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Et le vers libre ? Enquête 4

En France, le vers libre est remis en question depuis plus de vingt ans. Qu’en est-il en Suisse ? Neuf poètes (Françoise Delorme, Patrice Duret, Vahé Godel, Ferenc Ráckózy, Antonio Rodriguez, Jacques Roman, Pierre-Alain Tâche, Laurence Verrey, Frédéric Wandelère) répondent à cette question ici (voir l’onglet « Enquêtes »). Il y a deux types de réponses : soit très brèves, soit plutôt longues et développées. Cet ensemble de positions nous permet d’esquisser dans les grandes lignes un premier panorama des pratiques contemporaines du vers libre en Suisse romande. Il faut souligner qu’un débat ou un échange de discussions sur le vers libre a manqué en Suisse francophone jusque-là, alors qu’en France il est un sujet polémique qui a fait l’objet de nombreuses remises en question ces vingt dernières années. Alors le vers libre en poésie, désuet ou justifié ?

 

Vers libre ou vers régulier, vers ou prose, peu importe : ce qui véritablement compte, c’est que le poème traduise ou transmette une part de soi-même, quelque chose d’un rythme universel dans lequel chaque lecteur puisse se reconnaître : c’est là la position de Vahé Godel, qui cite le poète anglais Nataniel Tarn : « La poésie, c’est le bruit que je fais quand je suis le plus moi-même ». « Tout est question de rythme : du rythme que je désire inscrire à ce moment-là.. » souligne Patrice Duret, qui défend un usage « libre » des formes variées qui sont à la disposition du poète ; le choix dépendra du projet, du lieu, de l’humeur,… Même conception « libertaire » de la forme poétique chez Frédéric Wandelère : « Chacun fait comme il veut, quand il veut. Prend ou ne prend pas de risques, selon la méthode qui lui convient , lui passe par la tête, qu’elle soit mûrement réfléchie ou non – ce qui se voit d’ailleurs tout de suite ! »

 

La poésie à la métrique fixe n’est pas pour autant abandonnée en Suisse romande, puisque des auteurs comme Patrice Duret s’adonnent dans des recueils entiers à l’hexasyllabe ou au quatrain ; les éditions du Miel de l’Ours d’ailleurs, dont Duret est le fondateur et directeur, ont publié en 2012 une anthologie romande du sonnet[1]. Pour l’éditeur genevois tout comme pour Frédéric Wandelère, il semble que la contrainte du vers régulier stimule la créativité plus qu’elle ne la brime ou l’enferme dans un cadre trop strict : « Il y a mille formes de vers réguliers, ou plutôt mille formes de régularités qui peuvent, au besoin, se combiner avec des irrégularités intéressantes. Si l’invention ne marque pas la poésie, qu’elle soit en vers libres ou en vers réguliers, elle mérite la poubelle. »

 

Ferenc Rákóczy partage lui aussi cet attachement au vers, car il est « comme une mesure, une capacité à dessiner un parcours intime aux jointures du langage ». Le vers, régulier ou pas, semble le plus à même de mettre en scène « cette part d’humanité de laquelle nous sommes si mal assurés ». Pour y parvenir, le travail du vers – « ce travail de coupe et de filage » – est exigeant et ne peut se satisfaire de seulement aller « à la ligne » ; au contraire d’une certaine « facilité du vers » (un « côté débraillé aux poèmes ») que l’on pourrait observer par exemple dans nombre d’oeuvres contemporaines en vers libre, le travail du vers demande un « effort de style », il requiert expérience, « de la poigne » et une patience infinie: « de la haute couture plutôt que du prêt-à-porter » , comme l’exprime Jacques Roman, qui souligne lui aussi qu’ « au vers libre », il préfère « les vers libres cavalant libres, bien harnachés et conduits d’une main ferme tenant de solides rênes ».

 

« En vers et contre tout », le titre de la contribution de Ferenc Rákóczy résume bien la tendance principale qui se dégage de notre corpus de réponses : le vers libre reste en Suisse romande une forme privilégiée. Cependant, la plupart des auteurs insistent sur le fait qu’on ne peut faire l’impasse sur la recherche d’un style propre pour traduire au mieux un rythme intime. Ainsi de Laurence Verrey, qui critique « le corset trop serré » de la métrique classique et loue la souplesse, le champ d’expérimentation et de jeu permis par l’usage du vers libre ; « hors des sillons connus », ce dernier offre un « illimité des formes » qui cependant n’est pas pur espace de liberté : au contraire, le travail du vers libre n’est pas si libre, il a ses propres contraintes : « pour que le poème tienne et parle juste (…), il faudra longuement chercher un accord, une cohérence entre l’idée première, les sonorités, l’effet graphique.. ».

 

Cette perspective semble partagée par Pierre-Alain Tâche, qui a pu pratiquer le vers régulier mais qui s’en est rapidement détaché : « la forme fixe pose un cadre avant même le premier mot. Et, du même coup, elle fige ce qui devrait rester fluide ». Pour exprimer ce qui se donne dans l’émergence, dans le mouvant de la vie, le vers libre semble ainsi une forme plus fine, « une structure organique à la fois ouverte et resserrée sur le sens ». Pierre-Alain Tâche mentionne lui aussi l’exigence de cette liberté : « l’enjeu est de trouver, à chaque fois, une adéquation du sens et de la forme – et cela peut prendre beaucoup de force et de temps. » Nul laxisme donc dans l’usage libre du vers, mais le défi sans cesse réitéré d’ajuster une « métrique appropriée » à l’expression de notre présence au monde.

 

Jacques Roman, s’appuyant sur le théoricien russe de la littérature Youri Tynianov et son ouvrage Le Vers lui-même, relève lui aussi que « le vers libre est soumis à des contraintes ». Si son rythme n’est plus seulement défini par le cadre strict du mètre classique, il n’en demeure pas moins que le vers libre propose une autre métrique, qui varie en fonction de l’objet poétique ou de l’émotion du sujet lyrique. Jacques Roman, partisan d’un vers libre rythmé, « quête l’unité d’une série de vers, la cohésion de cette série, je quête l’élan rythmé du matériau verbal, son caractère successif dans le vers » On pourrait parler de métrique « intime », qui rythme le vers et l’ensemble des vers, et donne au poème une cohérence globale: « Je ne suis en quête que de contraintes, seules à même de traduire cela qui me contraint »

 

Enfin, en faveur du rythme également, Antonio Rodriguez reproche au vers libre d’aujourd’hui « d’être une scène un peu trop visible, prévisible, et alors insuffisamment rythmée. » Souvent trop proche de la prose, le vers libre « perd en rythme ce qu’il gagne en effet d’annonce ». A la suite de Jacques Roubaud et à l’instar d’auteurs comme Jacques Roman, P.-A. Tâche ou Ferenc Rákóczy, Antonio Rodriguez regrette une certaine facilité dans l’usage du vers libre actuellement. Même diagnostic critique quant aux usages (excessifs) du blanc: « le gain en visibilité (la scène poétique) enlève la puissance rythmique » (Ferenc Rákóczy parle quant à lui de « platitude du blanc »). A cette « crise de blanc », Antonio Rodriguez va dans sa démarche vers une prose poétique, qui « garantit le jaillissement le plus dense, car le plus comprimé, retenu à la limite, subitement fulgurant dans l’entre-deux. » Une prose poétique transformée, travaillée par le souffle, le rythme, la quête d’un sens ; une prose à la syntaxe un peu chahutée, aux phrases dont les contours réservent au lecteur surprises et détours, et qui donne au poème un « grain » et de l’ampleur.

 

Eric Duvoisin

 

[1]    Collectif, 4 4 3 3 anthologie du sonnet romand contemporain, Le Miel de l’Ours, septembre 2012