« Je m’aperçois que la résidence a pour effet de me forcer à renouer avec la pratique du carnet. Or j’y souscris de moins en moins volontiers. Par paresse, sans doute, mais aussi parce que l’exercice m’a semblé de plus en plus vain au fil des ans – faute de destinataire ; et donc d’échange. »

 

 

Pierre-Alain Tâche, né en 1940 à Lausanne, l’aîné des trois résidents pour cette saison poétique, continue sa quête entamée il y a une cinquantaine d’années. Lauréat du prix Schiller et du prix Roger-Kowalski, il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment de L’État des lieux (Empreintes, 1998), de L’Ombre d’Hélène (Zoé, 2015) ou encore de La Quête continue (éd. de la revue Conférence, 2016). Quelle résidence va bâtir ce poète, lui que le Dictionnaire de poésie de Michel Jarrety (PUF, 2001) qualifie justement de « poète du lieu » ?

 

 

 

© Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l’auteur.

 


 

Première contribution: 4 septembre 2017

 

 

Henri Michaux nous en avertit : le simple fait de vouloir écrire un poème suffit à le tuer – ce qui est d’ailleurs aisément vérifiable ! Mais c’est manière aussi de signifier que l’apparition du poème ne nous appartient pas (ou, du moins, pas entièrement) ; qu’elle implique une expectative d’une durée incertaine et une perte de maîtrise consentie.

Or il arrive qu’il ne se passe rien. Je dois donc envisager que les poèmes soient absents d’un espace dans lequel on ne m’a d’ailleurs pas demandé d’en produire ! Il pourrait bien s’agir, il s’agira souvent, d’autre chose. Avec le souhait qu’il me soit malgré tout donné de rendre perceptible qu’à mes yeux la poésie excède le poème et qu’elle est d’abord une inclination de l’être, une forme particulière d’intériorité et une propension à ne pas se satisfaire de l’apparence. Et de porter ainsi témoignage d’une attitude qui a engagé ma vie entière.

 

 

 *

 

 

Mais encore. Je ne pense pas, en fait, pouvoir m’en tirer à si bon compte. En effet, accepter d’ouvrir la porte de l’atelier implique déjà qu’il devienne impossible de se retrancher derrière le livre achevé, publié. Ce qu’il faudrait laisser voir, entrevoir, n’est pas l’objet fini, mais le processus créatif qui aboutit (peut-être, parfois) au poème. Or, de cela, le poète ne parle pas volontiers, car c’est avancer à découvert. C’est livrer de pauvres secrets, qui sont tissés de ses hésitations et de ses repentirs. Il préfère évoquer la poésie elle-même et se réfugier ainsi dans la généralité ou l’abstraction.

Essayons tout de même de poser quelques jalons. En nous en tenant à l’élémentaire, soit à l’énumération des incitations et des mouvements susceptibles de donner naissance au poème. L’expérience, en la matière, se résume en peu de mots. Il devrait suffire de procéder au constat de quelques invariants.

Je perçois le poème, on l’aura déjà deviné, comme un surgissement potentiellement propice à la révélation d’une parcelle (mais laquelle ?) de ma présence, de mon appartenance au monde ; une part reçue dans son indétermination première et nécessaire. Pour le dire autrement : il s’agit d’une saisie à l’orée de la conscience. Ainsi, je n’écris pas, dans une première phase : je suis traversé par ce qui m’appartient, certes, mais qui demeure encore informulé. La deuxième étape est, elle aussi, incertaine. Je la conçois ainsi comme un déchiffrement qui m’apprendra quelque chose que je ne savais pas encore.

La pratique montre vite qu’il est difficile de se maintenir au plus près de ce qui a surgi. L’esprit a tôt fait d’organiser la matière, si mince, si fragile soit-elle, et de se mettre en quête d’un sens, tant il est vrai que la poésie est aussi une manière de penser qui fonderait, avant tout, sur l’intuition. Un danger menace alors le poème en gestation. Et c’est celui que fait courir un usage rationnel prompt à encager l’indistinct, à refermer ce qui devrait rester ouvert. Il faudra donc veiller à contenir son élan et à faire en sorte que son influence demeure sous-jacente : il peut en effet aider à trouver un sens, mais il ne peut pas le donner à lui seul et, moins encore, le préposer.

La difficulté tient au fait que le poème se constitue toujours en réaction à quelque chose, précisément – qui peut émaner de nombreuses sources. Il doit d’exister au hasard d’un instant, d’une rencontre, d’une circonstance, d’un paysage ou, même, d’un souvenir (et, dans ce dernier cas de figure, le décryptage s’apparente à celui d’un palimpseste). Mais il se trouve qu’il peut, aussi bien, trouver son origine dans une impression ou une émotion causée par une lecture, une peinture ou une musique. Dans tous les cas et quelle qu’en soit la cause, il se constituera en écho d’une relation qui reste à explorer. Alors, au tout début, le plus souvent, il n’y a que quelques mots griffonnés en hâte, dont je devine à peine ce qu’ils tentent de cerner, dont je ne sais pas vraiment ce qu’ils cherchent à exprimer. Ce n’est pas encore un thème reconnaissable ; encore moins, un sujet (le titre qui en consacrerait l’existence vient d’ailleurs souvent en dernier, comme une clé de voûte du poème), mais une aspiration ou, si l’on préfère, une direction proposée.

L’impulsion peut demeurer sans suite. S’il doit naître, le poème aura macéré dans l’obscur. Une attente est généralement à prévoir, qui peut durer des années au chevet d’éclats, de bribes qui ne signifient rien encore, sinon l’espérance d’un sens. Un jour, quelque chose se met en place, qui est de l’ordre d’une réponse. On ne sait ni pourquoi ni comment. Il s’agit alors de rester à l’affût du moindre signe, de ne rien brusquer et d’accueillir plus avant ce qui vient. En se souvenant que le travail d’écriture aura fonction, pour l’essentiel, de trouver une forme juste ; qu’il est donc nécessaire, mais qu’il vient en soutien d’un donné qu’il lui incombe de préserver et, simultanément, de révéler.

Reste à laisser apercevoir, s’il se peut, ce qu’il en est dans la pratique. Mais c’est une autre histoire !

 

 

*

 

 

Ce matin, pris dans un brouillard lumineux qui propose une toile de fond étincelante à ma rêverie, brusque réactivation d’un vécu récent ! (Mais pourquoi ? Serait-ce déjà la vaine nostalgie de ce qui n’est plus d’avoir été – comme si se souvenir pouvait faire rempart contre la mort ?)

Voici un mois, jour pour jour, qu’après une halte à Sils-Maria où le souvenir de Jouve et de Bauchau était bien présent, nous avons plongé des lacs de la Haute-Engadine dans le gouffre de la Maloja. Nous nous rendions à Soglio, revenant dans ce lieu que j’avais voulu découvrir, il y a maintenant quarante-cinq ans, après avoir lu Dans les années profondes et mu par l’impérieux besoin de donner consistance au décor du roman. Ce fut, bien entendu, l’occasion de méditer sur l’inévitable ambiguïté des retours.

À l’instant d’arriver, en remontant les bois de châtaigniers, je me demandais, maintenant que la publication du livre que je lui ai consacré m’a comme dépris d’elle, ce qu’il en serait d’Hélène en retrouvant le Palazzo Salis et son jardin. Je fus à peine surpris de constater qu’elle ne m’y attendait pas. Elle y était certes encore évocable, mais comme dans le lointain de son deuil ou dans la brume de sa longue histoire. Pour la première fois, elle n’habitait plus le paysage. Aucune émotion donc, mais, plutôt, comme un apaisement qui s’accordait à la paix émanant d’un lieu décidément sublime.

En fait, Rilke allait, cette fois-ci, voler la vedette à Jouve. Nous avons logé, en effet, sans que je me sois le moins du monde préoccupé d’obtenir pareille faveur, dans la chambre N° 15 que l’Autrichien occupa pendant quatre semaines, en été 1919. (On s’amuse d’apprendre qu’il lui en a coûté dix francs par jour, en pension complète ! La facture relative à son séjour est en effet reproduite dans une brochure publiée par l’hôtel). Sur ma table de chevet, un petit livre élégamment édité par Insel-Bucherei (Wie soll ich mit meine Seele halten, Liebesgedichte) invitait à la lecture. L’ouvrant au hasard je retrouvais les magnifiques poèmes que Rilke dédie à Lou Andreas-Salomé. Je les avais lu en traduction, autrefois, et j’en vins vite à regretter que mon allemand ne me permette pas de les ressaisir entièrement à cette occasion. Une autre surprise m’attendait : dans un angle de la pièce, je découvris sur les murs le fac-similé de la lettre dont je fais partiellement mention dans L’Ombre d’Hélène – lettre adressée par le poète à Yvonne de Wattenwyl depuis Soglio. Je fus déçu, en revanche, un peu plus tard, de ne pas retrouver au grand salon, sur le flanc gauche du poêle vert, le tirage d’un portrait en pied de Rilke que j’y évoque également. (J’en suis maintenant à me demander si cette photographie n’a pas été le fruit de mon imagination. Un ancien hôte pourrait peut-être m’apporter la réponse.)

 

                                                                                          (11 août 2017)

 

*

 

 

J’ai certes emporté des livres pour mon long séjour à la montagne. Mais je m’y retrouve privé de ma bibliothèque, soit, potentiellement, de tout un réseau de références susceptibles d’étayer mon propos. Cela n’a rien de dramatique en soi, si ce n’est que je risque fort de donner l’impression, ici ou là, de réinventer la roue ! C’est qu’on ne pense jamais seul. Alors autant jouer cartes sur table et rendre à chaque César ce qui lui appartient.

Cette situation (que j’aurai dû prévoir) m’aura donc privé des ressources de l’intertextualité. Je ne suis pas de formation littéraire, mais j’avoue que je prends plaisir à ce jeu d’échos, de renvois, de citations qui finissent par nourrir la trame d’un texte en voie de se constituer. (Faut-il aller jusqu’à généraliser, comme le fait Philippe Sollers, et poser que « tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur » ? Je n’en sais rien, mais je pressens qu’il devrait y avoir au moins des exceptions.) Le sentiment que j’éprouve alors n’est pas tant celui de l’emprunt que celui d’une mise en cohérence qui transcende les genres et les époques. Je travaille alors, plus ou moins activement, à prolonger le mouvement suscité par ce qui m’aura animé et retranché d’une part de solitude qui n’a pas lieu d’être. Sans sous-estimer pour autant l’importance de ma dette envers l’intertexte : il vient en renfort de mes propres ressources ; il me donne meilleure consistance. (J’admets sans autre qu’il lui arrive de satisfaire un vaniteux souci de montrer que je ne suis pas totalement inculte !)

 

 

*

 

 

Lecture de Peter von Matt (La Poste du Gothard ou les états d’âme d’une nation). L’auteur, que je découvre, donne, en ouverture de son livre, une analyse très intéressante du fameux poème Die Alpen qu’Albrecht von Haller publie en 1829. Il est à l’origine de la vision « symbolique et imaginaire d’un peuple sans égal » vivant libre dans ses montagnes et paissant paisiblement ses troupeaux quant il n’a pas à se débarrasser d’un tyran ou à se défendre contre l’envahisseur. Elle inspirera, notamment, le Wilhelm Tell de Schiller et imposera (à travers, par exemple, le Heidi de Johann Spyri, qui paraît une cinquantaine d’années plus tard) une image de la Suisse qui subsiste encore de nos jours. L’industrie du tourisme en fait, notamment, large usage bien que, depuis longtemps, elle ait contribué indirectement, dans le sillage des bâtisseurs, à « déculotter » les montagnes – pour reprendre l’expression d’un Chappaz pamphlétaire !

Le mérite de Peter von Matt est de tirer clairement les conséquences de cette idéalisation de la réalité. Il montre, en effet, qu’elle est de nature à « éveiller un ensemble de sentiments prêts à être exploités en termes politiques ». Bien qu’elle corresponde à « des allégations délirantes, sans fondement scientifique aucun, produits d’un raisonnement naïf qui masque le fond barbare de la nature humaine », cette utopie alpestre n’en continue pas moins à prêter main forte à des « figures charismatiques avides de pouvoir qui ont l’art de transformer en heureux fidèles des contemporains désorientés ». C’est ainsi qu’à coups de millions, il est vrai, on entretient l’illusion d’une souveraineté qui pourrait faire l’économie de toute ingérence ou influence étrangères et préserver un âge d’or. Je dois dire que je suis consterné par l’usage que l’on fait ainsi d’une telle ineptie, dont je m’étonne qu’elle puisse encore séduire et trouver si facilement preneur.

 

*

 

Je m’aperçois que la résidence a pour effet de me forcer à renouer avec la pratique du carnet. Or, j’y souscris de moins en moins volontiers. Par paresse, sans doute, mais aussi parce que l’exercice m’a semblé de plus en plus vain au fil des ans – faute de destinataire ; et donc d’échange. (Des années de notes mises au net dorment d’ailleurs dans mes tiroirs et risquent fort d’y rester.) Il serait pourtant judicieux de me plier à une pratique proche de celle du journal pour pallier les défaillances de ma mémoire ! Si j’y renonce, c’est que je n’éprouve pas tant le besoin de me souvenir que celui de maintenir vive l’attention et de garder l’esprit sensible au présent, le plus intensément qu’il est possible. Car, en fin de compte, se rapporter au passé, ressasser ce qui fut, redouter la perte, n’est-ce pas creuser sa propre tombe à mains nues ?

 

*

 

La crainte dont j’ai fait le constat, d’entrée de jeu, est relayée par Guy Goffette dans l’entretien qui ouvre le dossier que la revue NUNC lui a consacré l’an dernier (et que je consulte aujourd’hui seulement). Le poète, l’ami, y relie implicitement la vacance de l’inspiration (ou de ce qui en tient lieu) au manque de temps. Il invoque aussi la perte progressive d’une faculté créatrice qui, à l’origine, était dépourvue des inhibitions ou des entraves qui ont fini par s’imposer à lui. Il fait alors cet aveu : «Mais, au cours des sept dernières années, je n’ai pas écrit plus d’une trentaine de poèmes. À mes débuts, j’avais une facilité ou une grâce qui m’est aujourd’hui comptée. Une liberté qui faisait couler les choses ». Et c’est bien cela. Il y va, en effet, d’une perte d’innocence, d’une prise de conscience des enjeux de l’écriture, certes paralysante, mais dont nous savons bien qu’elle est inévitable.

Lorsque j’étais encore soumis à la loi d’un métier dans lequel je crois pouvoir dire m’être beaucoup impliqué, j’aurais pu souscrire sans réserve à pareille analyse. De temps à autre, elle aurait même eu valeur d’excuse. Mais voilà : retrouver une plus grande disponibilité (et, par là même, le goût et la possibilité de converser avec soi-même) m’a fait rapidement prendre conscience que le temps retrouvé ne fait rien à l’affaire. Il ne suscite pas, en effet, un regain d’innocence. Pire encore : ce qui apparaît alors, peu à peu, est une inaptitude progressive au renouvellement. Et, de fait, je dois bien constater un ressassement des thèmes (on pourrait dire aussi bien : des obsessions) poétiques. Je puis certes produire encore ce que j’ai appris à faire depuis longtemps, mais je me surprends de plus en plus rarement moi-même. D’où le sentiment de tourner en rond et l’impression, quoi que j’écrive, d’avoir déjà fréquenté les mêmes parages, les mêmes sujets, les mêmes images. Il n’y a rien là que de très ordinaire. (Encore faut-il en convenir.) Il reste que l’abondance m’était permise, en mes jeunes années. Et que le miel coule au compte-goutte, aujourd’hui. Mais c’est sans doute mieux ainsi.

 

                                                                                                                 (Ayer, du 1er au 25 août 2017)


 

Deuxième contribution: 2 octobre 2017

 

Rencontré, l’autre jour, au comptoir du Qi-Lin, l’excellent restaurant chinois d’Ayer, l’ancien gardien de la cabane du Grand-Mountet. Nous évoquons, avec consternation, les récentes déclarations de Donald Trump niant la responsabilité de l’homme dans le processus de réchauffement climatique en cours et mettant en doute la réalité de ce dernier. Après m’avoir rappelé qu’il a officié pendant vingt-sept ans au pied des quatre mille, mon interlocuteur précise que, durant cette période, il a vu la masse glacière diminuer d’une soixantaine de mètres d’épaisseur au droit du refuge !

Au début des années cinquante, quand je partais en course avec mon père, on trouvait le front du glacier bien en aval de ce qu’il en reste aujourd’hui. Mais surtout, depuis le Petit-Mountet, il suffisait de dévaler un petit bout de moraine pour atteindre la surface de la zone d’ablation. Il était alors possible de remonter en diagonale entre les crevasses, d’un cairn à l’autre, jusqu’aux séracs aux transparences mystérieuses et bleutées. Les ayant laissés sur la droite, on rejoignait ensuite, par un long névé, le sentier caillouteux conduisant au bâtiment de plus haute altitude. Aujourd’hui, la voie du fond de la vallée a été abandonnée depuis des lustres. Il faudrait descendre, en effet, des dizaines de mètres en contrebas du Petit-Mountet pour trouver une misérable langue de glace qui serait d’ailleurs difficilement praticable à raison des fréquentes chutes de pierres que la fonte a provoquées par érosion de la moraine latérale.

Ai-je vraiment vécu ce désastre sans le voir, sans m’en apercevoir ? Cela me semble impossible. Je crois, tout simplement, que, comme beaucoup d’autres, j’ai refusé une évidence inconcevable. Ce matin, j’interroge la montagne du regard. Même au-dessus de trois mille mètres, elle a perdu presque partout ses réserves de neige dans les plis du rocher. Cet été, le Besso est rongé jusqu’à l’os.

 

*

 

J’apporte, ces jours-ci, d’ultimes corrections au livre que j’ai d’emblée intitulé Pourquoi Follain ? – et c’était, ce qui ne me ressemble guère, avant même d’en avoir écrit la moindre ligne ! J’étais résolu, depuis l’automne dernier, à mener enfin à terme l’ouvrage en cours depuis des années.

Ce printemps, la rédaction achevée, j’en ai mis un tirage de côté. J’espérais prendre ainsi la distance nécessaire à une relecture tant soit peu objective sinon critique. Or, les retrouvailles ont été difficiles, car je peine à me détacher vraiment de mon texte. J’ai tendance à adhérer trop facilement à ce que je feins d’y découvrir. Ce qui s’explique peut-être par le fait qu’il ne m’a guère été facile d’élucider les raisons de la fascination qu’exercent les poèmes de Follain depuis que j’en ai découvert l’existence grâce à la réédition, en 1969, dans la collection Poésie/Gallimard, d’Exister suivi de Territoires (avec une préface d’Henri Thomas, qui fait encore autorité). Elles sont, en effet, à la fois simples et complexes ; parfois, même, en désaccord avec ce que je pense ou je suis.

J’ai certes l’impression d’être loin d’avoir exprimé tout ce que je puis tirer d’une relation étroite avec l’œuvre, tout ce qu’il eût fallu dire au sujet de cette poésie et de ce que je lui dois. Je sais trop que le questionnement pourrait encore se poursuivre et s’approfondir, mais je devine aussi que la quête risquerait de se révéler sans fin – par un souci de ne rien laisser en chemin qui déboucherait sur une impossibilité de conclure. J’ai donc pris la décision d’assumer ma prose en l’état en y mettant un point final dont j’espère qu’il me permettra, peut-être, de passer à autre chose.

Cette résolution laisse bien entendu subsister le problème d’un éditeur à trouver pour un ouvrage qui, j’en suis bien conscient, et quels qu’en soient potentiellement les mérites, n’a pas vocation d’atteindre un grand public. Ce qui n’a d’ailleurs pas de quoi surprendre. En effet, j’ai choisi, en toute connaissance de cause, de m’attacher à l’œuvre d’un personnage qui ne s’est guère soucié d’assurer sa postérité littéraire, si bien qu’il est déjà remarquable que les grandes proses et les principaux recueils de poésie aient été régulièrement réédités depuis sa brutale disparition, en 1971. (La reprise d’une publication posthume, Présent jour, est même annoncée chez Fata Morgana.) Ses livres existent, donc, mais j’ai pu constater qu’il devient difficile d’en dénicher dans les librairies. En sorte que son audience pourrait bien rétrécir comme une peau de chagrin si rien ne vient ranimer l’attention à laquelle sa poésie, en particulier, me paraît pouvoir légitimement prétendre. En effet, si j’en juge par l’absence d’écho que suscite l’évocation du nom du poète ou quelque allusion à ses écrits, il est à craindre qu’il n’ait perdu régulièrement des lecteurs (par disparition des premiers fidèles !) sans pour autant en trouver de nouveaux. Ce qui me consterne, bien évidemment, tout en compromettant sans doute mes chances de trouver un point de chute pour un manuscrit qui voudrait au moins, par sa publication, acquitter publiquement une dette de reconnaissance.

 

*

 

Petit tas de feuilles évadées d’un carnet à anneaux. Les rares notes prises lors de notre récent voyage en Suisse s’y trouvent consignées. Je les relis avec étonnement, malgré le peu de temps écoulé depuis notre retour ; parfois avec perplexité au vu de leur banalité. Comme si, dès la corde lâchée, la flèche était vouée à ne pas atteindre son but.

(La métaphore n’est pas fortuite. Je veux croire, en effet, que si le poète était capable de l’extrême concentration de l’archer zen à l’instant d’affronter la cible qu’il a défiée, mais qu’il ne regarde plus, il préserverait l’énergie suscitée par l’exacte maîtrise de l’instant où s’opère la saisie. Il ne se perdrait pas dans la distance qui le sépare du poème.)

J’avoue avoir beaucoup hésité à puiser délibérément dans un matériau si récent. (Par volonté de ne rien brusquer, par crainte de tout gâcher, par excès de pudeur, par peur du ridicule ? Sans doute à raison d’un peu tout cela.) Mais, selon les règles que je me suis données en acceptant le principe de cette résidence, une telle dérogation à ma pratique ordinaire me semble faire partie intégrante de ce à quoi j’ai choisi de consentir ; en sorte qu’il me faut aussi accepter la prise de risque qu’elle implique. Je me propose donc de retranscrire ici l’une des notes en question, puis de livrer, sans plus amples états d’âme, ce qu’il pourrait advenir d’elle au fil des semaines à venir.

La voici :

 

Ce que tu gardes, maintenant, est plus précieux qu’un passage : c’est la lumière calme des prés et la couleur apaisante de l’herbe perpétuelle.

Ce que tu gardes est un silence sans prix et, sur les murs, des mots d’une naïve et confiante sagesse.

 

Guarda, 11. VII. 17

 

*

 

 

Il n’aura pas fallu attendre bien longtemps avant d’éprouver le besoin de risquer un deuxième état, qui a la forme suivante :

 

Ce que tu gardes, maintenant,
ce que tu sauves du néant,
c’est un trésor de lumière calme
dans les prés secoués de vert
et la couleur de l’herbe
comme un baume apaisant
sur la plaie béante du temps.

Ce que tu gardes
est un silence auquel répond
le souvenir des mots gravés
sur des façades habitées
d’une sagesse confiante.

 

(Premier questionnement : garder = Guarda ? Recherche faite, il semble que telle est bien la probable étymologie de ce toponyme. Alors, « garder » aussi, peut-être, cette évocation du « passage », dont je ne sais comment elle m’est venue… Ce premier élargissement devrait permettre de voir ce qu’il y a au fond du sac. Il faudra bien sûr resserrer. Premier élagage critique aussi : « l’herbe perpétuelle » appartient à Chappaz. C’est une image incroyablement porteuse de sens et que j’aime entre toutes. Et ce n’est pas la première fois qu’elle vient spontanément sous ma plume ! Sa suppression s’imposait.)

 

*

 

Arrivée à Roussan par l’allée de platanes plusieurs fois centenaire où les freux tissent d’incessants réseaux dans la haute mouvance des fûts. C’est encore un retour, mais aussitôt empreint de cette joie très vive qui, pour être tout intérieure, n’en est pas moins une sorte d’allégresse.

Car, ici, le retour n’est pas raviver l’image ancienne à grandes brassées de souvenirs et de vent. Ici, revenir est pure exaltation du présent dans une lumière que l’on retrouve intacte comme si le temps de l’absence était, d’un seul coup, aboli.

Je connais peu de lieux qui autorisent une telle expérience. Il faut, en effet, qu’y soit assurées une stabilité de l’être (une présence) et une permanence des éléments qui en constituent le décor. Et c’est bien cela : le château (puisque tel est le nom que l’on donne aujourd’hui à cette maison de maîtres établie depuis le dix-huitième siècle sur des terres ayant appartenu à Nostradamus) est sereinement vivant et comme inaltéré ; et il en va de même pour le vaste jardin qui l’entoure et qui n’a pas changé.

L’intérieur de l’ancienne demeure a fait l’objet de rénovations soigneusement conçues et réalisées. J’en perçois les espaces (la salle à manger, le grand escalier, la bibliothèque et notre chambre) comme rétablis dans l’ordre où je les avais inscrits autrefois, mais qui s’était trouvé mis en cause et, même, perturbé, lors d’une dernière visite datant d’une dizaine d’années, par l’incurie nonchalante et la négligence crasse d’une gérante qui n’hésitait pas à livrer tout l’espace aux insupportables licences de ses nombreux chiens et chats ! J’y retrouve, du même coup, ce qu’il faut bien appeler l’esprit d’une maison qui, depuis toujours, sédimente ses peines, ses joies, ses rumeurs, et qui peut se permettre, à la faveur d’une lente décantation des ans en égale durée, de ne compter que les heures claires. Dans un autre registre, il aura suffi que le gravier de la cour crisse sous mes pas pour me réaccorder à la paisible harmonie du grand parc qui s’ouvrait devant moi. Les carpes du bassin bordé de nymphes grecques aux traits rongés par les intempéries n’avaient pas cessé d’y veiller.

Ici, rien ne pèse. Le temps est sans aspérité, sans rupture. Tout est apaisement. Tout est offert à l’âme (terme que je sais soupçonné d’obsolescence, voire d’inutilité, mais qui cerne pourtant une réalité qui ne se confond ni avec le corps, ni avec l’esprit). Et ce tout est beauté (et je n’ignore pas, là encore et risquant ce mot, que, pour beaucoup, il est devenu obscène au vu de l’état de notre planète et des exactions qui s’y commettent chaque jour). Oui, beauté, malgré ce qui la récuse, reçue comme un précieux viatique dont on se sentirait d’autant plus responsable qu’elle est tout bonnement niée dans son existence même.

J’ai emporté avec moi le dernier livre de François Cheng, intitulé De l’âme, précisément. Je le réservais pour ce séjour de fin d’été que je débute avec un sentiment d’humble et profonde gratitude. J’en entame bientôt la lecture et je tombe sur cette interrogation : « Ne voyons-nous pas que dès l’origine le désir de vie s’accompagne du désir de beau, prime signal de sens et de valeur ? » (p. 16). Et c’est bien cela : dans cet environnement merveilleusement sauvegardé, le désir de beau comblé confère sens et valeur à la vie.

 

Roussan, 4. IX. 2017

 

*

 

De l’âme, encore, puisque nous y sommes en excellente compagnie !

Et c’est, une fois de plus, l’occasion de mesurer le riche apport de la culture de François Cheng, à la fois chinoise et française, taoïste et chrétienne, à notre manière d’évaluer notre appartenance au monde et d’en tenter l’appréhension. J’avais pris conscience de l’importance de sa pensée avec Cinq méditations sur la beauté et Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, qui m’ont beaucoup apporté en bousculant les paradigmes auxquels j’étais accoutumé, mais aussi en confirmant certaines intuitions dont la légitimité me paraissait difficile à valider.

En l’espèce, l’enseignement de sa longue quête engage à considérer que « la vraie vie n’est pas seulement ce qui a été donné comme existence », mais qu’« elle est dans le désir même de vie, dans l’élan même vers la vie » qui « étaient présents au premier jour de l’univers » (p. 151). Nous savons certes, pour l’éprouver, que « toute vie est toujours à la fois un pouvoir-vivre et un vouloir-vivre ». Mais, pris dans l’aveuglant tourbillon de l’avoir, sommes-nous capables de dépasser le niveau instinctif du vouloir-vivre pour envisager « un vouloir plus élevé, le désir d’être […] qui se nourrit de tout ce qui fait notre aspiration » (p. 29) ? Je comprends que ce désir d’être devrait nous délivrer de tout « ricanement cynique » au sujet de notre condition de « grains de poussière » perdus dans l’univers. Et je reçois alors, comme un apaisement qui viendrait à son heure, ces mots que le poète D’à l’Orient de tout s’adresse à lui-même et qu’il m’offre en partage : « Grains de poussière, oui. Mais tu es celui qui a vu. Avoir vu n’est pas une mince affaire. Personne ne peut plus faire que tu n’aies pas vu. Le fait d’avoir vu est ineffaçable. On a beau te répéter que l’univers existe depuis des milliards d’années, toi tu es là pour la première fois. Tu vois le ciel se lever et éclairer le monde comme si tu assistais à son avènement. L’univers advient à mesure que tu adviens. Cet instant de rencontre donne sens à toi comme à l’univers – instant rejoignant l’éternité, instant d’éternité » (p. 108).

N’y a-t-il pas là, je m’en avise soudain, de quoi fonder une « poétique de l’instant » dont, aux yeux de certains, je me prévaux depuis des lustres un peu trop à mon aise et sans justification suffisante ?

 

*

 

À Roussan, chaque fin d’après-midi, je m’installais sous un platane, où une table m’invitait à la lecture ou à la prise de notes. Je m’y suis surpris à écrire d’un seul trait, pratiquement sans repentirs, plusieurs poèmes qui ne m’auront coûté aucun effort. Je ne m’explique pas (ou trop bien !) cette soudaine ouverture des vannes, cette libération de l’écriture, quasi jubilatoire, qui me met en contradiction avec ce que j’ai pu écrire au sujet du processus de création qui m’est généralement dicté.

J’ai reçu cette manne comme un vrai cadeau. Faut-il vraiment s’en réjouir ? Si la rareté de la circonstance la rend inestimable, en elle-même, j’ai quelques raisons de craindre qu’elle ne se referme comme un piège sur la joie qu’elle aura suscitée. J’ai, en effet, appris à me méfier de moi-même, avec le temps. C’est ainsi que, pour l’heure, je n’ai pas encore osé me relire de peur de tomber de l’exaltation à la déception qu’un tel état, le plus souvent, ne manque pas de provoquer.

 

 

                (Lausanne, Roussan, Ayer, du 26 août au 25 septembre 2017)


 

Troisième contribution: 10 novembre 2017

 

Autre note prise à Guarda (mais légèrement retouchée ici, par souci de cohérence), où un sens affleure un peu vite – comme il en irait d’une inscription qu’un archéologue croirait pouvoir déchiffrer sur la pierre qu’il est encore en train de dégager du sol :

 

Dans la longue patience des éboulis, où chaque jour s’écroulent des passages, la bête ancienne rôde et suit notre angoisse à la trace.
Avec elle, en ces lieux, coule la mémoire lasse des glaciers.

                                                                          11.VII.17

 

(À me relire, j’ai le soupçon d’avoir déjà écrit pratiquement la même chose, il y a cinquante ans ! À propos du val d’Anniviers, dans « Ventre des fontaines ». Mais la parenté des paysages alpins, qui est d’ailleurs relative, ne suffit pas à expliquer cette redondance. Non, je ne suis tout simplement pas parvenu à saisir ce que me signifiait obscurément le vallon qui fait face au village. Je n’ai fait que combler un vide en me parodiant, sans même en avoir conscience. Cela dit, la « bête ancienne » pourrait être une sourde réminiscence de ce loup dont on parle beaucoup depuis le début de l’année. Sa présence, cependant, n’est pas attestée en Basse-Engadine !)

 

    *

 

Paris, mercredi 20 septembre. Paris non pas retrouvé, mais rejoint, dès la descente du TGV, par immersion dans un flux qui m’entraîne hors de la gare et me livre d’un seul coup au mouvement brownien des avenues ! Chose étrange, je n’ai pas eu, cette fois-ci, à régler la focale pour assurer la transition entre deux mondes – comme ce fut le cas lors d’autres arrivées. Je renouais sans peine avec la Ville Lumière. Et de me réapproprier tout naturellement une certaine atmosphère, la couleur du ciel, les bords de Seine et tant de perspectives admirables ! Mais pourtant, le temps de rejoindre l’hôtel, je n’ai pu me défaire du sentiment absurde que ma valise à roulettes me désignait comme le touriste étranger que je suis, certes, mais que je voudrais tant ne pas être.

Il ne m’échappe pas, bien entendu, qu’un tel aveu fait terriblement provincial. On devrait cependant demeurer attentif au fait qu’il révèle la réalité d’un écart. En quoi consiste-t-il ? Les lieux ne sont pas en cause ; mais bien un usage de la langue propre aux Romands et une différence dans la façon de penser que susciterait, déjà, celle des structures institutionnelles. (Lors d’un premier séjour, un ami poète s’était étonné, avec une touche d’agacement, que je ne sois pas au clair sur l’hypokhâgne et la khâgne !) Et puis, j’ai eu à affronter des situations qui mettaient en évidence une boiterie dont je ne pouvais qu’être conscient. On m’y avait en effet préparé dès mon jeune âge. J’étais au fait ainsi, depuis les bancs de l’école, qu’« il n’est bon bec que de Paris ». Villon, dans la même ballade, ajoute que « Suisses n’y savent guère » : j’étais donc averti de mon insuffisance !

L’appréciation que j’ai pu faire de cette réalité brutalement assénée était certes dubitative, mais elle n’en a pas moins constitué la source d’un complexe d’infériorité dont j’ai souffert dans mes premiers contacts avec le milieu littéraire parisien. À vrai dire, j’étais surtout fort impressionné par la rencontre d’auteurs que j’avais lus avec admiration. J’avais beau faire semblant, je ne me sentais pas à la hauteur. Mais beaucoup d’eau a coulé depuis lors sous les ponts de Paris et d’ailleurs ! Je sais mieux où j’en suis. Aujourd’hui je ne m’affecte plus des circonstances qui me renvoient encore, parfois, à ma condition de poète francophone non hexagonal. Mais cela ne règle pas totalement le problème pour autant.

En effet, la France est le pays de la langue. Je lui en suis d’autant plus fortement attaché. Malgré cela, je me trouve toujours un peu mal à l’aise dans ce Paris dont je supporte mal la trépidation et l’agressivité qu’elle génère. Et puis, il m’arrive encore de ne pas savoir comment m’y comporter hors d’un cercle familier (par exemple lorsque je suis invité à la radio ou quand je participe à un débat public, voire même à l’occasion d’une lecture). Je peine alors à être tout simplement moi-même. Si bien qu’un léger décalage subsiste. Qu’il soit bien clair, cependant, que je n’entends pas tant me plaindre ainsi d’un parisianisme, dont les effets m’ont été largement épargnés, que de dénoncer mes propres insuffisances !

J’évoque, en filigrane, un climat intellectuel dont je surévalue peut-être les exigences. Mais je ne m’y suis jamais vraiment fait. D’autant que pour échapper aux appréciations, aux critiques ou à de possibles oukases, il m’aura suffi d’opérer des tris. Cela m’a cependant conduit à ne plus entretenir le réseau que j’avais constitué, à compter des années soixante-dix, grâce à la La Revue de Belles-Lettres. Le maillage s’est donc progressivement distendu, puis défait. Au reste, j’ai assez vite compris que le landernau parisien a ses chasses gardées, qu’il se charge de recadrer votre « besoin de grandeur » et, si nécessaire, de vous rabattre le caquet. (Pas question de mélanger les torchons et les serviettes !) J’ai donc renoncé à y aller faire régulièrement ma cour. Mais il est vrai que je me suis arrangé, dans les échanges qu’il aura permis, pour n’avoir pas à trop souffrir des effets de cette décision. Me reste ainsi un riche lot de partages qui suffisent à maintenir un lien fort.

On l’aura compris : je n’aime rien tant que de passer inaperçu à Paris. Les seules dérogations à la réserve que je m’impose ainsi seront celles que me dicte l’amitié. Mais il ne m’est pas toujours possible de m’en tenir à cette prescription. Il m’arrive, en effet, d’accepter des engagements qui sont autant de brèches consenties dans l’anonymat auquel j’aspire. Il faut alors faire la part des choses – ce que j’ai fini par apprendre !

 

 *

 

À la première heure, la file d’attente était courte au Musée d’Orsay en ce dernier jour d’une exposition temporaire consacrée aux portraits peints par Cézanne. On y découvrait un riche ensemble attestant l’importance de ce versant intimiste de l’œuvre (qui compte, tout de même, plus de deux cent numéros au catalogue).

À partir d’une grande composition, en plein pâte, où le peintre campe son père en train de lire le journal, le visiteur pouvait prendre la mesure de l’importance d’un genre qui menaçait de le lasser, vu le nombre restreint des portraiturés, mais dont il était bientôt conduit à admettre qu’il fut, par sa pratique assidue, d’un apport décisif. En effet, le portrait a manifestement servi l’évolution d’une géométrie dont on sait qu’elle caractérise l’œuvre peint de Cézanne au même titre que sa façon si particulière de juxtaposer, puis de superposer les couleurs en plans successifs. L’accrochage fournissait aussi une occasion unique de vérifier que, chez l’Aixois comme chez tant d’autres créateurs, la variation semble être l’indispensable vecteur d’une progression stylistique.

Les tableaux les plus connus (Le garçon au gilet rouge, Le jardinier Vallier ou tel Autoportrait, notamment) sont aussi les plus accomplis. Ils tenaient incontestablement le haut du pavé. Cela dit, j’ai aussi beaucoup appris des nombreuses toiles où Hortense Fiquet prend la pose (en victime toute désignée). Car, dans la succession des approches auxquelles elle se prête (et la remarque vaudrait plus encore, assurément, pour les nombreuses déclinaisons de la Montagne Sainte-Victoire), Cézanne s’efforce visiblement d’atteindre à cette « harmonie parallèle à la nature » à laquelle il disait aspirer. Le modèle, alors, est plus un prétexte pour y parvenir qu’un sujet pouvant espérer quelque attention portée à son intériorité. L’humeur de la compagne, de l’épouse, est certes rendue le plus souvent perceptible, mais sans plus. Elle ne m’a jamais paru retenir l’essentiel de l’attention du peintre, dont le regard semble dispensé de toute bienveillance.

On me permettra de me concentrer un instant sur une pièce qui m’a plus particulièrement retenu. Il s’agit d’un Autoportrait peint à partir d’une photographie de l’artiste. Ses traits y sont détendus, comme apaisés, contrairement à ce qui apparaît dans tant d’autres tableaux où il se représente le visage grave, interrogatif, sur une barbe hirsute. La toile est baignée d’une lumière qui accentue une impression de calme… convenu ! Est-ce là l’effet de l’évacuation du double dans le miroir ? L’objectif, en se substituant à l’œil du peintre, a figé le corps vivant, a aboli le mouvement de l’être. L’impression, alors, est que le regard ne s’attarde guère à la surface de l’image fixe et qu’il s’y montre moins critique. La saisie est plus aisée et le trait plus affirmé. Mais le visage, sur la toile, a perdu en profondeur. Une chose est certaine : une claire différence apparaissait que je n’ai retrouvée dans aucun autre autoportrait présenté à cette occasion.

 

    *

 

Le primat de la nouveauté sur l’évolution naturelle des genres est une forme d’obsession consumériste apparue dans les années soixante, mais qui affecte aujourd’hui tous les domaines de la création. Le phénomène a régulièrement gagné en intensité pour atteindre, au vingt-et-unième siècle, des proportions pour le moins inquiétantes dans le domaine des arts visuels. Il n’a pas épargné le champ littéraire, en général, et la poésie, en particulier. Aujourd’hui, il conviendrait ainsi, en ce qui concerne cette dernière, d’envisager une réorientation radicale du lyrisme et une approche impliquant un repositionnement des modes de fonctionnement du poème.

Cette évolution ne me surprend pas : elle est, en effet, le fruit d’une mutation prévisible, qui sanctionne la fin d’un cycle. Je n’y participe pas le moins du monde et ce qui me trouble, alors, est de nature très personnelle : je supporte mal de voir un nouvel ordre, et quel qu’il soit, être imposé sans le moindre ménagement en rendant l’ancien obsolète ipso facto par substitution d’un système à un autre, voire d’une idéologie à une autre. Une continuité est ainsi rompue par le seul effet d’un désir individuel d’affirmation, par et dans le changement. Les cent dernières années fournissent maints exemples de telles cassures. Il aura suffi de parler haut et fort sans même qu’il ait été nécessaire d’envisager d’avoir à faire table rase – comme l’ont fait Dadaïstes et Surréalistes ! Car, le plus souvent, il fut possible d’enjamber l’obstacle en se prévalant d’évidences prétendues. Le recours à de telles pratiques ne veut pas dire encore qu’elles soient efficaces à la longue, tant il est vrai qu’un clou chasse l’autre ! Mais peu importe : c’est toujours et encore affaire de pouvoir. Il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus, qui invoqueront souvent des motifs étrangers à la poésie pour s’épargner d’avoir à procéder à un examen objectif du contexte justifiant, prétendument, l’adoption de nouvelles règles du jeu.

Un bon exemple de cette manière d’emporter l’histoire avec soi dans un présent défini par l’adoption de critères plus ou moins exclusifs, pourrait bien être un ouvrage monumental intitulé Un nouveau monde et sous-titré Poésies en France 1960-2010. Un passage anthologique. Il est paru, au début de cette année, aux Éditions Flammarion. Yves di Manno et Isabelle Garron en sont les maîtres d’œuvre, qui déclarent assumer « pleinement la part subjective (et non pas arbitraire) que supposait une telle entreprise ». Ils partent du constat que la France du dernier demi-siècle a permis « une approche repensée de fond en comble des modes de composition du poème – et donc du rôle que celui-ci serait à même de jouer comme révélateur, à travers le langage, des strates les plus secrètes de la conscience humaine ».

Un objectif est ainsi assigné. Mais un ton est aussi donné et l’on devine très vite qu’il y aura des coupes sombres. La première raison en est que seuls les « poètes qui apparaissent à partir de 1960 » ont accès à la publication (p. 24). La seconde tient à une délimitation territoriale elle aussi restrictive : il s’agit, en effet, de brosser le tableau d’une « histoire de la poésie en France ». Cette nuance importe puisqu’elle autorise l’accueil des poètes francophones étrangers qui y sont installés. Mais le projet « ne concerne donc pas le vaste territoire de la francophonie » ; au motif que « cet univers pluriel […] nécessiterait un volume à lui seul » (p. 26). La démarche est ainsi vouée, d’entrée de jeu, à se priver d’un apport qui lui eût évité la suspicion de s’en tenir à ce qui convient à Paris.

Il était inévitable, cela posé, d’avoir à opérer des choix plus ou moins drastiques. La liste des élus dépasse la centaine. Elle inclut certes les poètes incontournables que l’on s’attend à y trouver, mais elle fait aussi la part belle à d’autres qui me sont inconnus – ce qui, bien entendu, n’a aucune portée dans ce débat. J’ai tout de même remarqué que nombre d’entre eux figurent, avec les deux auteurs, au catalogue de la collection Poésie, chez Flammarion ! On a donc souci et volonté de prendre rang. Mais chaque nouvelle anthologie ne cède-t-elle pas peu ou prou à ce travers ? Et puis, il s’agit de soigner sa relation avec l’éditeur – qu’il soit ou non son commanditaire. Rien que de très ordinaire, en somme.

Une question, tout de même. Nombre de grands poètes français, bien qu’apparus avant mille neuf-cent soixante, ont tout de même continué à publier plusieurs années après cette date. Je pense, pour m’en tenir à certaines œuvres qui me sont chères, au Pierre Jean Jouve de Moires et de Ténèbre, au Jean Follain d’Appareil de la terre ou d’Espaces d’instants ou encore au Pierre Oster de La grande année et du recueil intitulé Les Dieux. Était-il justifié de les écarter d’une histoire à laquelle ils ont pourtant contribué jusque dans le demi-siècle concerné ?

En tout état de cause, leur mise à l’écart pose la question de la prise en compte de réserves ou de considérations non expressément formulées. C’est ainsi que certains poètes s’en tirent mieux que d’autres – et quand bien même ils ne satisfont pourtant pas à l’un des deux critères dont il a été fait état. Jacques Réda, par exemple, passe entre les gouttes pour avoir renié, nous dit-on, les trois recueils édités avant la date couperet. J’en suis ravi pour lui ; et ce n’est que justice, tant il aura marqué le demi-siècle écoulé ! Il n’empêche que des règles ont été posées pour être aussitôt assorties d’exceptions. Ces dernières sont d’ailleurs dûment annoncées – pour parer par avance à toute objection (p. 24) ? Elles valent, notamment pour Yves Bonnefoy, André du Bouchet et Jacques Dupin. Et, là encore, je m’en réjouis sans restriction. Il reste que je trouve bien léger ou parfaitement scandaleux, c’est au choix, de ne pas les avoir étendues à Philippe Jaccottet (qui vit à Grignan, faut-il le rappeler). Je ne puis croire un seul instant qu’il s’agisse d’une simple omission. (Alors, absence d’arbitraire, vraiment ?)

 

 *

 

Pour le Jury du prix du premier livre de poèmes, qui justifiait mon récent voyage à Paris, j’ai eu à lire, l’été dernier, plusieurs recueils publiés dans les deux années écoulées. Il m’est vite apparu, une fois de plus, et cela peut tout de même surprendre, que leurs auteurs renouvelaient peu le champ thématique de la poésie. Mais j’ai surtout été frappé par le fait que certains de ces débutants n’hésitaient pas à s’exonérer à bon compte des exigences relatives à la forme sans que cela traduise pour autant, m’a-t-il semblé, une volonté délibérée de casser la baraque. Alors, pourquoi s’accorder cette licence ? Par pure paresse ? Peut-être, mais plus vraisemblablement par souci de se conformer à ce qu’ils perçoivent être dans l’air du temps. Or il se trouve que les facilités qu’ils s’octroient sont loin de valoriser leur travail ; car s’il s’y trouve quelque poésie, elle sera desservie, affaiblie, par l’absence d’une prise en charge d’une dimension formelle spécifique.

Ce constat abrupt mérite d’être argumenté. À supposer qu’il faille créer ou « trouver du nouveau » en s’écartant, pour l’essentiel, des règles de la prosodie classique (ce qui ne me pose aucun problème en soi), je vois mal qu’il soit possible de faire l’économie d’une structure rythmique et musicale. L’une et l’autre, en effet, sont partie intégrante de la définition même de la poésie – et ce, depuis la nuit des temps ! Il suffit d’ailleurs de lire un poème à haute voix pour éprouver combien la mise en place et l’ajustement sonore des mots qui le composent importe à son équilibre interne. Il devrait en résulter qu’un séquençage du texte relevant potentiellement du hasard est tout simplement inconcevable et, partant, irrecevable. On s’étonne ainsi que certains versificateurs admettent, sans plus ample justification, que le rejet à la ligne suffise à signer un genre littéraire. Une telle pratique, en effet, s’avère manifestement inapte à produire un cadre susceptible de recueillir le « chant profond » (dont parlait Jacques Chessex). Or c’est bien cette aptitude-là qui est en cause.

La liberté revendiquée par ces « poètes » emporte la négation de l’utilité d’un travail sur la forme. Elle biffe ainsi la nécessité de rechercher un rythme et une musicalité pour trouver finalement ses limites dans l’absence d’un critère qui permette de distinguer la poésie de la prose. Or un tel critère a fini par s’imposer avec l’évolution des genres littéraires. On peut certes en contester la nécessité, mais, dans le contexte actuel, j’avoue ne pas discerner les motifs d’y renoncer. Cela dit, j’admets qu’il faut cependant nuancer une distinction qui, pour être bien établie, n’autorise pas moins la poésie à habiter la prose. Et je me réjouis qu’il y ait d’excellentes plumes pour en témoigner.

Mais on a pu exiger plus encore. Comme Sylviane Dupuis nous le rappelait tout récemment en annonçant le colloque que l’Université de Genève vient de consacrer à Charles-Ferdinand Ramuz, ce dernier est allé jusqu’à soutenir que « le roman doit être un poème ». Je ne crois pas me méprendre sur la portée qu’il y a lieu d’accorder à cette affirmation en disant que Ramuz n’envisage pas un instant le roman en vers – genre littéraire moribond ! Il exprime ainsi tout simplement ce à quoi il aura tendu toute sa vie, soit à faire que le roman intègre les exigences du poème – notamment par le travail exercé sur le rythme et la sonorité de la langue.

 

                            (Lausanne, Ayer, du 26 septembre au 25 octobre 2017)


 

Quatrième contribution: 8 janvier 2018

 

Troisième état :

 

Ce que tu gardes
est un boisseau de lumière calme
sur les prés secoués de vent
et la couleur de l’herbe
au faîte d’un instant.

Ce que tu gardes, maintenant,
est un passage entre les mots
qu’une sagesse populaire
inscrit dans la chaux des façades.

Et ce que tu reçois
est l’orbe d’une paix.

 

 

(Renoncé à la « plaie », qui implique une blessure qui n’a pas lieu d’être. Biffé « trésor », qui fait très convenu, dans ce contexte. Ce qui l’emporte, dans le souvenir, est un suspens. Et ce que je tente d’évoquer est peut-être comparable à un fluide répandu sur les prés de Guarda et qui conférait à l’instant une intensité particulière. Ne pas refuser ce que le nom même du village suggère et contient : surveiller, défendre, mais aussi, conserver. Et ne pas évacuer le « silence », car il était majestueusement présent. Comme une paix ? Mieux vaudrait, ici encore, éviter l’inflation verbale.)

 

 *

 

« Le mot est le meurtre de la chose ». J’ai noté cette phrase et le nom de l’auteur : Hegel. (Je ne sais quand, car le bout de journal que j’ai utilisé ne porte pas de date.)

La phrase me nargue, maintenant. Elle est l’œil dans la tombe : elle me regarde. Elle est à la fois parfaitement claire et parfaitement obscure. Si j’entends m’assurer de sa compréhension, je dois absolument la remettre dans son contexte et le peu que je sache au sujet du philosophe allemand n’y suffira pas.

Je me suis donc aventuré sur la Toile où la paternité de ce constat abrupt est attribuée à Lacan, dont l’enseignement, au demeurant, fait largement référence à la pensée hégélienne dans les années cinquante. Il aurait exprimé, dans son « Discours de Rome », une idée reformulée par Anika Lemaire pour la monographie qu’elle lui consacre. Quant à Hegel, il se serait contenté d’écrire que « toute compréhension-conceptuelle de la réalité équivaut à un meurtre ». J’ai certes entendu évoquer maintes fois le rôle et l’importance du langage dans la théorie lacanienne, mais, pour autant, cette dernière me reste inconnue. Aussi, si j’entends expliciter le sens de la citation, en suis-je réduit à tenter une interprétation privée de son secours.

Alors, qu’a donc à me signifier cette phrase qui remet globalement en question ma relation au vocabulaire ? À première vue, par delà le meurtre qu’elle constate, elle me souffle l’idée d’une substitution : le mot devient la chose en la tuant. Elle dirait, du même coup, qu’il n’y a pas d’accès à la chose sans le mot. Et elle ferait ainsi que la réalité soit celle de la langue, de notre relation à la langue, et non celle de notre relation à la chose elle-même. Elle m’interdirait donc d’être l’infans que je fus pourtant et que je m’exerce à être encore – pour qui la chose existe indépendamment du mot qui la nomme et malgré lui.

Pour le dire autrement, la citation de Lacan suggère que le sujet regardant ne prend conscience de ce qu’il voit qu’au travers du mot qui désigne la « chose ». Or la perception ne nomme pas : elle enregistre ce qui est à la fois distinct et indéterminé. (Et c’est bien ce que la phrase de Hegel me suggère en amont.) C’est ainsi que j’éprouve souvent le caractère inadéquat du vocabulaire à ma disposition, voire son inaptitude à saisir. Le mot qui me vient alors à l’esprit est inhabile à préméditer le « meurtre de la chose ». Il la laisse intacte, tout au contraire ; il ne l’atteint pas dans sa singularité et il n’entame pas son autonomie.

J’ai le sentiment que le champ ouvert à la poésie commence là, déjà, dans cette indétermination, dans cette relation inexplicite qui signe la précarité du mot. Ce manque invite à contourner l’obstacle, à surmonter la difficulté, à réduire la distance non par l’élan de la nomination, mais par une approche en spirale où des figures de style telles que la métaphore, l’analogie ou la périphrase suppléeront aux carences. Avec l’espoir, dont je sais trop qu’il emporte une grande part d’illusion, de témoigner, dans la langue, en faveur d’une unicité de la « chose » perçue.

La poésie se donnerait ainsi pour capable de faire en sorte que la conjonction du mot et de la chose ne provoque pas la mort de cette dernière, mais sa régénération. Le conditionnel se justifie par le fait que la réalité résiste au mot. Elle l’excède, elle le dépasse et, en cela, déjà, elle ne tolère pas que la « chose » soit réduite à être un objet de langage. (Car elle est à la fois cela et plus que cela.)

 

 *

 

Quatrième état :

 

Ce que tu gardes
est la couleur de l’herbe
et ce boisseau de lumière calme
au droit de hauts prés ondulant
sous une ample respiration.

Ce que tu gardes, maintenant,
est un passage entre les mots
griffés à même la chaux vive
et leur sagesse paysanne.

Et ce que tu reçois est silence.

 

(J’ai mis de l’ordre dans la première strophe. Par inversion. Rien de plus. Mais la fluidité n’est pas rendue suffisamment perceptible. Serait-elle inapte à fonder l’image adéquate ? Faut-il y renoncer en faveur de ce qui évoquerait plutôt une « respiration » ? C’est à voir. Pour l’heure, laisser ouvert et mettre ce possible glissement d’une image à l’autre en question. M’assurer, du même coup, que la saisie n’a pas autre chose à me dire. En étant conscient qu’à ce stade, le plus grand danger qui guette le poème est celui du discours !)

 

  *

 

Ma divagation, à propos de la citation de Lacan, m’a reconduit dans la proximité d’André du Bouchet. Ce qui n’est pas très étonnant si l’on songe un instant au rôle qu’il assigne au mot, dans sa poésie. N’est-il pas parvenu à le sortir de sa mutité pour le grever d’un sens fort, sinon uniformément signifiant – lui conférant ainsi un rôle central dans la restauration de la langue ? À cette fin, il relance sans cesse l’affrontement avec le réel pour éprouver l’aptitude du mot à saisir. (À noter qu’il renonce aux images, dont il se méfie.) Ce que nous percevons alors est que le mot gagne en densité par réitération de son usage et que sa généralité s’estompe par le fait même de la répétition. M’étonne alors le fait que l’usage intensif d’un seul et même terme parvienne à prendre en compte l’instabilité du réel. Mais il est vrai que la gestion des vides et des blancs ouvre les espaces nécessaires à cette consolidation du vocabulaire, qu’elle étaie.

Dans une phrase comme sans fin continuée, du Bouchet aura en quelque sorte parié sur les mêmes mots dans l’espoir de s’établir en eux jusqu’à leur conférer une valeur à la fois archétypique et plurielle. La montagne, ainsi, est aussi bien la montagne réelle, qui lui fait face, à Truinas, que celle qui échappe (qui ne consent pas) à l’indétermination en validant le terme qui la désigne. Mais l’on pourrait dire la même chose, et dès les premiers recueils, de la route, des pierres, de la chaleur, du froid ou même, selon mon souvenir, d’une meule.

Il n’y a pas, pour moi, de poésie sans l’espoir ou, même, je le concède, le rêve qu’il soit possible d’atteindre à une rédemption de la langue qui soit comparable – et quand bien même on userait d’autres moyens pour y parvenir.

 

 *

 

En classant des poèmes inédits, je tombe sur celui-ci, qui fait écho aux lignes précédentes (ou, plutôt, qui les annonce, puisqu’il date de février 2016 !) :

 

 

La clarté du muet
                  à André du Bouchet I.M.

Mot après mot,
affronter le muet, dehors,
dans une langue inerte
–  à « instaurer ou restaurer ».

Montagne bientôt réelle
et qui peut avancer, dans le livre,
au droit de ses éboulements.

Dégageant un espace de ronces,
où renouer avec ce qui relie,
dans la plus grande solitude.

Alors, marcher, écrire, aller
avec ce blanc entre les pas,
et de l’obscur à la clarté,
puis retrancher pour retrouver,
dans l’écart, « ce point central »
qui « se sera lui-même déplacé ».

 

(Les citations sont empruntées à André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain, 2016, p. 28 et 35.)

 

 *

 

J’ai rencontré Pierre Tal Coat lors de sa première exposition à la Galerie L’Entracte, à Lausanne. C’était en 1973. Deux ans plus tard, Françoise Simecek nous présentait la très belle édition de Laisses, qu’elle venait de publier, où les interventions du peintre consonnent avec les poèmes d’André du Bouchet d’une manière tout simplement admirable. (Il s’agit de l’un des plus beaux livres d’artistes que je connaisse.) L’attention admirative portée à cet ouvrage d’une rare qualité a eu pour effet de m’intéresser aux notes qui ont accompagné le travail du Breton – et qui se sont révélées être d’un précieux apport à la connaissance de son œuvre.

J’ai saisi au vol, dans un article lu récemment, l’un de ces aphorismes dont il était coutumier : « Et l’instant, c’est du temps hors mesure, ni bref, ni long ». Qu’a-t-il voulu signifier par là, exactement ? Est-ce le constat d’une intensité de l’instant qui le délivrerait du temps ? Ou est-ce tout simplement le fait que l’instant ne peut être vécu comme une parcelle de temps réel et qu’il est donc nécessairement perçu comme une durée qui n’est pas mesurable ?

Jacques Réda, entendu mi-septembre sur les ondes de la radio romande, s’en tenait à cette seconde interprétation – en écho à la sixième section de ses Voies de contournement (La Physique amusante III, Gallimard, 2014, p. 107 ss). Il affirmait, en effet, l’impossibilité de concevoir un présent ; lequel est nécessairement pris entre un passé et un futur – comme un curseur sans épaisseur qui se déplacerait constamment entre ce qui, dans le temps même où on le vit, appartient déjà au passé et ce qui ne cesse d’entamer le futur par le fait même d’être vécu.

J’admets volontiers que l’instant n’a pas de mesure propre. Ni bref, ni long, donc. Mais, pour autant, je ne le tiens pas pour dépourvu de toute réalité. Ainsi, ce que me suggère Tal Coat pourrait être, en effet, que l’intensité est peut-être bien le seul étalon possible de ce temps hors du temps. Et je m’aperçois, à la faveur de cette interprétation toute personnelle, que j’ai toujours nommé « instant » une durée non mesurable sinon, précisément, par l’intensité de sa perception, soit par celle de l’empreinte qu’elle laisse en moi.

 

 *

 

Je dois un aveu au lecteur : par peur de manquer de matière à fournir à l’échéance, j’ai souvent anticipé les contributions à prévoir pour le mois suivant ! Je vois là la trace d’une inquiétude, où je me reconnais, mais aussi la preuve que, dans ce genre d’aventure, il est décidément difficile de ne pas tricher… un peu !

Cela dit, si j’ai volontairement modifié l’ordre et la chronologie des textes, j’ai essayé, en les reprenant, de préserver leur intention première et de respecter leur finalité.

 

*

 

Cinquième état :

 

Ce que tu gardes
est un boisseau de lumière calme
sur les prés dérobés au vent
et la couleur de l’herbe
– comme une eau courante.

Ce que tu gardes, maintenant,
est un passage pour tes mots
entre les sgraffiti gravés
dans la sagesse des façades.

Et ce que tu reçois en retour
est une moisson de silence.

 

(Le suspens dont je me souviens n’est guère compatible avec une respiration, qui implique une durée faite d’inspirations et d’expirations. La fluidité, que j’associe ici à l’« eau » par le biais d’une comparaison, échappe mieux au temps. Elle se révèle être consubstantielle à la « couleur de l’herbe » – et donc comprise, ainsi, dans l’intensité de la perception immédiate ! Enfin, ce sont mes mots qui cherchent un passage – et non ceux des façades.)

 

 *

 

J’allais oublier. Qu’en est-il de la seconde note prise à Guarda ?

Trois millions de mètres cubes de rochers et de boue se sont détachés du Piz Cengalo, dans le val Bregaglia, ensevelissant une partie du territoire de Bondo, où nous nous étions arrêtés en descendant de Soglio. Ce désastre quasi apocalyptique s’est produit quelques jours avant que je retranscrive, dans ces pages, ce que j’avais écrit en Basse-Engadine. Et il a eu pour effet de provoquer une migration à la faveur d’une relecture de ce qui n’était encore qu’une vague approximation. J’ai sauvé deux images (en quelque sorte récupérées par une circonstance qui leur a offert une seconde chance). Leur indétermination aura ainsi cessé sans que j’y sois pour quelque chose : elles s’inséraient soudain dans une réalité qui les validait a posteriori. D’où ce remploi inattendu (que je ne crois pourtant pas être totalement illégitime) :

 

La patience des éboulis
est à bout, maintenant.

Elle éclate en colère
et il n’a pas fallu longtemps
avant qu’elle ne s’en prenne aux prés,
au village atterré,
quand toute la montagne a grondé,
puis vomi, par cascades,
la langue morte du glacier.

 

*

 

L’expérience qui s’achève avec cette résidence (qui s’est également avérée virtuelle par le fait qu’elle est, à ce jour, dépourvue d’échos !) m’apporte la confirmation que je peine à mener de front, au quotidien, deux pratiques d’écriture. Le langage, ici, n’est pas directement en cause, mais bien le constat que prose et poésie ont chacune un temps propre, et un rythme que je dois respecter si je veux éviter les interférences. J’étais certes déjà conscient d’un inconfort, mais j’ai vérifié tout à loisir qu’en passant sans transition de la première à la seconde, je m’expose à penser, à construire le poème rationnellement, quand il devrait appartenir à l’intuition de combler l’espace entre les mots. Et que je ferais bien ainsi de me cramponner à la prose aussi longtemps que je n’ai pas atteint un point d’équilibre dans le travail en cours. Puis de me rafraîchir l’œil et l’esprit avant de passer, s’il y a lieu, au registre propre au poème.

Le hasard des lectures, des voyages et des circonstances aura ordonné mes interventions. Les réflexions que les unes et les autres auront pu susciter m’ont incliné, le plus souvent, du côté de la prose. La disponibilité nécessaire au poème s’en est trouvé réduite. Les notes prises depuis le début de l’été sont ainsi pratiquement demeurées en l’état. Je commence à les reprendre sérieusement. Mais, si je les ai tenues et les tiens encore à l’écart, c’est peut-être aussi parce que la publicité (à laquelle j’ai pourtant consenti) convient mal à leur fragilité ; ce qui donne à penser, en définitive, que la poésie relève d’une intimité dont le dévoilement exige de plus amples détours ou de plus grandes précautions. D’où une certaine retenue, qui pourrait bien s’expliquer par le fait que, s’agissant du poème, l’accession au sens dépend non tant d’un vouloir que d’un consentement dont il m’est difficile d’évaluer les effets sans une vérification impliquant un temps de latence.

Quant à savoir ce qui va se passer lorsque la porte de l’atelier sera refermée, on verra bien. N’ayant plus de délai à respecter, je vais réinstaurer à ma guise, et selon les périodes, des priorités. Je poursuivrai donc, malgré l’accroissement du silence. Je garde en mémoire, en effet, une injonction d’Edmond Jabès (retrouvée dans Le petit livre de la subversion hors de soupçon), qui invite à « croire que l’on a encore une chose à dire, même lorsque l’on n’a plus rien à exprimer ». Et d’ajouter : « La parole nous maintient en vie » (p. 74).

Le contexte dans lequel Jabès écrit reste, en arrière-fond, celui d’une révolte contre « le silence de Dieu » après la Shoah. Je ne voudrais ni trahir, ni, surtout, usurper le sens qu’il impose. Mais il me semble en respecter l’intégrité et la gravité en affirmant tout simplement ici que, dans mon propre désert, je vérifie tous les jours, et plus encore, peut-être, ceux où je n’écris pas, la profonde pertinence de ces affirmations.

Pour combien de temps encore ?

 

                                     (Lausanne, du 26 octobre au 25 novembre 2017)