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Le registre du mobile de Baptiste Gaillard

Pénétrer dans le domaine d’écriture de Baptiste Gaillard, c’est se faire le témoin des mille états de la matière, d’un monde travaillé en profondeur par des forces de transformation. Un domaine des corpuscules, un bel ouvrage à l’écrin soigné, paru l’année dernière aux éditions Hippocampe à Lyon, a été récompensé d’un Prix suisse de la littérature 2018. Plasticien de formation (il est diplômé de la Haute école d’arts et de design de Genève), Baptiste Gaillard a publié son premier recueil Le chemin de Lennie aux éditions Héros-Limite. Eric Duvoisin revient sur cet ouvrage.

 

Le projet poétique de l’ouvrage primé est explicité ainsi sur le site du Prix suisse de littérature : « Que serait notre Terre, si l’on en ôtait les hommes ? Rien qu’une suite, dépourvue de toute signification, d’états et de transformations de la matière. Cette situation, Un domaine des corpuscules fait le pari d’en donner une idée. » En effet, nuls signes d’activités humaines dans le territoire des corpuscules : on imagine un monde post-humain, où les traces de notre civilisation perdurent seulement à travers leurs empreintes sur le paysage et la nature, mais où l’homme, pour une raison inconnue (apocalypse atomique, changements climatiques ?), a disparu. Ce scénario dystopique justifie l’évacuation d’un point de vue trop humain sur les choses et permet de mettre au centre des poèmes la matière en devenir. Face au défi d’évoquer les métamorphoses incessantes du réel, un tel projet ne peut prétendre à aucune exhaustivité objective ; de là probablement l’explication du titre et de l’article indéfini « un », choisi par l’auteur : son domaine est un balisage, un panorama, une perspective possible parmi cent autres.

La présence de l’eau ouvre le recueil, et l’on assiste à un déluge recouvrant progressivement la surface de la planète. Les quinze premiers poèmes relatent cette lente et implacable avancée de l’eau qui emporte tout dans son mouvement, micro particules ou bâtiments. Rien ne lui résiste, et sa « coulée irrépressible » (p. 12) est une puissante force de fragmentation et d’entropie : tout se délite, se mélange, s’hybride au contact de l’eau qui est devenue boue, masse liquide charriant alluvions : « Hybrides par ajouts et retraits, un passage par les ombres transforme les choses » (p. 11) Gaillard célèbre « la qualité sombre des mélanges » (p. 8) : « Les particules d’abord isolées, ou du moins réparties en surface, uniformément s’agglomèrent en amas plus imposants. La compacité reste totale, quels que soient les mouvements ». On le voit, cette eau, si elle fragmente la matière en s’infiltrant jusqu’au fond des fibres, a aussi le pouvoir de créer de nouveaux amalgames, de fonder de nouveaux ensembles :

          Le domaine des corpuscules s’élargit ; vaporisés pour qu’ensuite se produise une nouvelle condensation. (p.16)

Cet énoncé a valeur de précepte poétique pour appréhender aussi bien l’univers poétique du livre que l’écriture de Baptiste Gaillard. Si la matière du monde semble obéir à ces deux lois de fragmentation et de condensation, le texte lui aussi opère par segmentation d’éléments ou groupes de mots et rassemblement dans le tout du poème, il est « une vaste usine des mutations. Il se déploie par capillarité et grandit par le milieu. Sa matière en évolution est régulièrement découpée, déplacée, réorganisée. Certains blocs se divisent pour former de nouveaux fragments, alors que d’autres entre eux s’agrègent » (Texte de couverture du recueil). Les poèmes sont le résultat de cette condensation, ils s’organisent comme un miroir à la manière du processus qu’ils décrivent : visuellement, les lignes (les vers ?) sont segmentées parfois au milieu d’un mot, qui est rejeté à la ligne suivante, elles donnent à voir ce processus en œuvre aussi bien au niveau thématique que formel. Quant à l’ensemble du texte, il procède par dispersion de motifs qui se répètent, se croisent, créent des réseaux d’échos sémantiques, à l’image de cette « continuité transportante » (p. 49) évoquée dans l’œuvre.

Dans les objets poétiques de Baptiste Gaillard, on relève une grande précision dans la description des processus physique, un soin méticuleux de relater les phénomènes les plus fins dans leur progressive évolution. Ce souci confère au poème la qualité d’un document poétique, puisqu’il relate en détail un événement corpusculaire tel qu’il s’est manifesté et tel qu’il a été enregistré par le stylo ou la caméra du sujet poétique. Le réel est ainsi décrit au plus près de ce qui est observable à l’œil nu. Pour cela, le sujet poétique est mis entre parenthèse, presque absent : le texte distille quelques « on » anonymes qui renforcent une visée objectivante. Si les traces de subjectivité sont gommées de façon à donner aux poèmes de Baptiste Gaillard la consistance d’un compte-rendu poétique, il n’en reste pas moins qu’un tel projet poétique ne peut pas faire l’économie d’une sensibilité subjective. Celle-ci, discrète, mise à distance, se laisse lire tout d’abord dans le choix des motifs : on relève des préférences pour l’humide, l’indistinct, l’hybride. Au fil de l’ouvrage se dessine un imaginaire et des tonalités affectives très personnelles, liées à la boue, au liquide, à la décomposition, à la macération, à ce qui est mou ; un imaginaire de la dissolution de la matière gorgée d’eau est privilégié.

Un monde parfois naturel, parfois urbain émerge des notations de l’auteur. De multiples résidus de notre société post-industrielle témoignent d’un passé révolu (pétrole, plastiques, routes, clous, gélatine, HLM, usines), submergé par les eaux, inexorablement englouti, puis émergeant à nouveau lorsque le déluge a cessé, et que la surface commence à sécher. Dans ce deuxième mouvement de description, Baptiste Gaillard observe à nouveau une même loi de la chimie organique, celle de la décomposition/recomposition :

Les terrains regorgent de mixtures différentes. Les putréfactions côtoient des amorces de germinations : les fragments commencent entre eux à produire du lien. (p.22)

Suivent un ensemble de poèmes que l’on pourrait qualifier de poèmes du reflux. La terre est une « masse affaissée » où sont « lisibles toutes les traces de l’eau » (p. 34). Le déluge a reconfiguré les lieux, l’asséchement a créé de nouveaux paysages. Les processus de transformation néanmoins continuent à œuvrer au sein de la matière, car « il n’y a ni début ni fin claire aux mutations » (p. 37) :  les résultats de l’usure de l’eau « fait éclater enfin à force les poutres porteuses » (p. 26), « L’eau est une activité, même quand elle reste sans activité » (p. 26).

Après le reflux, c’est un nouveau paysage qui s’offre ainsi au regard. Si « Tout bouge autour de l’immobile » (p. 47), ce qui semble figé ou mort cache en son sein « de nouveaux microcosmes, encore dissimulés » (p. 51). La matière et le paysage ne cessent pas d’être continuellement travaillés de l’intérieur par une force de transformation à l’œuvre. Plusieurs poèmes décrivent une atmosphère de chantiers ou de ruines, de no man’s land et de HLM abandonnés. Un paysage urbain déserté, à moitié effondré sous les coups de boutoir d’une tempête ou d’un ouragan, mais d’où la vie va reprendre ses droits. Le vent participe lui aussi à la recomposition d’un « paysage provisoire » (p. 58), et s’il achève de faire effondrer tiges d’herbes ou bâtiments aux murs infiltrés d’eau, il permet dans le même temps d’essaimer les graminées, gage d’un renouveau.

Un troisième mouvement du texte s’attache à évoquer « l’empire de ce qui se gorge » (p. 57), où de nouvelles « formes de la vie petite » (p. 57) émergent et éclosent : de nombreux insectes (guêpes, papillons) virevoltent dans les appartements vides, dans les cavités et les fissures les œufs et les larves se préparent à éclore, « d’innombrables minuscules se délectent de restes inutiles (…) et alimentent la permanence du grouillement » (p. 68) : mites, mouches, araignées, ce sont aussi d’autres corpuscules vivants, qui perdurent et prolongent le cycle de la vie. Ailleurs, la vie animale elle aussi se manifeste, avec les grenouilles, les poissons ou encore ces nuages d’oiseau qui voltigent au-dessus des toits d’une usine. Dans les derniers fragments, le passage d’un avion ou de quelques rares voitures semble indiquer que l’humanité elle-aussi a survécu, même si les traces de la civilisation technologique semblent progressivement disparaître sous l’avancée des forces naturelles : « Deux mondes pour quelques temps superposés sans qu’il ne soit jamais possible d’oublier l’un ou d’oublier l’autre » (p. 73). Ce moment de suspension, d’entre-deux, de passage, c’est cela même qui est le moteur de l’écriture de Baptiste Gaillard ; l’auteur excelle à évoquer ces moments transitoires, à décrire de micro-événements, à poétiser une phénoménologie du « frisson des choses » (p. 72) et archiver un « registre du mobile » (p. 53).

Concernant la forme, le lecteur n’est pas sûr d’avoir affaire à des vers ou de la prose. S’agit-il de blocs de prose poétique au drapeau justifié selon des impératifs visuels, ou des ensembles de vers libres ? A la première lecture, nous voyons une suite de vers et lisons les poèmes ainsi, ce qui a suscité quelques réticences de notre part quant à la pertinence de certains rejets et autres enjambements. Le doute ensuite est survenu (prose ? vers ?), et nous pensons que le texte gagne en cohérence s’il est lu et considéré comme un bloc de prose aux marges larges. Cette suspension entre prose et vers produit un effet plastique certain ; est-elle cependant absolument nécessaire pour fonder la pertinence du texte ? Je n’en suis personnellement pas sûr. A part cette réserve formelle, Un domaine des corpuscules est un beau livre à l’univers poétique singulier et original, doué d’une poétique réalisée avec exigence, et le lecteur se laisse entraîner avec bonheur dans le flux continuel du monde, curieux comme un astronaute archéologue débarquant sur une planète abandonnée depuis longtemps et dont l’écosystème aurait continué à évoluer selon ses rythmes et ses lois propres, libéré du domaine de l’humanité.

 

Eric Duvoisin