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La fin du Miel de l’ours : entretien avec Patrice Duret

Nous l’avons appris par la presse la semaine dernière, les éditions genevoises Le Miel de l’Ours vont cesser leur activité. Nous saluons le travail impressionnant de ce petit éditeur, qui a mis les notions d’originalité et de passions communes au centre de sa démarche. Entretien avec Patrice Duret, qui a fondé et animé la maison pendant presque une quinzaine d’années.

 

Antonio Rodriguez : Comment a commencé le projet d’édition du Miel de l’Ours ? À quel besoin répondait-il ?

Il y a quinze ans, j’ai fait le rêve du « carnet de poèmes ». En raison du format, bien entendu, et aussi avec l’idée qu’une première édition d’un recueil puisse directement paraître en poche. Je voulais aussi combler un manque. Zoé, chez qui je venais de sortir deux livres, m’a bien fait comprendre qu’elle n’allait pas publier de poésie, je me suis donc rendu compte qu’il y avait un créneau. Ce créneau est à nouveau ouvert, ce qui laisse de la place, j’espère, à de nouvelles potentialités pour de plus jeunes : de quoi elle aura l’air ? Je me réjouis de le savoir.

Pourquoi s’arrête-t-il ? Est-ce pour des raisons personnelles, économiques ou contextuelles ?

Les trois ! D’abord les secteurs organisation-administration-distribution, qui n’ont jamais été mes points forts, ont commencé à me peser de plus en plus. Puis, un manque d’énergie, un manque de motivation progressive. Cette petite entreprise, tellement liée à une passion, finit par obséder. J’ai ressenti aussi le besoin de me recentrer sur mes propres créations. Le cumul des deux fonctions (auteur et éditeur) est parfois lourd à porter.

Que va devenir votre fonds ? Avez-vous songé à le numériser ?

Pour l’instant, pas de véritable décision. Je brade un peu les titres qui me restent (5.- pièce). ll faut savoir que dans ce secteur, une fois l’effet de surprise passé (la sortie du livre !), les lecteurs ne se précipitent plus. Soit le recueil se vend tout de suite, soit il reste dans les cartons… J’ai déjà épuisé plus de trente titres !

Pas de projet de numérisation pour l’instant, ce qui peut sembler dommage, mais il y avait aussi dans ma démarche l’aspect « collector » et, malgré l’objet-livre, le côté éphémère : la poésie surgit, on la caresse, on la prend… avant qu’elle ne retourne dans ses limbes.

Quel est votre constat sur la situation actuelle du livre de poésie ? ou de l’édition ?

Beaucoup de niches dans le monde francophone, petites et moyennes structures souvent dynamiques (je pense à L’Arbre à Paroles, L’Atelier du Grand Tétras, Héros-Limite …) mais seules les grandes maisons (Gallimard, avec par exemple sa collection de poche « Poésie-Gallimard ») ont véritablement pignon sur rue. Ce qui fait que les formes plus expérimentales ont de la peine à se faire entendre (constat habituel pour toutes les formes de l’art!).

Je garde bon espoir : tous ces intenses « mouvements de foule » autour de la poésie (Printemps des Poètes, Poésie en Ville…) sont, malgré tout, très encourageants. Et le nombre de livres de poésie sur le marché est en hausse, le besoin est fort, le lectorat est là.

Subjectivement, les romans commencent à patiner, les lecteurs ressentent plus fortement le besoin de poésie. Exemple, la semaine dernière à La Grande librairie, émission littéraire-phare en France, Gaël Faye, romancier et poète-slameur, parlait de ce besoin, à nouveau, d’apprendre de la poésie par cœur !

Quels ont été les moments les plus forts de votre maison d’édition ?

Il y en a eu beaucoup ! Je pense spontanément à la sortie du collectif de sonnets « 4433 », lors d’une édition de Poésie en Ville : la réunion d’un aéropage de poètes sous un même toit. Chaque fois qu’un vernissage, qu’une parution a ouvert les vannes de la discussion autour de la poésie, par exemple ! À chaque engouement, à chaque fois que la poésie a fait événement. En 2013 à la sortie de « Sanglots du Sangliers », texte de Sylvain Thévoz. À la lecture de Mousse Boulanger, à Ropraz, il y a quelques mois : cette poétesse nonagénaire lisant devant 80 personnes ! Jubilatoire !

Comment le Miel de l’Ours peut être identifié à des aventures individuelles et collectives ?

Le Miel de L’Ours a été une aventure solitaire, individuelle. J’ai joué (parfois) au chef de gang, me suis permis tout ce que je désirais (l’avantage de n’être pas tributaire d’un comité de lecture), le lancement de duos avec des amis, des collègues poètes, Rolf Doppenberg, Heike Fiedler, Sylvain Thévoz, Année Quinze… J’ai adoré ce principe d’écrire « en duo » (que je continue en ce moment avec Emmanuel Merle).

Effet d’assemblage de deux poètes, parfois des ouvrages anthologiques, mais jamais de véritable projet collectif. Je ne crois pas aux véritables écoles littéraires, aux cénacles, ce sont presque toujours des individualités juxtaposées.

Qu’allez-vous explorer maintenant ? Vous tournez-vous davantage vers l’écriture ?

Oui, je reviens davantage à l’écriture. Depuis quelques temps, je travaille autour d’une poésie plus « brute », autour du « jaillissement premier » du poème, ce qui se passe quand on laisse venir (Dada, Artaud, automatisme…), un langage un peu décomposé, halluciné, néologismes hasardeux, etc.

J’aimerais aussi poursuivre les lectures sur scènes, accompagné de « mon » guitariste, Yannick Conus.