You are currently viewing Derrière chaque traduction, une vision (Turquety/Zukofsky)

Derrière chaque traduction, une vision (Turquety/Zukofsky)

Nous savons que traduire la poésie représente un défi. Qu’en est-il de traduire du Louis Zukofsky? Benoît Turquety (section d’histoire et esthétique du cinéma à l’Unil) nous donne en français deux recueils tardifs d’un poète américain majeur du XXe siècle. Une autre facette de Louis Zukofsky, fondateur du mouvement «objectiviste» dans les années 1930, est à découvrir dans une édition bilingue publiée chez Héros-Limite.

Sandra Willhalm: Quelle a été votre première rencontre avec l’oeuvre de Louis Zukofsky?

Benoît Turquety: Ça a été tout d’abord la lecture de «A». Je connaissais Ezra Pound, dont j’aimais beaucoup les Cantos et aussi les essais littéraires – je l’avais découvert par un très beau volume de traductions paru chez Tristram en 1989, Je rassemble les membres d’Osiris. Lisant autour de Pound, j’ai trouvé le nom de Zukofsky de temps en temps, comme une figure un peu énigmatique. Il y eut ensuite un texte important pour moi de Jacques Roubaud, «La tentative objectiviste», paru en 1996 dans le n°2 de la Revue de littérature générale (chez P.O.L). Dans une librairie, je suis tombé sur un exemplaire de «A», dans l’édition alors récente chez Johns Hopkins University Press, avec une belle couverture bleue et la seule lettre du titre en vert, entre guillemets. Le titre minimal et la lecture, entre les rayons du libraire, des premières pages, ont achevé de m’accrocher.

S.W.: Comment avez-vous vécu la lecture de ses textes? Qu’est-ce qui vous a amené à la traduction de ces deux recueils?

B.T.: La lecture de Zukofsky a été et continue d’être une aventure. C’est toujours difficile d’isoler ce qui vous plaît chez un auteur ; les facteurs sont multiples. C’est une poésie rapide, vive, totalement dénuée d’emphase, attentive aux détails de la vie de tout le monde, délicate mais aussi rageuse. Il a été comparé à Fred Astaire: il y a là quelque chose d’assez juste. Il allie un côté fluet, presque fragile, à une très grande virtuosité formelle ; l’élégance est chez lui une donnée essentielle. C’est aussi un poète politique, qui croit au pouvoir de la poésie. Cela a toujours été important dans la réception de son œuvre: après Pound ou T. S. Eliot, grands novateurs esthétiquement mais plutôt réactionnaires politiquement, Zukofsky fut celui qui, avec William Carlos Williams – son ami durant toute sa vie –, George Oppen et quelques autres, inventèrent un «modernisme de gauche», une radicalité formelle qui se voulait capable de rendre compte de la dureté du monde social et d’échapper à un pastoralisme de la poésie pour gagner les trottoirs de New York. Mais c’est sans doute aussi cet aspect de Zukofsky qui est le plus connu en français: le Zukofsky le plus politique, celui des années «objectivistes» d’avant la Seconde Guerre mondiale. C’est en partie pour cela que j’ai eu envie de traduire ces deux recueils-là : ils montrent un Zukofsky tout autre. Non pas celui des grandes œuvres, mais celui d’un travail modeste, patient et minutieux sur le langage et sur la perception. Zukofsky était un poète d’une immense ambition pour son travail ; mais il écrivait aussi des poèmes de la Saint-Valentin pour sa femme, que l’on retrouve ici. Ils sont également ambitieux et passionnants. Par ailleurs, les titres de ces deux recueils, I’s (Pronounced Eyes) et After I’s, révèlent une cohérence manifeste, l’idée d’une suite ; or ils n’avaient jamais été publiés ainsi, ensemble. L’occasion de le faire m’a paru passionnante.

S.W.: Louis Zukofsky est un poète surtout connu pour son œuvre majeure «A», écrite sur plus de cinquante années. Pourquoi pensez-vous que ses autres œuvres n’ont pas eu le même écho? Cela explique-t-il une traduction tardive en français?

B.T.: Il est certain que «A» est la grande œuvre de Zukofsky. «A» mobilise un immense réseau de thèmes, de références et de motifs, de l’autobiographie à la philosophie, du judaïsme à la théorie politique, de l’histoire à la géologie ou à la musique. Mais dans l’histoire récente de la poésie étasunienne, d’autres œuvres ont aujourd’hui un écho presque aussi important. Je pense par exemple à Catullus, livre coécrit avec sa femme Celia. C’est une traduction homophonique de Catulle, dans laquelle les traducteurs respectent les sons de l’original. Lu à haute voix, les poèmes anglais devraient sonner exactement comme les latins. De même, les derniers «mouvements» – c’est ainsi que Zukofsky les nommait – de «A» sont construits en vers de cinq mots, comme un autre recueil tardif récemment traduit en français, 80 Flowers. Ces derniers travaux, dans et en dehors de «A», ont marqué notamment la génération des «Language Poets», et forment aujourd’hui une trame dont on retrouve les échos chez Ron Silliman ou Charles Bernstein. Sans doute en tout cas, «A» a longtemps fait de l’ombre au reste de l’œuvre de Zukofsky, y compris pour la traduction. L’urgence, c’était de traduire «A», tâche en elle-même pratiquement irréalisable… Par ailleurs, et à un autre niveau, des problèmes de droits se posaient.

S.W.: Quels ont été les défis de cette traduction pour vous?

B.T.: Le défi majeur sans doute a été que Zukofsky est un poète de la polysémie: chaque mot joue à plusieurs niveaux simultanément. Parfois son sens littéral est privilégié, parfois le sens métaphorique, parfois la pure sonorité, parfois un sens ancien – shakespearien par exemple –, etc. Parfois aussi, ce sont des références implicites qui structurent le poème… Dans I’s (Pronounced Eyes), on trouve dans un vers la tournure un peu étrange «knee deck her»: c’est en fait une référence à son amie et poétesse Lorine Niedecker, et les lignes suivantes sont des citations de ses lettres. Cela change la manière dont on doit appréhender la traduction. Il a donc fallu étudier de près chaque poème, et sur la base de l’analyse, opérer ensuite des choix de priorité parmi tous les sens possibles. L’autre défi, bien sûr, c’est de traduire un poète qui fut lui-même traducteur, comme Pound, et qui, depuis ses débuts, a intégré dans son travail poétique un dialogue interlinguistique avec ses aînés – Catulle, Cavalcanti, Shakespeare… – et ses contemporains. L’un des poèmes s’intitule «La traduction»: le traduire est clairement un défi…

S.W.: La traduction poétique suscite des interrogations et des débats. Qu’est-ce qui a orienté vos choix de traduction? Est-ce que le blanc typographique et les signes de ponctuation ont une valeur différente en anglais et en français?

B.T.: Je viens des études cinématographiques, et j’ai beaucoup travaillé sur les œuvres de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Le travail de traductrice de Danièle Huillet m’a beaucoup marqué – notamment ses versions de Hölderlin. Elle appliquait presque littéralement les préceptes posés par Walter Benjamin dans «La tâche du traducteur»: il faut laisser la langue source bousculer la langue cible; ne pas chercher un résultat «naturel» qui aurait pu être écrit par un poète français. Ce que nous cherchons je crois quand nous lisons une traduction, c’est un texte qui ouvre notre langue, qui y apporte de l’altérité, des perspectives nouvelles. Quelque chose qui ne prétende pas appartenir à notre tradition poétique, mais qui la renouvelle. Cette étrangeté, selon Huillet ou Benjamin, c’est par la plus grande littéralité, par le «pied de la lettre», qu’elle peut le mieux apparaître. C’est aussi, chez eux, une position de modestie par rapport au texte original: le traducteur ou la traductrice s’efface au profit de l’œuvre, et de sa puissance de déstabilisation de la «langue cible».

Certainement, le blanc et la ponctuation ont des valeurs différentes en anglais et en français. Zukofsky dans ses derniers poèmes surtout joue de possibilités polysémiques essentiellement rattachées à la grammaire anglaise. On ne sait pas, parfois, si un mot doit être lu comme substantif ou comme verbe, et l’apposition simple multiplie les lectures possibles. Le français réclame d’autres structures. Il me semble aussi que ces valeurs différentes sont liées à des traditions poétiques distinctes. Chez Zukofsky, le rapport au blanc est un rapport à la page, qui doit à Apollinaire et Mallarmé – qu’il connaissait très bien –, mais s’intègre aussi dans une réflexion sur la versification qui parcourt très spécifiquement la poésie américaine – des imagistes à Williams, jusqu’à Larry Eigner par exemple. J’ai été très heureux que le travail avec Héros-Limite ait permis de retrouver une disposition des poèmes sur la page qui corresponde aux manuscrits et aux éditions originales. Les éditions des poèmes complets aujourd’hui disponibles – même si elles sont excellentes sur de nombreux points – placent systématiquement les poèmes à la suite sur la page. Or certains poèmes brefs notamment, pour prendre toute leur force, demandent à être isolés sur une page blanche. Ils y retrouvent alors leur souffle.