« On dirait que mon carnet se transforme d’un jour à l’autre. Je crois que des choses s’y trouvent puis elles deviennent invisibles ou semblent avoir disparu subitement ou vagabondé sur une autre page quand je les cherche. Si je perds ce carnet, je perds le travail des trois dernières années. »

 

Née en 1984 à Chênes-Bougeries, Gaia Grandin est l’auteur de Faoug (Cheyne, 2013), premier recueil remarqué pour lequel elle a reçu le prix de la Vocation. Ce livre emmène le lecteur entre terre, lac et ciel dans des poèmes remarquables tant par leur concision, leur rythme, l’intensité de leurs images que par le discret jeu d’échos qui se crée au fil de cette traversée presque silencieuse. Diplômée de l’Institut littéraire suisse à Bienne, elle a reçu en 2014 la bourse Fell-Doriot ainsi que la bourse culturelle de la Fondation Leenaards.

 

© Gaia Grandin. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l’auteur. Photo de Wiebke Zollmann

 


 

Première intervention: 4 septembre 2017

 

De retour

 

Cette fille qui fait semblant de ne pas me voir pour la troisième fois, au moins.

Sur la terrasse du restaurant autrefois réservé aux enseignants du polytechnique, petit pain au maïs et espresso macchiato.

Cet auto-grill se trouve-t-il avant ou après le Gothard ?

Le soleil se lève sans qu’on puisse vraiment définir le moment.

A Milan, Angelo me quitte. Nous avons 10 minutes d’avance.

Le maillot de bain qui sèche accroché à la sangle du sac à dos.

Et si mon bras s’arrachait quand je tire le rideau ?

Le vent chaud entre Monte San Biagio et Roma termini.

Je n’ai pas pu prendre mon billet, lui non plus.

 

Ces petites notes sont les photos mentales du retour de Terracina (Lazio/Latium) à Biel/Bienne (Berne) effectué entre 16:56 le mercredi 23 août 2017 et 14:43 le jeudi 24 août 2017. Entre deux, j’ai fait halte (entre 9h et 13h) à Zurich pour suivre un cours d’utilisation des interfaces nécessaires à mon travail en bibliothèque.

La bibliothèque, parlons-en. En image. J’ai reçu des rappels pendant ma semaine de vacances.

 

 

Malheureusement, je n’ai pas eu le temps de lire grand-chose de tout ça.

 

Julian Barnes, Une fille qui danse.

J’ai pris ce livre pour l’été. Je l’avais commandé pour un enseignant à l’Institut littéraire suisse. J’ai lu le premier tiers. Je me souviens qu’on m’a chanté les louanges de Julian Barnes plus d’une fois, mais je trouve que ce narrateur radote. Pourtant, c’est lui la force du texte. Enfin, ça devrait être lui. Mais il me casse les pieds. J’abandonne là. Je me fiche bien de savoir pourquoi Adrian s’est suicidé.

 

Joseph Andreas, De nos frères blessés.

Je suis tombée sur cet écrivain en faisant des recherches pour de nouvelles acquisitions au rayon littérature contemporaine. Là non plus, je ne suis pas arrivée au bout. Pour une tout autre raison. Le sujet est trop éloigné de mes préoccupations. La vie et la mort de Fernand Iveton. Le récit alterne entre présent de narration et souvenirs, en particulier la rencontre et début de relation entre Iveton et celle qui deviendra sa femme, puis sa veuve. C’est un auteur dont je lirais volontiers un autre livre.

 

Claude Simon et l’étude poétique n’ont pas encore été feuilletés, je les rends avec mauvaise conscience.

 

Je n’ai pas l’intention de mentir. Je n’ai pris aucune note. J’ai lu environ 10 pages d’Antoine Emaz. Je sais que je vais y revenir. Ça pourrait m’inspirer. Je ne fais que ça, de toute façon, réécrire ce qui a déjà été écrit. Les répétitions entêtantes des mêmes mots chez Emaz : je suis en plein là-dedans. Dans mon carnet, (le même depuis le 28 septembre 2014, oui, j’écris peu, un petit moleskine, bien entendu, souple, noir, d’un format bizarre, tout en longueur horizontale, il faudra que je retrouve exactement le même) je disais : dans mon carnet, au printemps 2016, je lisais Du Bouchet (encore!) et pensais prendre des notes, en vérité, je transcrivais les poèmes entiers. C’était magnifique. (Mais impubliable.) Aujourd’hui je cherche où cela se trouve. Je tombe sur ces notes du 21.03.16:

 

le silence inguérissable qui nous hante

la voix est notre instrument avant le langage

la voix intérieure

            Don de la voix

Parler est un acte d’amour

                                   P-A. Tâche

Crispation de la compréhension

accueillir la poésie

la poésie libère tant qu’on l’accepte

 

Au-dessus, une autre citation sur la voix, la chanson, la prière, la parole et la nuit de Laurence Verrey. On dirait que mon carnet se transforme d’un jour à l’autre. Je crois que des choses s’y trouvent puis elles deviennent invisibles ou semblent avoir disparu subitement ou vagabondé sur une autre page quand je les cherche. Si je perds ce carnet, je perds le travail des trois dernières années. Je me suis remise à mettre au net, à chercher des poèmes dans ce fatras de notes, bien trop souvent incompréhensibles depuis quelques mois.
En voici les dernières pages:

 

 


Deuxième intervention: 2 octobre 2017

 

Vendredi dernier, le 15 septembre, j’étais invitée à participer au festival BABEL à Bellinzona au Tessin. Je participais au programme POETHREESOME, un programme de traduction de poésie en Suisse. Dois-je ajouter « jeunes » poètes ou jeune poésie ? Poésie suisse ou poésie écrite en Suisse. Tant de tiroirs où classer les auteur-e-s. Si je lis à haute voix le nom du programme, j’entends surtout poé-tri-somie. Witz à part, et bien que cette plaisanterie sonore sonne faux, déplacée, et de mauvais goût, j’y reviendrai.

L’intérêt d’un tel programme est évidemment l’échange, le dialogue qui peut survenir au moyen des textes et/ou entre leurs auteur-e-s. Je connaissais déjà l’auteur de langue maternelle allemande puisqu’il a fait ses études à l’Institut littéraire suisse, tout comme moi. Mais je n’avais jamais rencontré ou lu ou entendu parler de l’œuvre de l’auteur de langue maternelle italienne.

Si au début de l’opération, quelque part au printemps dernier, les textes à traduire que j’ai reçus de mes collègues et les bribes de traduction que je produisais ne me convainquaient pas, à force de les relire et retraduire jusqu’à la dernière minute (la lecture avait lieu à 18:45 et j’apposais les dernières corrections à 13:55), je m’y suis habituée jusqu’à vouloir me les approprier, les reconnaître, les aimer. Jusqu’à ne plus rien vouloir y toucher. Comme je procède pour mes textes. Arrive le moment où, instinctivement, je sais que je ne pourrai pas faire mieux. Il me reste ensuite l’alternative suivante : tout jeter ou publier. Dans ce cas précis, avec une lecture agendée et des textes imposés, impossible de rechigner. Il faut y aller. C’est également ainsi que je conçois la lecture de la poésie. Acharnée et répétitive. Je ne peux que reconnaître un poème. Après une première rencontre et lecture avec un nouveau texte, c’est impossible, pour moi, de le reconnaître comme tel : un poème. Car c’est un-e inconnu-e. Ce sont des mots qui s’alignent, plus ou moins de mots, plus ou moins de lignes, et qui s’alignent plus ou moins sur un schéma connu. Selon une mathématique plus ou moins évidente. Des mots qui prennent plus ou moins appui sur quelque chose d’autre que je connais déjà.

En poésie la question « est-ce, ou non, un poème » est récurrente. Je ne connais pas de poètes qui ne se la posent pas en continu et doutent de la réponse. Ils doutent en écrivant. Cette question a accompagné mon processus de traduction.
Et qu’est-ce que cela change, au juste, de pouvoir trancher ?

Qui suis-je pour mettre en doute ces textes ?
Pour qui est-ce que je me prends de poser cette question et d’y chercher une réponse ?
Ne suis-je pas moi-même un imposteur ?
Et aussi, pourquoi poser cette question, pourquoi faire une différence ?
Pourquoi ? Car quand cela est arrangeant, on parle de poésie, on fait des programmes pour soutenir les poètes et leur travail car celui-ci ne jouit pas de la même visibilité – le lectorat étant plus restreint – que celui des collègues auteurs de romans, de nouvelles, d’essais, bref, de prose. Des textes écrits pour être compris. Alors, si cette catégorie existe. Et elle existe, pourquoi un tel flou pour obtenir une réponse unanime ? La poésie aujourd’hui, comme genre littéraire, qu’est-ce que c’est ? Est-ce la catégorie des bras-cassés ? De tout ce qu’on ne veut pas/ne peut pas mettre sous prose ? Je crois malheureusement que oui. Les poé-tri-som-iques. Les différents. Et ce n’est pas pour servir le genre, vous imaginez. Il faut ensuite trier.

Trions ou cessons de séparer.

Je pense écrire (parfois) des textes qu’on peut nommer « poèmes » (et bien oui, tiens donc !) et j’ai envers cette production de textes une certaine exigence qui n’a rien de calculé. Parfois le texte qui émerge est un poème et parfois pas. Le texte qui émerge est quelque chose (un poème) ou n’est rien (rien du tout, delete, poubelle). À moi de décider, si c’est « quelque chose » ou pas. Généralement, si c’est bon, c’est un poème. Si c’est mauvais, ce n’est rien. Bon ou mauvais, subjectif ! Attention ! Interdit ! Le matériel que j’utilise pour écrire mes poèmes sont des notes, des résidus de poèmes, les poèmes des autres, quelques mots, que je retravaille, et moule pendant plusieurs mois. Je tâtonne dans le noir, je ne sais pas vraiment ce que je fais. Souvent, je ne remarque même pas que j’écris.

 

On sent quelque chose qui passe

gare au monstre

on crie à l’imposture

le surnaturel n’a pas sa place

mais comment expliquer

une porte communicante [1]

 

J’ai posé la question suivante à mes deux collègues du programme de traduction : Qu’est-ce qui est important dans la poésie pour vous ? La réponse était unanime : raconter quelque chose.

À mille lieux de ma réponse. Stupéfaction.

Et si pour chaque poète la réponse était différente ?

Quand j’écris de la prose, c’est un tout autre processus. J’avance en connaissance de cause. La prose est le développement constant d’un propos logique. La langue est à mon service pour exprimer quelque chose. Quelque chose que je vois, que je sais, en permanence ou par intermittence. La langue est à mon service pour communiquer. Peut importe si la communication est unilatérale.

En poésie, je suis plus proche du silence que de la parole. Je n’ai rien envie d’exprimer, encore moins de raconter. Pas de description, pas de Witz, pas de lieu commun, pas de compréhension. La communication est soit bilatérale, soit inexistante car la lecture, en poésie, est toujours active, consentante. Consentante d’être sur une autre longueur d’onde, d’avoir changé de fréquence, que la langue n’est pas là pour exprimer une communication mais pour remettre en question cette communication, pour ouvrir une porte communicante vers un nouveau/autre langage contenu dans la langue elle-même.

C’est ma façon de définir la poésie et la prose, de les tenir à distance l’une de l’autre. Si j’écris des poèmes courts, c’est par facilité. Impossible d’une part, de tenir sur la longueur avec ces exigences de non-communication (mais non de non-sens, le poème est une formule magique ou mathématique mais une formule codée), et, difficile d’autre part, de lire activement sur plusieurs pages. C’est pourquoi, je suppose, la forme courte est généralement la plus pratiquée en poésie.

Évidemment, les catégories et tiroirs à chaussettes ont tendance à déborder. Et les entre-deux existent. À raison.

 

J’ai emprunté hier ce livre à la bibliothèque (en vérité, je l’ai volé ou subtilisé car je n’ai pas rempli de fiche d’emprunt) : Que pense le poème ? d’Alain Badiou.

Que pense le poème ?
Il y a en France aujourd’hui un nombre étonnant de poètes tout à fait remarquables. Mais qui le sait ? Qui les lit ? Qui les apprend par cœur ?

La poésie, hélas, s’éloigne de nous. Le décompte culturel est oublieux du poème. C’est que la poésie supporte mal qu’on exige d’elle clarté, l’audience passive, le message simple. Le poème est un exercice intransigeant. Il est sans médiation, et il est aussi sans médiatisation. Le poème reste rebelle – d’avance vaincu – à la démocratie du sondage de l’audimat.

Car le poème ne relève pas de la communication. Le poème n’a rien à communiquer. Il est seulement un dire, une déclaration qui ne tire son autorité que d’elle-même.

J’aurais dû ouvrir ce livre plus tôt. Cela m’aurait évité des mots inutiles, de la sueur, et du travail. 
Alors. Oublions un peu les poètes.

 

Ps : Cette réflexion n’est pas une critique sournoise dirigée contre les membres et participants du festival BABEL concernés par le programme POETRHEESOME. J’ai eu un énorme plaisir à y participer et remercie chaleureusement, pour les échanges animés et fructueux, Andrea, Fabiano et Michael. Et aussi pour le plat de moules, le vin, et tout ce qui fait vivre son homme/sa poète.

 

 

[1]     Première occurrence du poème dans le sempiternel carnet moleskine : août 2015.

 

[Contribution rédigée entre le lundi 25 et le vendredi 29 septembre 2017]


 

Troisième contribution: 10 novembre 2017

 

De l’autre côté, un autre monde
un monde difforme, énorme,
impossible à saisir.
La langue n’existe pas encore de ce côté.
Alors ils se taisent.
Et s’ils n’y avait rien autour ?
Surgit le doute.
Dans le doute, un autre doute.
Un soupçon ?
Diffuse la sensation qu’ici même, il n’y ait rien.
On ne voit pas les limites d’une langue.
Dans une langue, une autre langue.
Codée.
Impossible à saisir.
Alors elles enregistrent (les bruits du monde).
Elles démontrent enfin,
qu’il y a d’autres mondes,
derrière la langue.
À distance.
Et doutent de leur existence,
de ce monde-ci, parallèlement.
Ce besoin urgent de passer au travers,
pour prouver.
Prouver ce qui est énorme, difforme.
D’un côté et de l’autre côté,
un monde qui s’observe dans la glace.
Et à son côté, le dernier homme.
D’un côté et de l’autre côté.