Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une quinzaine d’auteurs. 3000 signes environ sont accordés pour répondre.

enquête #6


12 avril 2017

La ponctuation aujourd’hui ?

Depuis le début du XXe siècle, la ponctuation est parfois supprimée en poésie, parfois elle est au contraire particulièrement investie : utilisez-vous la ponctuation dans vos poèmes ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ? Quelle est la valeur d’un point, d’une virgule, d’un point-virgule, d’un tiret, d’une parenthèse pour vous ? Avez-vous des signes préférés pour provoquer des effets ? En quoi la ponctuation est-elle liée pour vous au souffle, peut-être plus qu’à la grammaire ? Vous arrive-t-il de lire à haute voix pour mettre la ponctuation dans vos textes ?

Voir la synthèse de l’enquête.

 


 
Réponses de : Olivier Beetschen, François Debluë, Julie Delaloye, Vahé Godel, Pierrine Poget, Antonio Rodriguez, Jean-Pierre Vallotton.
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Olivier BEETSCHEN

Je me suis longtemps méfié de la ponctuation. Je me sentais à l’étroit dans son maillage, comme tenu dans un filet. Dans Le Sceau des pierres (1995) et dans Après la comète (2007), j’ai donc remplacé points et virgules par la disposition des vers. Ai-je pour autant gagné en liberté ?

Aujourd’hui j’en doute. Mes textes récents (Persil oct. 2016) ont renoué avec la ponctuation. Sont-ils plus à l’étroit dans leurs nouveaux habits, brimés par les coutures, gênés aux entournures ? Il me semble au contraire qu’ils sont davantage affranchis des chablons que jadis.

Je redécouvre les plaisirs du sur-mesure. Loin de nous obliger à épouser les conventions, à nous fondre dans une norme, la ponctuation est une invite à se livrer à toute sortes de joyeusetés : marquer le tempo d’un texte, noter des syncopes, ou, selon l’humeur, contourner des règles de grammaire, suborner les usages… Pourquoi s’en priver ?

Ajoutez à cela que le lecteur, lui aussi, s’en portera mieux. Il percevra le phrasé d’un poème, suivra les ondulations d’une prose, entendra les crescendo, les silences… Et du coup saisira aisément le propos de l’auteur.

On l’aura compris, le grand retour de la ponctuation me ravit. Il participe d’une tendance toujours plus marquée de la poésie actuelle à s’éloigner des blancheurs sidérantes de l’hermétisme. Les poètes veulent aller au bal. C’est bon signe. Il se pourrait même que la poésie cesse de faire tapisserie.

 

*

François DEBLUË

 

La tentation serait grande de vous répondre : « Un point, c’est tout. »
Ce serait presque vrai, et l’on n’en parlerait plus.
Mais l’enjeu de la question (qui est de rythme, surtout, et d’articulation) mérite que l’on s’y arrête.
Nulle théorie ici, cependant : quelques notes seulement sur une pratique.

 

Il est vrai que mes poèmes s’achèvent toujours sur un point. Cela a été longtemps le seul signe dont j’étais sûr.
Ce point final, si tout va bien, fait tenir le poème. Avec lui, le poème s’achève, il atteint son terme (le mot désignait, chez les Romains, la limite d’un champ cultivé).
Ce point me paraît éviter que le poème (sa grappe de mots) ne demeure comme suspendu dans le vide ; qu’il ne bascule dans ce trou d’air dans lequel, sans lui, il risquerait de disparaître : le blanc du bas de la page.

 

Par ailleurs, j’emploie des espaces (ces autres blancs) entre certains mots. Ils me tiennent lieu de marque rythmique-respiratoire ou de légère articulation logico-grammaticale dès lors que je n’emploie jamais ni virgule, ni point-virgule ni point, à l’intérieur du poème.
Je recours bien sûr aux blancs entre les strophes. Cela n’a rien d’original. On sait qu’il s’agit, là aussi, d’un principe d’organisation du temps, de l’espace ou de la perspective.

 

Je conserve également le point d’interrogation. Parfois, (même si je m’en méfie : il est souvent un aveu de faiblesse) le point d’exclamation.
Enfin, j’éprouve la tentation de plus en plus fréquente – et aussi bien lorsque j’écris en prose, comme ici même – d’en appeler au tiret. Je lui trouve des vertus diverses : de relance, surtout, et d’articulation.
Plus rare, mais précieux, lui aussi, l’usage des « deux points »: il permet d’ouvrir à la suite du vers ; il est comme de ces portes que l’on voit aux intérieurs de la peinture hollandaise (chez Pieter de Hooch, par exemple), qui découvrent à chaque fois des espaces successifs.

 

Voilà. On pourrait tenir tout cela pour cuisine interne – et ce ne serait pas tout à fait faux. Au mieux, s’agit-il d’outils à l’atelier. Mais l’enjeu, j’y insiste, est de rythme et d’architecture du sens. Ce n’est pas rien.
Les musiciens notent la pause, le soupir, le demi-soupir et ils connaissent même le seizième de soupir : c’est ce que l’on appelle les figures du silence. Bien d’autres signes encore leur permettent de rendre sensibles les nuances qu’ils souhaitent.
Il m’arrive de les envier !
Malgré cela, je renonce, avec le poème (non pas pour la prose), à une part importante de la ponctuation (de celle dont Jacques Drillon a dressé un impressionnant répertoire dans son Traité).
L’effacement de la ponctuation, adopté par Apollinaire, a fait ses preuves. Au risque de bien des aléas, il a permis de nouvelles libertés au poète, il a offert de nouvelles polysémies au lecteur. Privé d’appuis et de repères, celui-ci se trouve invité à une attention plus soutenue, associé à la construction ou à la reconstruction de la phrase.

Au poète de travailler au plus juste.

 

*

Julie DELALOYE

 

La ponctuation ou le granit du poème. Qui le tient, le creuse, le densifie, le soulève !

Le point ? C’est ma pensée qui se ferme ou plutôt se tranquillise, enfin, comme une clôture autour des mots qui permettrait de figer l’instant du poème. Au lieu dit du poème, cet instant figé comme témoin d’une vérité. Le point, c’est cet espace clos, quand vient le soir et que tombe la nuit sur les pâturages, qu’il ne reste au-delà de l’enclos que le murmure des bêtes grondant dans la vallée. Le point dans un poème, c’est ce peu de bruit sur mes paupières qui se ferment un soir d’été, c’est ce regain de sérénité avant le jour d’après.

Dans mon expérience, la virgule ne suit pas de discours, elle ne fige en rien ce qui se doit à un moment d’être ondulant et fluide, elle n’impose jamais de ruptures, rien que des suspens, rendant aux mots leur horizon, leur granuleux. La virgule, c’est ce bâton de berger qui nous guide à travers la quête obscure de la poésie, sans jamais donner de réponse définitive. Elle n’est pas encore la voix du poète, juste le pressentiment de son passage, de son souffle sur la roche.

A l’origine d’un de mes poèmes était la parenthèse ! Parce qu’elle ouvre sur une parole à peine audible, soufflée, souffrant déjà d’être dévoilée, témoin de l’hésitation du poète à se faire entendre, et peut-être déjà de sa volonté d’effacement. La parenthèse suggère un passage, un pont tendu entre le néant et le langage, avec la tentation d’insérer de l’ailleurs à l’espace intérieur. Et inversement. Là est la voix du poète.

Abandonnés le point virgule et les deux points ? Sans doute. Sous mes yeux, ces deux signes se frottent et se déploient dans une approche exclusivement scientifique de la matière, révélée une première fois dans l’étude des mathématiques, puis confirmée en médecine. Divisions, énumérations, citations ont désormais vidé ces signes de toute tentation poétique.

Et l’absence de ponctuation ? Une seule réponse pour viatique.

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Au-delà de la liberté générée par l’absence de ponctuation, – et quelle liberté, liberté primitive du regard qui se met à courir, dévaler entre les cascades et les mots, liberté de rythme entre pudeur et épuisement, liberté de sens riche d’interprétation-, c’est avant tout la fulgurance de la parole que je souhaite signifier dans un poème privé de ponctuation. Des mots qui s’entrechoquent, se bousculent, pour un sens qui se conquiert dans un seul élan, devenu le miroir d’une réalité enfin saisie, celle de notre appartenance au monde. Cette fulgurance, si rarement, si durement éprouvée, rien ne doit alors la subordonner ni l’altérer. C’est le poème à l’état organique, en lutte avec la matière même, la pierre.

 

 

*

Vahé GODEL

Ah, la ponctuation ! Découper un texte…, le ponctuer ou non…, combiner les polices…, c’est en figurer tout ensemble le rythme et le relief (voir ci-joint Dürftige Zeit…) L’écriture poétique est tri dimensionnelle !

 

*

Pierrine POGET

BEL [wazo]

Si je pouvais en écrivant dessiner, filmer ou peindre – et réciproquement – je le ferais. Il reste que je peux ponctuer. Le corps de la phrase qui refuse de se lever pour quitter la page et se reverser dans le cornet à lettres, je peux encore le piquer, le farcir, le cribler de points et autres bulbes et gousses, le barder de guillemets, de tous gribouillages adorés (union ou rupture), le larder d’autre chose enfin que de lettres et par ce geste – quelle rage/cette joie — signaler que c’est autrement que j’aurais aimé faire, car le poème est ailleurs, jamais stabilisé, toujours à dégager de son habit pour revenir au monde, qu’il court devant dans cette direction révélée par les signes : dans le corps qui porte la phrase après un tiret ou dans la mélodie d’une interrogation ; au-delà des affirmatives (dans cet espace provisoire de la parenthèse, incertain, à peine debout, cette sourdine) et dans la « brèche ouverte » des guillemets — qu’ils témoignent d’une parole rapportée, rapprochée, ou au contraire qu’ils la mettent à distance ; dans le reflet des : où la phrase repart à l’envers ; et dans l’interstice de la [correction], de la [réserve], par où le texte laisse deviner tout son dehors. Ainsi, il est rare que, lisant à voix haute, je cherche à vérifier ma ponctuation. C’est l’œil qui s’y intéresse avant tout.

 

 

*

Antonio RODRIGUEZ

brûlante dans le buisson typographique, la virgule pressée sur le clavier, c’est le combustible d’air dans la forme, dans les blocs de prose poétique, sans majuscules et sans points,
il ne reste plus qu’elle,
j’écarte de la forme la clôture, le début et la fin, qui isoleraient trop l’unité du poème, car j’ai besoin de faire monter un livre, avec une musique minimale, faite de longues périodes enchevêtrées, qui s’élèvent progressivement,

l’effondrement du continent, la fission généralisée, l’éclatement des noyaux constituent des thèmes de ma poésie, centrée sur l’haleine d’une époque, du continent au contemporain,
la virgule donne cette haleine aussi, non seulement le souffle,
j’aime justement le décalage entre la forme minuscule, virgulée, et cette évocation majuscule, prise uniquement sous le prisme intime, infime, d’un couple et d’une famille, l’écriture joue sur ce minimal, comme si je chuchotais à l’oreille du lecteur,
mais ce n’est pas moi qui chuchote, c’est une musique lente (proche de Henryk Górecki et surtout de Max Richter) pour dépeindre plus amplement l’effondrement (je songe à certains tableaux de Brueghel l’Ancien ou de Jheronimus Bosch, sur le quotidien actuel),

que peut la virgule aujourd’hui dans l’écriture ?
d’abord, créer l’incidence continue, avec incises et incisives, susciter une légère excitation à la vue des couches qui se superposent, puis vient son pouvoir de clair-obscur, la virgule met à plat horizontalement des éléments, tout en organisant sans excès les phrases, elle additionne, emboîte, associe ce qui pourrait simplement être juxtaposé,
puissance de la virgule, vie poétique minuscule, plus petit dénominateur commun de la ponctuation, au moment où ça éclate partout dans les discours

*

 

Jean-Pierre VALLOTTON

PONCTUER « AU GRÉ DES ONDES »*
Notes

 

 

« Toujours est-il que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue
de la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire
Que la distribution des nœuds sur une corde vibrante. »

                       André Breton, « Manifeste du surréalisme »
(in Œuvres complètes, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 332).

 

Les signes de ponctuation ne sont-ils pas cousins des dièses et bécarres des partitions musicales ?

Ne pas oublier de refermer ses parenthèses, rapport aux courants d’air.

Quel signe plus chaleureux que l’accolade ?

L’emploi abusif des guillemets révèle la défiance de l’écrivain à l’égard de ses outils de travail, les mots.

Hameçon à l’envers, le point d’interrogation n’attrape jamais de poissons (sauf en Espagne).

Ramassez délicatement tous vos signes de ponctuation avec un filet à papillons, disposez-les dans le haut de votre page et vous aurez créé une nouvelle constellation.

De tous ses compères, le point est sans doute le plus prétentieux. Ne dit-on pas : « Un point c’est tout ! » ?

Parfois, les virgules ressemblent à des insectes bourdonnant sur la page.

Le point d’exclamation est un fusil qui se tire une balle dans le pied.

Je ne me rappelle plus qui avait eu l’idée lumineuse de proposer la création d’une Association de défense du point-virgule (de plus en plus délaissé par les écrivains).

Prenez une bonne poignée de signes de ponctuation, mélangez-les dans un de ces cornets à dés chers à Max Jacob, puis jetez le tout sur votre table. Il ne vous reste plus qu’à secouer la nappe.

Maurice Grevisse nous dit ceci (in « Le bon usage », 9e édition, Duculot, 1969, p. 1059) : « Ajoutons qu’un point d’ironie, imaginé et employé par Alcanter de Brahm (1868-1942), n’a pas rencontré de succès. » — c’est dommage, certains lecteurs en auraient bien besoin…

Et moi alors, comment ponctué-je ? Eh bien, au gré des ondes, selon mon bon plaisir (rien ne me hérisse davantage en poésie que la répétition forcenée).

 

* Titre d’une œuvre pour piano d’Henri Dutilleux.