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«Faire entendre» le texte source, un défi – Entretien avec Christian Viredaz

Christian Viredaz, figure importante de la traduction en Suisse, a également exercé l’écriture, le journalisme et la poésie. Ces différentes perspectives lui offrent une vision élargie de la littérature. Il nous accorde aujourd’hui un entretien, sur ses méthodes de travail et son propre travail poétique.

Cloé Mossi: Quelle est votre méthode de travail au moment de commencer une traduction? Vous intéressez-vous en premier lieu à l’auteur, au texte en lui-même, à l’éditeur chez qui il a été publié?

Christian Viredaz: Si la traduction est une commande de l’éditeur, il s’agit généralement d’un recueil entier. La première chose est évidemment de lire ou de relire attentivement l’ensemble du recueil, et de le situer dans le parcours poétique de l’auteur. Au fil de la lecture, un certain nombre de questions surgissent, qu’il s’agira d’élucider, mais c’est surtout au moment de la traduction elle-même que des questions se posent. Je traduis ensuite, en général, un poème après l’autre, pris chacun comme un tout en soi. Cela peut prendre plus ou moins longtemps. Suivant la «forme» du moment, je peux traduire plusieurs poèmes d’affiliée, ou il me faut plusieurs «séances» pour un seul poème. Arrivé au terme de la première version, je laisse celle-ci reposer plus ou moins longtemps. Plus tard, je la reprends, en quelque sorte avec un «regard neuf», en prêtant attention à la forme et à la musicalité du texte: il faut que le résultat soit fidèle à la voix de l’original, mais il faut surtout que cela soit de la poésie[1]. Et, comme disait Verlaine: «De la musique avant toute chose».

Si c’est moi qui propose une traduction à l’éditeur, il peut s’agir soit d’un recueil d’un auteur dont la poésie m’a touché (qui fait résonner quelque chose en moi) et dont j’estime qu’il vaut la peine de faire entendre dans ma langue ce qu’elle aurait possiblement été si cette langue avait aussi été la sienne, soit d’un choix de poèmes d’un auteur dont je juge l’œuvre importante, avec qui j’éprouve ce qu’on pourrait appeler une parenté poétique. Le parcours que j’ai envie d’offrir au lecteur francophone est aussi une traversée. Dans ce cas, je retiens au fil de la lecture les poèmes qui «me parlent» le plus et que j’essaierai de faire «parler» à mon tour dans ma langue. Entendons-nous: mon but n’est pas alors de «faire du Viredaz» à partir de poèmes écrits en italien ou en allemand mais, comme je viens de le dire, de faire entendre, autant qu’il m’est possible, ce que l’auteur aurait écrit si le français avait été sa langue (ce qui implique évidemment de bien le connaître, lui et son œuvre).

C.M.: De manière plus concrète, combien de temps vous a-t-il fallu pour traduire les poèmes de Remo Fasani, L’éternité dans l’instant? Vous n’avez pas traduit l’ensemble de son œuvre, quels ont été vos critères de sélection des poèmes?

C.V.: Je ne saurais dire combien de temps cela m’a pris, car ces poèmes n’ont pas été traduits «à la file», mais au fil des années, soit peu après la parution des différents recueils dont ils sont tirés, soit plus tard (notamment pour les recueils plus anciens), à mesure que s’est concrétisée l’idée de réaliser une anthologie des poèmes de cet auteur. Quant aux critères de choix, je les ai déjà évoqués en répondant à la première question. Mon but était que l’on éprouve à la lecture la même émotion que celle que j’avais ressentie à la lecture de l’original. Et qui, pour certains poèmes, n’est pas sans parenté avec l’effet produit par les pages de Gustave Roud. Du coup, j’ai laissé de côté les poèmes plus «politiques» ou polémiques, où le ton est davantage à la dénonciation qu’au partage et qui m’ont paru plus «voulus» que «donnés», préférant ne pas mélanger les registres.

C.M.: Le poète français Eugène Guillevic a écrit: «J’ai coutume de dire que la traduction des poèmes n’est pas difficile, qu’elle est tout simplement impossible, mais que l’homme n’a jamais réussi que l’impossible»[2]. Qu’en pensez-vous? Selon vous, est-il réellement possible de traduire des poèmes en gardant l’essence originale de ceux-ci? 

C.V.: Hölderlin, déjà, disait que la traduction de la poésie est impossible, ce qui ne l’a pas empêché de traduire Sophocle en aspirant à lui être fidèle. Novalis, lui, affirmait qu’«au bout du compte, toute poésie est traduction»[3], puisqu’elle traduit la «langue de la nature» dans celle des humains… J’ose croire en effet que, tout comme on démontre la marche en marchant, il est possible de démontrer la traductibilité de la poésie en la traduisant… Mais peut-on garder l’essence de l’original? Vaste question. Au fond, c’est une question de foi… Je crois qu’à défaut d’en conserver l’essence, on peut au moins en propager l’écho. Et que, parfois, la grâce nous est donnée de partager cette essence avec l’auteur. (Où je reviens, par parenthèse, à la distinction entre poésie «donnée» et poésie «voulue»: les plus beaux vers nous sont donnés, nous n’en sommes les «auteurs» que par procuration. Quand la poésie est «voulue», tout le travail consiste à faire oublier ce travail même pour que le résultat soit similaire à ce qui nous a été donné lorsque des vers, «venus on ne sait d’où», ont résonné dans notre esprit.)

C.M.: Vous êtes poète et traducteur. Dans ce contexte, quelles influences ont les textes que vous traduisez sur vos propres productions? Et inversement, est-ce que vous pensez que vos poèmes ont une influence sur la manière dont vous traduisez l’œuvre d’un autre auteur? 

C.V.: Plus que la traduction elle-même, c’est la lecture des poètes, l’immersion dans leur œuvre qui, parfois, a pu influencer mon écriture. Ainsi, le «mécanisme créateur» a été le même pour «Mesures du monde»[4], dédié à Pierre-Alain Tâche, écrit en écho à Buissons ardents[5] dont j’avais rendu compte pour le Service de presse suisse, et pour «S’écroule, piétinée»[6], en hommage à Angelo Casè, dont j’avais traduit quelques poèmes de Al dunque[7] pour la revue Écriture[8]: la construction syntaxique de ce dernier poème est directement inspirée de la «manière» de Casè. Mais ces poèmes ne sont pas des imitations et moins encore des pastiches (écrits «à la manière de»), mais plutôt des hommages, écrits dans la continuité de ma propre production poétique, à des auteurs dont l’œuvre m’a nourri.

L’exemple le plus parlant de la manière dont le «commerce des poètes» – non seulement la lecture et la traduction de leurs textes, mais aussi le partage avec eux d’une expérience vécue – peut enrichir l’écriture poétique sera fourni par mon recueil Vers l’autre rive[9].

Cela dit, je n’ai presque plus écrit de vers depuis une vingtaine d’années. Je mets désormais le «métier» que j’ai acquis en pratiquant l’écriture poétique au service des auteurs que je traduis. C’est en ce sens que, sinon mes poèmes, du moins ma pratique (passée) de la poésie peut influer sur la manière dont je traduis l’œuvre des autres.

C.M.: Vous avez traduit des textes d’auteurs contemporains, tout comme de certains poètes plus anciens. Quelle(s) différence(s) avez-vous remarquée(s) entre ces deux situations?

C.V.: Il est évidemment plus «facile» de traduire des auteurs contemporains, parce que le contexte dans lequel s’inscrit leur œuvre nous est plus familier. Pour les auteurs plus anciens, il faut recourir au travail des chercheurs et des critiques afin de suppléer à ce défaut de familiarité. Cela dit, même des textes anciens peuvent nous parler très directement, dussions-nous n’en connaître rien de plus que ces textes eux-mêmes[10], et des auteurs contemporains nous rester obscurs du fait de la complexité de leur pensée[11].

C.M.: Vous êtes-vous déjà tourné vers un auteur lors de questionnements au sujet de la traduction? Est-ce que le fait d’avoir la possibilité de rencontrer la personne ayant écrit le texte original est un avantage selon vous?

C.V.: Il est clair que, lorsque je ne suis pas sûr d’avoir compris le sens d’un vers (le sens n’est évidemment pas tout, mais, lorsque l’on traduit, on ne peut guère ne pas passer par là), je m’adresse à l’auteur pour lui demander «ce qu’il a voulu dire» ou «ce qu’il entendait». Lorsque l’auteur est décédé, c’est évidemment plus compliqué. Je tâche alors de me renseigner auprès de quelqu’un qui le connaissait bien, ou qui en a travaillé l’œuvre en profondeur.

Il est certain aussi que, si l’on a eu l’occasion de côtoyer l’auteur du texte original, de partager une expérience avec lui, de le connaître aussi autrement que par ses textes, cela permet de mieux «se mettre à sa place» au moment de le traduire. Mais cela n’est pas toujours possible, ni même souhaitable. Quelqu’un avec qui on ne s’entend pas du tout peut très bien avoir écrit des pages magnifiques, et il faut aussi être capable de faire abstraction de ce dissentiment si l’on choisit ou qu’on nous demande de les traduire.

C.M.: Vous avez eu l’occasion de travailler dans un autre domaine que celui de la poésie, en traduisant des documents pour la Croix-Rouge suisse à Berne. Quelle(s) différence(s) fondamentale(s) constatez-vous entre les traductions poétiques et les traductions «administratives»? Pour quelle raison vous êtes-vous diversifié?

C.V.: La raison de cette «diversification» est tout bonnement matérielle: il était alors rigoureusement impossible de vivre avec les revenus de la traduction littéraire (à moins d’être un stakhanoviste frugal à l’instar du regretté, de l’irremplaçable Gilbert Musy, qui a tant fait, aussi, pour la reconnaissance de cette profession à part entière), et moins encore de la traduction de la poésie.

J’ai eu beaucoup de chance, en 1989, d’être engagé par la Croix-Rouge suisse comme traducteur allemand-français avec pour seul bagage une licence en lettres (FR, IT, EN), une expérience encore modeste de traducteur littéraire IT-FR et des connaissances d’allemand niveau gymnase: essayez de vous présenter aujourd’hui avec un tel curriculum, et vous m’en direz des nouvelles… Cette expérience de «traducteur professionnel» (ainsi disait-on alors, comme si la traduction littéraire n’était pas une profession) m’a permis de mieux faire mes armes, de me familiariser avec l’usage de l’allemand écrit en Suisse par des rédacteurs dont ce n’est pas toujours le métier, et surtout d’apprendre la régularité et la persévérance: au fil des années, j’ai acquis du métier, et si au départ mes séances de traduction (littéraire) ne dépassaient guère trois ou quatre heures, trente ans après, je suis devenu capable de traduire neuf heures d’affilée (et même davantage, mais à partir de dix heures, le burn-out guette).

L’essentiel de mon métier de traducteur «administratif», je l’ai appris plus tard, comme traducteur (salarié) pour l’Office fédéral des assurances sociales (2001-2020) et (indépendant) pour, notamment, l’Office fédéral de la santé publique: une extrême rigueur est de mise quand on traduit des textes législatifs ou politiques. Ce travail inclut aussi la traduction de correspondance avec les citoyens, les autorités cantonales, etc. et celle de rapports de recherche, d’articles de vulgarisation, de pages internet, de communiqués de presse, etc. Une telle diversification est enrichissante, elle entraîne à passer d’un registre à l’autre, à saisir les sous-entendus, et incite aussi à soigner l’expression mieux parfois que le texte original, en vue d’être compris par le lecteur final. La perspective est donc bien différente de celle de la traduction poétique, mais l’expérience de la traduction littéraire est utile pour rendre les textes «administratifs» lisibles. Inversement, l’obligation de traduire toujours avec la même rigueur des textes qu’on n’a pas choisis enseigne une malléabilité mentale qui n’est pas forcément exercée autant quand on se «contente» de traduire des auteurs qu’on a choisis parce que leur œuvre «nous parle».

Propos recueillis par Cloé Mossi

Photographie: © Yvonne Böhler

Cet entretien a été mené dans le cadre des validations du Cours/TP Poésie, automne 2020, de la Section de français de l'Université de Lausanne.


[1] «Sans doute est-il difficile, en matière de poésie, de prétendre dégager des règles quelles qu’elles soient […]. Ce qui est clair, c’est que le genre de la traduction poétique a ses lois propres, qui relèvent de la poésie. […] Si, d’un poème, on rend soit le sens littéral, soit la forme prosodique, mais que la valeur poétique de ce poème soit justement située ailleurs on aura fait une mauvaise traduction. Certes, il n’est pas facile de sentir et de savoir rendre cette essence poétique des poètes les plus divers. Certes, il faut pour réussir, sentir s’allumer en soi un peu de la flamme sacrée qui consumait l’auteur original. Mais ce n’est qu’à la lumière de cette flamme que l’on peut travailler. Fidélité des mots et des sonorités viendront peut-être de surcroît: elles ne sauraient fournir de point de départ sûr». Edmond Cary, «Comment faut-il traduire les poètes?», in: Cary E., Comment faut-il traduire?, Presses universitaires de Lille, 1985, p. 48.

[2] Eugène Guillevic, Lucie Albertini et Alain Vircondelet, Vivre en poésie: entretien avec Lucie Albertini et Alain Vircondelet, Paris, Stock, 1980.

[3] («Am Ende ist alle Poësie Übersetzung»). Dans une lettre à A. W. Schlegel du 30 novembre 1797. In: Novalis, Das dichterische Werk, Tagebücher und Briefe (=Werke, Tagebücher und Briefe Friedrich von Hardenbergs, publ. par Hans-Joachim Mähl et Richard Samuel, vol. 1), p. 237.

[4] Christian Viredaz, «Mesures du monde», in Versants, no 20, 1991, p. 12.

[5] Pierre-Alain Tâche, Buissons ardents, Lausanne, Empreintes, 1990.

[6] Poème figurant, avec «Mesures du monde» et quelques autres, dans la section «La rumeur de l’abîme et le goût de la source» du recueil inédit Éclats de vie: poèmes 1984-1996.

[7] Angelo Casè, Al dunque: poesie 1976-1980, [Maggia, TI], Il Trespolo, 1986.

[8] Angelo Casè, «Poèmes», trad. Christian Viredaz, in Écriture no 31, automne 1988, pp. 262-283.

[9] Christian Viredaz, Vers l’autre rive, Genève, Eliane Vernay, 1996.

[10] Je pense ici à Rina Pugno Viglezio-Vanoni, dont le recueil Intime voci est paru à titre posthume (Milan: Baldini-Castoldi, 1900) et dont j’ignore tout sinon qu’elle est morte très jeune et sans doute tragiquement.

[11] Certains poèmes de Gilberto Isella, par exemple, sont si allusifs qu’ils ne deviennent compréhensibles que si l’auteur nous explique la réflexion philosophique dont ils procèdent.