mots, entre l’œuvre et l’existence, pour « tenter d’être un peu plus au monde » (Françoise Delorme) et conférer un peu de cohérence au chaos.

 

 

Eric Duvoisin

 

Enquête coordonnée

par Eric Duvoisin