Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une dizaine d’auteurs. 

enquête #11

 

26 février 2024

L’animal en poésie

Depuis 2015, dix enquêtes ont été menées sur les rapports à la poésie aujourd’hui. Après une enquête sur l’engagement, le vers libre ou encore la valeur de la ponctuation dans la poésie, nous avons proposé aux poètes et poétesses de réfléchir à la question de l’animal en poésie: que représentent les animaux pour vous, dans votre vie et dans votre écriture? Comment donnez-vous voix et présence aux animaux dans votre poésie? Offrent-ils un salut, un décentrement, un écart par rapport à l’humain? Sont-ils nécessaires pour mieux considérer notre environnement et les formes de vies?

Voir la synthèse de l’enquête.

Réponses de: Éric Duvoisin, Alain Freudiger, Ferenc Rákóczy et Antonio Rodriguez.
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Eric Duvoisin

Je n’ai pas de relation directe aux animaux, j’entends par là que je n’ai ni animal de compagnie ni animal de labeur. Mon père d’ascendance paysanne me raconte encore ses tâches d’enfant à la ferme, nourrir les poules, traire les vaches, soigner le cheval et l’amener aux champs pour labourer – mon père a fêté ses 77 ans début décembre et il ne parle pas d’une époque si lointaine en Suisse romande, il parle simplement d’une campagne perdue, d’un monde rural disparu sous le raz-de-marée des trente glorieuses et de la société de consommation. 

 Je n’ai pas de relation affective et quotidienne à un animal, pourtant, tout autour, la vie animale vibre et se manifeste sans cesse: les mésanges viennent picorer les graines devant la vitre, l’herbe autour de la maison est trouée de tunnels creusés par les souris ou les taupes, des merles viennent chaparder mon buisson de baies, les vaches secouent leurs cloches dans le champ d’à côté, les milans voltigent en vol plané à l’affût d’une proie, les chiens du voisin chasseur gueulent chaque fois que je passe, des chevreuils déposent leurs crottes dans notre jardin, l’autre jour une maman hérisson et sa portée migraient au fond des bois, à la recherche d’un abri – la vie animale traverse mon quotidien et bruisse de partout. La nuit, lorsque je dors, renards, sangliers, hiboux, chauve-souris s’en vont à l’aventure du manger et laissent souvent des traces de leur passage.  

L’animal est une présence absente, elle hante mon alimentation et mon espace. Dans «bouche bée», une section du recueil Ordre de marche publié en 2016 chez Samizdat, j’ai entrepris une traversée poétique du monde de l’abattoir, et de notre rapport au corps de l’animal. «Bouche bée», c’est la fascination mi ironique mi terrifiée devant l’animal devenu produit de masse, c’est le silence infini et définitif de la bête prise dans les rouages de l’industrialisation mondialisée. Mais rester bouche bée, c’est aussi le saisissement originel devant le monde, l’émotion première avant toute parole. Cette absence de parole devant la vie qui nous submerge, et qui est pour moi l’étincelle initiale et nécessaire pour faire surgir la poésie, c’est aussi ce que nous partageons avec le règne animal: nous sommes d’abord un corps qui pense, qui souffre et qui jubile, une existence sensible.

*

Alain Freudiger

Les animaux occupent une place de choix dans ma poésie, puisque entre 2014 et 2018 j’ai travaillé sur un Bestiaire. Mais à l’image du rapport que j’ai avec eux, ce n’était pas un travail figé ou destiné à la complétude. Il a pris des formes très diverses. D’abord lancé sous forme de projet collectif de poésie performative et sonore, avec les poètes et musiciens Heike Fiedler, Nicolas Carrel, Luc Müller, Marcin de Morsier et Raphaël Raccuia, il ouvrait le dialogue des hommes et des bêtes et des bêtes entre elles. Et cela pour tous les publics, car il s’agissait de réinstaller les animaux au cœur d’une rencontre informelle, surprenante, surgissante, comme cela se passe hors de la poésie. Les animaux nous visitent, et leur présence force immédiatement à la relation, même brève. Évidemment, les sons produits par les animaux jouent aussi un rôle pour ma poésie, d’autant qu’ils sont le matériau qui vient du plus lointain de l’enfance, avec les comptines. Mais les animaux ont aussi cette réputation d’être muets, c’est-à-dire de ne pas répondre en notre langage. C’est pourquoi mon Bestiaire a fini par constituer simplement un corpus de poèmes adressés aux bêtes, en «tu», comme une invitation au dialogue et à leur prise de parole. Et comme seuls quelques rares d’entre eux ont été publiés, la plupart continuent d’exister uniquement sous forme orale, au hasard des projets et des rencontres, des aubaines et des fuites: tout comme la présence des animaux, menacée, incertaine, fugace ou entêtée.

*

Ferenc Rákóczy

Haïku-animalerie

J’ai toujours perçu les mots comme des espèces d’animaux, êtres animés évoluant dans un état quelque peu parallèle au nôtre, et qui s’assemblent de façon quasi indépendante sur la page, pour constituer quelque chose de fugace, enchevêtrement de corps, de traits, d’intentions, de formes jappantes, beuglantes, sifflantes. Le langage façonne notre conscience, mais il est aussi l’expression d’un phénomène qui nous dépasse infiniment  –  celui des grandes et petites voies par lesquelles la nature communique en son sein, créature à créature. Ici tout est lié, tout est pourtant divisé. Osons un premier pas, osons plaider pour la magie:

Tête plongée dans l’eau
une fois au moins les revoir –
les divins silures

Déjà pour l’écolier, il y a ce moment miraculeux où la langue écrite excède le cercle de son corps, pour se déployer plus ou moins librement dans cet autre espace qui le prolonge, prolonge sa main, son bras, autant dire toute la patte si l’on pense en termes d’animal. De l’un à l’autre, où est la différence? Par la force des choses, j’ai toujours aimé écrire des poèmes qui mettaient en scène, très directement, ces voisins immédiats, plus ou moins familiers, surpris dans leur ordinaire, et dont certains sont des amis de longue date.

Parcelle en jachère
peu farouches, les ramiers
y font leurs affaires

Corbeau voletant
dans la poussière – rôdeur
où il n’y a rien

Ou encore, au saut du lit, après un mauvais rêve:

Au pays des ombres
petite mouche insouciante
je ne te veux pas

Je l’ai toujours su, les mots, comme le chant du rossignol, recèlent chacun sa propre modalité expressive, ils possèdent leur texture, leur solidité ou leur douceur, un mouvement naturel et même une coloration caractéristique qui les fait vibrer. Il n’est dès lors pas étonnant que le monde animal, particulièrement celui des oiseaux, si légers, si fluides, si chatoyants, leur soit tout naturellement associé.

Mésanges nonnettes
sit! sit! – je ne vous vois plus
gardez vos secrets

Bêtes ou mots, tout cela finalement est si proche, tellement et en permanence à joindre! Dans un univers en état d’hyperconnection avancé, où se recyclent à l’envi les marqueurs criards de la culture http, assujettissant signes et images dans un incommensurable fatras virtuel, je retrouve aujourd’hui ce besoin vital du poème – corps dru de moineau, modeste, certes, mais substantiellement unifié par la forme verbale qui l’anime du dedans.

Jamais on n’a vu
souris choisir un seul trou –
le chat, lui, le sait

Toiles d’araignées
ployant sous les gouttes d’eau –
et splouf! tout par terre…

Car l’intériorité du poème est avant tout celle d’une forme qui se veut aventure – aventure de l’être. Et donc un blanc, un vide sur lequel se creuse notre trace féconde. Comme l’animal qui passe librement sous nos yeux entre deux taies de brume, le poème demande à l’esprit moins d’être formé par une chose à connaître, que de former une chose à mettre dans la profondeur de l’être. C’est là que cette fameuse magie vient à opérer – magie blanche, bien entendu.

Marchant sur les flots
les grands cygnes se préparent
à voler vers Dieu

Car, au fond, un poème n’est-il pas avant tout cette blancheur sur laquelle vient tinter un mot, puis un autre, comme ce mille-pattes matinal que je vois furtivement glisser sur la pellicule de givre formée à ma fenêtre, dans l’espoir de trouver un abri précaire, ne fût-ce qu’une fente minuscule dans le cadre de bois vermoulu? Je le cueille du doigt, je le mets au chaud près d’une plinthe. Mais mon visiteur intempestif se tortille, puis fait le mort. Je le laisse à ses affres et retourne aux miennes.

Papillon de nuit
je te retrouve l’an d’après…
soie noire sur un fil

Yeux d’amour du braque –
le gâteau, et mes pensées
enrobées de sucre

Il est temps de sortir, enfin – voir le monde. Il a neigé cette nuit. Pictogrammes, traces de pattes, légères, légères… est-ce que je saurai un jour les lire? Je lâche le chien, il fait des sauts dans les congères fraîches, ses oreilles de lapin montent et descendent au-dessus des monticules étincelants. La chasse aux mots est ouverte. Gibier à poils et à plumes, cachez-vous où vous pouvez!

Déchiffrant les notes –
première neige – étourneaux
à perte de vue

*

Antonio Rodriguez

tu sais, je ne te connais pas, et je ne tiens pas à te raconter quelque chose de ma vie, ni à inventer une nouvelle histoire, à te faire croire en quelque chose qui n’existe pas, à adhérer à une idéologie à la mode, mais si j’avais quelque chose à te livrer, une seule chose, je m’approcherais de ton oreille pour te chuchoter ceci: un jour, il y a eu un oiseau; c’était un jour particulier, il est vrai, qui remonte à loin, un oiseau s’est manifesté si fortement, si étrangement, il m’est apparu de telle manière qu’il a tracé devant moi un avant et un après, parfois je me dis qu’il m’a sauvé, littéralement, qu’il est venu me chercher là où personne ne pouvait m’atteindre, il m’a porté alors que je chutais, m’a donné de l’air, du dehors, alors que je perdais pied, dedans, étouffant dans un de ces moments où la vie peut vaciller, dans les resserrements d’une angoisse trop forte ou dans la lassitude d’un mal-être installé, et cet oiseau a surgi d’un endroit improbable, presque impossible, en contrebas d’un village bien connu, au bord d’une rivière qui coule doucement dans la vallée de Conques, tu sais, dans le sud-ouest de la France, soudainement cet oiseau a fusé, là, il s’est élancé, devant moi, il est passé tout près de mon visage, j’en ai ressenti les battements, il a poussé des notes puissantes, stridentes, perçantes, et comme je n’avais jamais vu de martin-pêcheur de si près, comme je n’avais jamais entendu de martin-pêcheur chanter, j’en ai été bouleversé, puis renversé, peut-être retourné, parce que je m’étais justement posé sur ce promontoire rocheux pour reprendre souffle, fatigué d’une longue marche qui devait purger une peine persistante, j’étais épuisé, plongé dans un de ces abattements rares, à vrai dire, que je n’ai plus jamais ressenti par la suite, j’errais depuis des mois dans un deuil interminable, un deuil si labyrinthique que j’avais l’impression d’être emmuré dans mon esprit, et je demandais justement, à cet instant précis, sur ce promontoire, un signe, le moindre signe qui puisse m’aider, non pas celui d’un défunt, mais un signe simple, ample, une évidence pour prouver que quelque chose pouvait répondre ici à mon appel, à un appel, c’était insensé et nécessaire aussi bien, même si, intérieurement, je doutais qu’il y eût la moindre chose capable d’entendre cette voix étouffée ; sauf que cet oiseau a fusé, il est venu à moi subitement, au moment même où j’achevais ma question, il est apparu en signe fulgurant, comme un trait de couleurs au milieu de ma réalité, comme un enchantement répond aux silences, un signal monté des tréfonds de l’insignifiance, des milliers de passages, des vagues de générations et d’oubliés, rien qu’un réconfort au milieu de tout ce vide, alors Antonio, souviens-toi de ce jour-là, il était temps de remonter à la vie lorsque cet oiseau s’est présenté à toi avec son chant, et maintenant tu sais que cette matière, dont tu es fait et qui t’entoure, peut saluer, étrangement, ceux qui l’appellent
— depuis, il reste quelques plumes au bout de mes poèmes, dans le blanc de la page