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La poésie, une voie (voix) à transmettre! — Muriel Pic

Enseigner la poésie aujourd’hui, quels défis? Une nouvelle série d’articles avait commencé sur poesieromande.ch, inaugurée par Christophe Imperiali, nouveau professeur de littérature française à l’Université de Neuchâtel. La série se poursuit désormais avec Muriel Pic, professeure FNS à l’Université de Berne. Elle aborde avec nous certains des enjeux de l’enseignement de la poésie aujourd’hui: comment la transmettre? Quel rôle l’université doit-elle jouer dans ce processus? La poésie peut-elle utiliser les nouvelles technologies?

Sandra Willhalm: Vous vous êtes rendue dans plusieurs pays (Allemagne, France, Suisse) dans le cadre de votre cursus académique et de vos recherches. Y a-t-il des différences en matière d’enseignement de la poésie entre ces pays? Ces méthodes sont-elles complémentaires?

Muriel Pic: Chaque langue possède une scansion propre, chaque culture véhicule ses propres modèles de versification. Par exemple, la poésie anglaise repose sur une métrique accentuelle alors que la métrique française est syllabique. Mais je pense que quelle que soit la langue principale de l’enseignant, la manière d’enseigner ce qu’est un hexamètre dactyle reste la même, objectivement commandée par les règles poétiques en la matière et le lexique d’usage. Je me demande si je réponds à votre question…?

S.W.: D’une certaine façon, oui. Vous travaillez sur un projet FNS sur quatre ans (jusqu’en 2020) qui concerne la poétique et l’esthétique de la cénesthésie chez Henri Michaux. Quels sont les axes principaux de cette recherche? En quoi ce projet renouvelle-t-il l’approche de la poésie?

M.P.: Ce projet s’inquiète du rôle de la poésie et d’un écrivain dans une révolution scientifique, en l’occurrence la naissance de la psychopharmacologie. C’est par la voie des formes que les expérimentations donnent des résultats. Les auto-observations de Michaux étaient publiées dans des revues littéraires et des revues scientifiques, pour les uns considérées comme des œuvres d’art, pour les autres comme des documents psychiatriques. C’est cette double identité qui m’intéresse pour repenser, avec Michaux, le lyrisme par exemple; mais aussi la manière dont le corps s’impose comme un nouvel espace à explorer pour connaître et inventer. Le partage traditionnel entre la raison scientifique et le sentiment poétique est remis en question par l’expérience de la cénesthésie chez Michaux, terme qui désigne le sentiment fondamental de l’existence de soi, celui qui vient en état de trouble, le moment où je pense que j’ai un cœur, une jambe, des organes, une respiration, un tempo et un toucher intime. Cela renouvelle non pas seulement la conscience de soi mais aussi des autres et du rapport au monde, à l’élémentaire.

S.W.: Quels sont, pour vous, les enjeux de la transmission de la poésie dans les universités aujourd’hui?

M.P.: Ce sont des enjeux hédonistes et politiques: défendre le poème contre la communication, c’est trouver le plaisir du sens, du texte, du détail qui ouvre des mondes, des cascades d’images que vous reconnaissez et qui vous reconnaissent. C’est aussi prendre position contre une langue qui ne pense pas et ne se pense pas et ne nous pense pas et ne vous pense pas, une langue qui n’aime pas les répétitions par exemple ou stigmatise les styles. C’est apprendre à interroger les évidences et, ce faisant, à être pleinement sujet, et non pas continuellement assujetti par les stéréotypes. Mais les universités arrivent-elles à le faire? Je ne sais pas, j’ai peur que la puissance du poème (terme qui désigne pour moi tant le vers que la prose ou l’image) soit trop vaste pour elle. Elle doit rester modeste, il faut rester modeste avec l’enseignement. On apprend toujours des étudiants.

S.W.: Est-ce que le ciné-poème devrait être un objet d’étude en littérature?

M.P.: Le ciné-poème? Pour les formalistes russes, tout poème et tout film devaient être des ciné-poèmes. En ce qui me concerne, je montre souvent des films expérimentaux aux étudiants, et puis je travaille beaucoup avec la notion de montage littéraire.

S.W.: Qu’est-ce que la poésie peut gagner à travailler sur la création ou les nouvelles technologies?

M.P.: Cela dépend comment on utilise les fameuses «nouvelles technologies». Mais votre question me donne envie de vous répondre en latin, une phrase qui sera vite traduite grâce à ces nouveaux traducteurs en ligne absolument extraordinaires pour l’invention formelle par la traduction poétique: usus libri, non lectio prudentes facit. 


Photographie: © Anne-Lise Broyer