Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une dizaine d’auteurs. 

enquête #9

 

3 mai 2021

 

Poésie et technologie

Depuis 2015, sept enquêtes ont été menées sur les rapports à la poésie aujourd’hui. Après une enquête sur l’engagement, le vers libre ou encore la valeur de la ponctuation dans la poésie, nous avons proposé aux auteurs de réfléchir à la poésie et la technologie: Quel est le rôle idéal des supports numériques dans la création et la présentation de la poésie aujourd’hui? Dans quelle mesure le passage au numérique permet de revenir à des formes plus sensorielles ou traditionnelles de la poésie (grâce à sa dimension sonore et son potentiel visuel)? Le statut du poète est-il à reformuler aujourd’hui?

Voir la synthèse de l’enquête.

 

 
Réponses de: Cléa Chopard et Brice Catherin, Philippe Constantin, Patrice Duret, Heike Fiedler, Alain Freudiger, Antonio Rodriguez, Pierre Thoma.
Ces pages sont sous le copyright des auteurs: © Chaque auteur reste propriétaire de son texte. Merci de les contacter avant d’utiliser leurs propos.


 

 

Cléa Chopard et Brice Catherin

Rhododendron Numérique 🌺🌺🌺

Bob: Les émojis tuent-ils la langue?

Alice: Les émojis forment un langage hiéroglyphique qui ne remplace pas la langue traditionnelle mais l’enrichit.

Bob: Je crois qu’il n’y a rien que le langage ne soit pas capable d’exprimer en toutes lettres. Même si je valorise beaucoup la poésie visuelle, là n’est pas la question. Je trouve juste qu’il y a un certain type de facilité à utiliser des images de visages qui sourient, pleurent ou font la tête.

Alice: Okay Boomer-Bob. Demandons son avis à une poète.

Cléa: Je sais pas trop si je suis poète. Par contre, je me considère comme vaguement experte en émotions.

Facebook analytics: Notre database indique que vous êtes: poète; pâtissière; performer [unknown category]; mental awareness sensitive; woman. Ces informations ont été partagées avec: marmiton.org; novartis; zaful.com.

 

[sponsored ad]

Cléa: L’avantage du numérique, je dirais, c’est par exemple le travail collaboratif sur des plateformes collectives.

Voir: Google doc poetry [Sophie Fetokaki]

Cléa: Les vidéos que j’ai postées en ligne sur un site créé pour l’occasion n’ont été vues que 7 fois – enfin, pour celles qui ont été les plus visionnées.

Cléa: Mon super ami Brice [remarquable compositeur, musicien, poète, dessinateur et j’en passe] et moi avons créé un blog comme à l’ancienne, avec une interface rose et l’ensemble des poèmes que nous avons écrits depuis un peu plus d’un an. Nous le mettons à jour régulièrement. Mais c’est surtout parce qu’on n’arrive pas à trouver d’éditeur.

Google analytics: Historique de recherche [sélection] pour [Brice Catherin] : Thesis writing services Kenya, are carrot tops edible?, makishi, makishi nudes. Facebook analytics: Blocked and reported by following users in 2019: K, L, A, A, M, J, J, I, M.

           

(C’est lui)

Le statut du poète en tant que créateur est-il à reformuler aujourd’hui? Excellente question. (On demandera à la poétesse plus tard, là elle est occupée à faire un rainbow cake.)

Je demande à ma coloc et amie iranienne pourquoi, selon elle, la poésie est si populaire en Iran. «C’est le seul art qui est encore autorisé, et surtout les censeurs n’y comprennent rien. On peut dire des trucs.»

Quand Facebook a connecté Bob et Alice[1], deux ordinateurs, pour qu’ils apprennent ensemble à «négocier», ceux-ci ont rapidement inventé un méta-langage obscur, totalement incompréhensible pour les chercheurs. On dirait vraiment la définition de «poésie». Lorsque Zuckerberg, Musk, et tous les transhumanistes au sexe mou parce que terrorisés par la chair auront transféré nos cerveaux dans des disques durs, pourrons-nous, comme Bob et Alice, échapper à leurs pitoyables algorithmes en réinventant nos langages? Pourrai-je alors retrouver le disque dur Laura[2] et lui demander pourquoi elle a disparu du jour au lendemain, après avoir mis sa langue dans ma bouche tous les jours pendant des mois? Nos disques durs seront-ils fébriles, médusés, cois, interdits? Le souvenir de notre rencontre ratée sera-t-elle plus ou moins amère en binaire? Les gifs, ces merveilleux kōans muets, seront-ils encore un outil efficace pour décrire et tempérer nos émotions?

Terminator: Dark Fate, le sixième et dernier épisode (à ce jour) de la saga, marque un tournant radical: pour la première fois, le robot humanoïde exterminateur d’humains n’a pas été reprogrammé par ces derniers pour les servir. Au contraire, la machine tueuse a appris elle-même l’empathie et l’humour en observant puis en côtoyant des humains. Cela en fait le récit de science-fiction le plus optimiste que je connaisse.

Quand j’écris à **** [nda: un amoureux] par WhatsApp, c’est aussi de la poésie numérique 💖💖💖

Les émojis savent dire ce que les mots sont impuissants à exprimer. Par exemple:

               Je t’aime 💋💗😻👫

Ou, de façon plus tangible:

               Tu vas voir ce que tu vas voir ce soir

  • 👆👆👆✊✊
  • 😂
  • ✊✊✊
  • 🙍🙅🙅🙅🙇🙇
  • ✊✊✊✊

Une amie qui est aux beaux-arts m’a dit hier soir qu’en ce moment tout le monde fait de l’art Instagram.

Par exemple, la poésie en ligne me permet d’écrire des choses comme ça:

Pourtant passés tous deux trente-six ans, ô, ma reine,
Deux rescapés sublimes ayant survécu aux
Abîmes de l’âge adulte, pendant une semaine
Nous nous aimons follement, comme deux ados.
(extrait d’un poème[3] de Brice Catherin®)

Dans un vrai livre, ça passerait moins bien.

Cléa: Je sais pas si tu as vu passer cette chaîne de poésie pendant le confinement. C’était plutôt émouvant. Mais personne ne m’a répondu, alors que j’ai envoyé le message à 20 personnes, comme c’était demandé. C’est un peu triste quand même, j’aurais bien aimé voir le poème qui en aurait résulté:

Hi girls!
You might already have received this email many times… I know it’s a bit kitschy, but after receiving it for the fourth time I finally decided I would play the game 🙂
(don’t feel you have to do it, though – it really annoyed me the first time I got it)

xxx
Cléa

_________________________

Hi,

This is an email collective for an uplifting exchange through Women poets/writers.

Please send a poem/quote/thought (in any language you like) to the person whose name is in position 1 below (even if you don’t know her). It should be a favourite text/verse/meditation that has affected you. Don’t agonize over it.

        1. [undisclosed email address]
        2. [undisclosed email address (mine)]

After you’ve sent the short poem/verse/quote/etc. to the person in position #1, and only that person, copy this letter into a new email. In the text, move my name to position #1, and put your name in position #2. Only my name and your name should show in copy of the new email. Then, send the email to yourself and BCC 20 friends (blind copy).

It will be fun to see where they come from and what they say. Seldom does anyone drop out. The turnaround is fast, as there are only two names on the list, and you only have to do it once.

Take care,

Après j’ai reçu la même chose, mais cette fois pour des recettes de cuisine.

Premier Service.
Pour le milieu un Surtout.
Aux deux bouts du Surtout deux potages.
Un d’une Poularde en Julienne, aux oignons blancs.
Un de six petits Pigeons aux Ecrevisses de Seine.
Pour les quatre coins du Surtout quatre Entrées.
Une de Cannetons de Roüen en popiettes, une essence.
Une de noix de Veau à l’oseille.
Une d’un Dindonneau gras aux concombres.
Une de Timbales au salpiquon.
Quatre Entrées aux quatre coins de la Table.
Une de Pigeons au gratin, une truffe chaque.
Une de Poulets aux œufs au beurre de Vanvres.
Une de gigot de Mouton à l’eau.
Une de Lapreaux aux fines herbes.
(…)

Source: Nouveau traité de la cuisine avec de nouveaux desseins de tables et vingt quatre menus ; où l’on apprend ce que l’on doit servir suivant chaque Saison, en gras, en maigre, & en Pâtisserie ; & très-utiles à toutes les personnes qui s’en mêlent, tant pour ordonner, que pour exécuter toutes sortes de nouveaux ragoûts, & des plus à la mode, David, Paris, 1739, 2 volumes, rapportée par Sandrine Krikorian, docteur en histoire de l’art et guide conférencière, lauréate du prix Monsieur et Madame Amphoux 2014 de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille.

Episode 87

Olga est attirée par une recette de rainbow cake alors qu’elle vague sur internet. Enthousiaste, elle se précipite dans sa cuisine. Elle réalise avec dépit qu’il lui manque les trois quarts des ingrédients. Elle soupire et son visage semble soudain excessivement triste. Elle compte ce qu’il reste dans son placard: du sucre, un peu de farine, du lait en poudre, un sachet de levure chimique, 1 œuf dont la date de péremption est dépassée de cinq jours, une demi-plaque de chocolat. Olga semble perplexe. Dans son moteur de recherche elle écrit : pâtisserie avec un seul œuf. Les recettes qui lui sont proposées la déçoivent. Elle continue ses recherches, regrette de ne pas avoir de réserves de crème, de colorants alimentaires, de cannelle, de tofu soyeux, de purée d’amande ou de noisette, de chocolat, d’essence de vanille ou d’amande amère. Elle s’en veut de n’avoir rien acheté d’autres que des légumes, sous prétexte qu’elle devrait arrêter le sucre qui est addictif et qui est peut-être la cause de son mal-être chronique. Frénétique, elle multiplie les onglets et les recettes de cakes, cookies, muffins, glaces maison, cupcakes, barres énergétiques, gâteaux vegan, biscuits, flans, parfaits glacés. Elle se lève soudain et se dirige vers la cuisine. Dans l’idée de faire un gâteau à la ganache, elle essaie de faire une crème en mélangeant du lait en poudre avec de l’eau et de la farine. Elle rajoute du sucre. La crème fait des grumeaux. Elle rajoute de l’eau mais les grumeaux brûlent au fond de la casserole. Elle paraît énervée. Elle goûte les morceaux de crème brunis, se brûle le palais et jette violemment la casserole dans l’évier. Elle prend un grand bol où elle mélange le peu de farine qui reste, deux cuillères à soupe de lait en poudre, l’œuf battu, du sucre et de l’eau. Elle essaie de râper la demi-plaque de chocolat sur l’appareil mais comme se mains sont moites le chocolat se met à fondre. Elle décide alors de le faire fondre complètement dans une petite casserole, puis l’ajoute au reste avec un peu de levure chimique. Comme elle n’a pas envie d’attendre près d’une heure que le mélange soit cuit, elle recherche sur son ordinateur si un cake peut se cuire à la poêle. La première entrée qu’on lui propose est un gâteau aux pommes rapide, cuit à la poêle. Elle ne prend pas le temps d’ouvrir la recette, graisse sa poêle et y jette la mixture avant que la poêle ne soit chaude. Le mélange, trop solide, se répartit mal et fait de gros morceau qui cuisent de façon inégale. Certains sont brûlés, d’autres encore humides à l’intérieur. Olga dévore tout à même la poêle.
Peu après, le ventre douloureux, elle se rend aux toilettes où elle se fait vomir. Elle s’étend sur son canapé, où elle reste plusieurs heures à fixer le plafond.

Le lendemain quand elle allume son ordinateur, la première publicité ciblée qui apparaît dans sa messagerie web est «recettes faciles».


[1] https://www.the-mass.com/may-2020, p.10.
[2] Voir Brice Catherin & Cléa Chopard, Rhododendron Normal, à lire dans Mon Lapin Quotidien, journal qui reste non numérique à ce jour.
[3] Ibid.

*

Philippe CONSTANTIN

Le temps
À flux tendu
Rétracté
Quantique
Et non quantique
Un récit
L’information
Précède sa naissance
Sa source
Collision des images
Nouveau Big Bang

Nous n’avions besoin
Que d’une canne pour nous soutenir
Puis deux
Puis dix
Puis mille
L’homme augmenté
S’échappe des contraintes
Pour mieux s’enfermer
S’enliser
Dans ses rêves de libertés

Sommes-nous tous égaux
Face à la machine?

Humanisme
Transhumanisme

Jeder Mensch
Ein Dichter ist
Aber Blut ist immer noch rot
Il est doux de penser
Au grain de la peau du robot
Doux de penser
Aux paradis technologiques
Artificiels

Je ne pense plus
Ne baise plus
N’écris plus

Tu es là pour ça
Dans le déduit
De l’informatique
Bits et méga bits
Bits et gigabits
Bits et térabits
Pour ne penser
Plus qu’à cela

Le partage virtuel
Les réseaux sociaux
Qui isolent
La toile sur laquelle
Nous nous engluons
Piège
Et pourtant
Cette facilité
Cette multiplicité

Soudainement une star naît
Ils sont des millions
À suivre le rêve
D’une poésie
Qui ne s’écrit plus
Ne se dit plus
Sinon
Par pixels interposés

Là est tout notre futur
Nos partages
De connexion d’amour
Rencarts je te zoom
Gros plan sur ta vie
Ta misère ton sexe
The skype
Lucy in the skype

Dans une grotte
Ou dans la savane
Écran géant
Le griot s’abreuve
Aux souvenirs
D’un temps révolu
Qu’importe
Les lions
Sont tous morts

*

Patrice DURET

Sans nuance s’insurger
le papier et la flore
abîme des sens
monceau d’émerveillement
restent au cœur du babil

*

Heike FIEDLER

Poésie et technologie – un essai

Déjà Nietzsche notait que les outils d’écriture façonnent l’esprit, peut-on lire dans le grand livre emblématique Gramophone, Film, Typewriter (1986, p. 293) de Friedrich Kittler, historien de la littérature et théoricien des médias. Qu’il s’agisse de l’esprit d’une personne ou d’une époque, l’évolution des technologies a des répercussions directes sur l’ensemble de nos pratiques artistiques. Dans le domaine de la littérature, on retiendra surtout l’invention de l’imprimerie et de l’écriture numérique quelques siècles plus tard. Au-delà des transformations que ces deux évènements engendrent au niveau des pratiques artistiques, on retiendra également la démocratisation de l’accès au savoir qui en résulte. N’oublions pas qu’avant l’invention de l’imprimerie, ce ne fut qu’un cercle restreint de quelques hommes qui étaient alphabétisés et qui détenaient le pouvoir sur le savoir. Bien que leur activité en parallèle de copiste ait permis de conserver pas mal d’écrits qui autrement auraient été perdus, on ne s’en étonne point que les écrits des femmes, actives déjà durant l’antiquité, n’aient pas été considérés en raison de leur statut. Nombreuses sont par ailleurs les personnes qui pensent encore aujourd’hui qu’elles n’auraient tout simplement pas existé, une idée erronée, comme le démontre le livre Les femmes philosophe de l’Antiquité Gréco-Romaine (Régine Pietra,1997).

Si l’imprimerie et l’écriture numérique, indissociable des ordinateurs, tablettes ou téléphones portables, ont contribué et contribuent à maintenir le processus de démocratisation et participent indirectement à la lutte des femmes vers plus d’égalité face au savoir et au savoir-faire notamment, il ne faut pas perdre de vue qu’il reste encore bien du chemin à parcourir, mondialement parlant. Il convient d’être vigilant, de ne pas baisser la garde, au risque de perdre les acquis avant même de les avoir atteints complètement, comme l’a encore rappelé récemment l’activiste Angela Davis lors de son intervention au FIFDH à Genève. C’est dans ce sens qu’il convient de pointer les inégalités et les mécanismes de racisme structurel qui persistent aussi dans le domaine de la technologie, permettant la production bon marché des outils technologiques que nous utilisons au détriment d’une main-d’œuvre largement exploitée, sans parler des nuisances pour l’environnement.

L’écriture numérique est devenue tellement familière et omniprésente que nous ne l’interrogeons plus vraiment, tout en perfectionnant nos compétences. Le problème éthique qui en résulte se pose aussi pour les artistes qui travaillent dans le domaine de la création informatisée, un fait qui a amené Eugenio Tisselli à interrompre son activité de programmateur durant un laps de temps, avant de trouver, à titre personnel, des solutions pour contrecarrer ce dilemme. Il a par exemple développé un projet au sein duquel les personnes directement concernées par l’exploitation participent au processus de création pour dénoncer la misère de leur condition, tout en utilisant les outils pour lesquels elles extraient des minéraux, justement[1].

Néanmoins, la démocratisation des savoirs via internet ou le world wide web (www) profite aux collaborations et connections étroites entre chercheurs et entre artistes, y inclut poétesses et poètes, comme témoignent, entre autres, les nombreux festivals internationaux de poésie à travers le monde. Le chercheur et poète Antonio Rodriguez, directeur et initiateur de ce festival de Printemps de la poésie dans le cadre duquel j’écris cet essai, compare très justement l’écran de son ordinateur avec la fenêtre par laquelle il regarde l’extérieur. C’est dans la fenêtre-écran de son ordinateur – et de nos ordinateurs en extension – que se joue ce qu’il appelle «l’acte poétique en réseau»[2]. Les liens ainsi construits sur le partage de contenus, de recherches et d’informations visent une universalité partagée et positive et se situent bien au-delà d’un certain abrutissement que l’on peut parfois observer sur le commun des réseaux sociaux. De manière subtile, Antonio Rodriguez les évoque, entre autres, comme surface dans laquelle se miroite quelques egos trop prononcés de personnes actives dans le domaine de la poésie à travers des mises en scène de soi. Toutefois, ces mêmes réseaux et plus précisément Instagram, sont des vecteurs pour des créations poétiques hors du commun, comme nous pouvons lire dans un article paru récemment au sujet de Rupi Kaur, Rim Battal ou Cécile Coulon, ces «Poétesses en liberté».

Après ces quelques considérations de nature plutôt générales sur la technologie dans le domaine de la littérature, j’aimerais rappeler l’impact foudroyant, provoqué, il y a quelques années, par l’émergence des livres numériques que l’on accusait, à tort, de mettre en péril l’existence du livre imprimé. La controverse s’est calmée depuis. Au lieu d’une concurrence effrénée, on constate aujourd’hui la simple existence de deux marchés parallèles, voire complémentaires. Beaucoup de livres mènent en effet une double existence, édités à la fois sur papier et sur le web. Parfois, il s’agit d’un simple transfert du contenu d’un média (le livre imprimé) à un autre (le e-book). Mais il arrive aussi – et c’est ici que l’écriture numérique devient artistiquement parlant intéressante – que la création littéraire/poétique soit conçue dès le départ dans une perspective qui exploite les possibilités inhérentes aux ordinateurs, c’est-à-dire l’utilisation simultanée de l’image, du texte et du son. Le texte apparaît alors sous la prémisse de «l’intermédialité», qui consiste en la coexistence d’éléments qui furent longtemps séparés. La vidéo-poésie, présentée dans le cadre de ce festival, émane directement de cette pratique[3].

L’utilisation des technologies modernes nous ramène à l’énoncé de Nietzsche évoqué au début de cette contribution, à savoir que les outils d’écriture façonnent l’esprit, c’est-à-dire la pensée. En même temps, ce sont les esprits, le savoir-faire des humains, qui façonnent les outils, offrant à leur tour des possibilités qui modifient, voire bouleversent, l’ensemble du domaine de la littérature et les éléments qui la composent. Nous avons vu que l’intermédialité, l’interaction de différents médias, sollicite une pluralité de sens, à l’exception du goût et de l’odorat, encore se peut-il que l’on ait déjà inventé quelque part des écrans qui diffusent des odeurs aux goûts de pomme ou de fraise. En tout cas, nous n’avons pas attendu le confinement pour entendre parler du baiser par écran interposé via l’application kissenger. Si le baiser révèle ici d’un phénomène passager, éphémère, il a été immortalisé dans le domaine de la photographie sous le nom Le Baiser de l’hôtel de ville, la photo célèbre de Robert Doisneau, réalisée, elle aussi, grâce au progrès de la technologie.

Regardons de plus près la création poétique pour embrasser quelques aspects de l’écriture numérique. À partir du moment où le texte est produit par l’ordinateur, donc aussi celui que je suis en train d’écrire grâce au système binaire, il acquiert des caractéristiques qui le distinguent du texte écrit sur papier ou gravé[4] dans la pierre. Le texte réalisé avec l’écriture informatisée est «mobile, engendrable, instantané, interactif, délocalisé». Les artistes qui cherchent à exploiter ces possibilités inhérentes au texte informatisé procèdent selon un principe qui veut que «l’originalité [du texte] ne réside plus dans le produit, mais dans les modalités de production»[5]. Écrire ne signifie plus simplement l’agencement des mots présents dans nos langages naturels dans une perspective poétique, mais de savoir utiliser ou appliquer les langages formels, informatiques dans le but de créer une poésie qui joue avec les potentialités que la technologie permet de réaliser. De ce fait, le concept d’auteur connaît, de manière incontournable, un élargissement, allant souvent de pair avec celui de programmateur. Savoir réaliser la mobilité des lettres sur écran nécessite des collaborations ou des créateurs qui créent les programmes permettant de réaliser les effets d’écriture recherchés. L’auteur-programmateur Jörg Piringer est un exemple édifiant dans ce genre et il n’est pas anodin de mentionner le fait qu’il fut candidat au prestigieux Ingeborg Bachmann Preis en Allemagne.

Une telle approche de la poésie qui cible la matérialité du langage, comme isoler une lettre de la chaîne linéaire de la phrase pour en faire un objet littéraire, n’est pas seulement le produit de l’informatisation de l’écrit. Nous voyons ici l’aboutissement des multiples pratiques poétiques qui parcourent l’histoire de la littérature depuis le dernier millénaire. Je ne rentrerai pas de manière détaillée dans chacun de ces mouvements qui sont le lettrisme, le dadaïsme, la poésie visuelle, sonore et concrète ou encore les récits algorithmiques de Raymond Russel ou de Georges Perec. N’oublions pas que ces mouvements ont été perçus et se percevaient comme étant révolutionnaires, avant d’être récupérés pour finir dans nos musées et même à la Fondation Bodmer à Genève. Allez voir, si vous ne les avez pas déjà vus, les objets consacrés au lettrisme qui y sont exposés.

Il n’y a que peu d’écart entre les récits algorithmiques mentionnés plus haut et les algorithmes produits par l’ordinateur, dont le trait commun réside dans la notion du hasard quant à l’agencement des éléments qui vont constituer le texte littéraire. Un autre exemple connu, placé sous l’égide de l’imprévisible, est le fameux poème de Tristan Tzara, intitulé Pour faire un poème dadaïste[6].  Il s’agit en fait du premier cut-up («Prenez un journal/Prenez des ciseaux…»), revendiqué plus tard par Brion Gysin, auteur emblématique de la Beat-Generation. En 1961, c’est le poète italien Nanni Balestrini qui présente, en collaboration avec le programmateur Alberto Nobis, le poème Tape Mark 1[7] créé à partir d’un algorithme qu’il inventa. Quelques années plus tard, c’est le poète français Jean-Pierre Balpe qui conceptualise et théorise des générateurs littéraires automatiques à partir des bases de données qui sont indispensables pour permettre à l’ordinateur de générer des textes. Ces mouvances de poésie en lien avec la technologie et l’écriture numérique connaissent de multiples ramifications à travers le monde. C’est la machine qui va dorénavant écrire le texte et s’ériger en auteur autonome des poèmes qu’elle génère.

Le concept de l’auteur vivant qui serait lui seul capable d’être inventif n’est pas seulement interrogé, il acquiert une extension que plus personne ne peut ignorer. Or, il ne s’agit point de détrôner ou dévaloriser la poésie écrite par des personnes en chair et en os, mais d’élargir le concept d’auteur aux machines qui produisent – oui – de la littérature. Dans cette même idée se développe, en Amérique, la poésie dite conceptuelle, avec la différence que ce ne sont point les auteurs qui fournissent du matériel pour que l’ordinateur puisse produire, ici, c’est le monde de l’internet qui fournit le matériel linguistique que les auteurs vont saisir pour agencer des constellations de phrases, le texte poétique. Un des représentants les plus connus est Kenneth Goldsmith avec son concept provocateur de uncreative writing ou encore Vanessa Place, que j’ai eu le plaisir de rencontrer lors d’un des festivals de poésie auxquels je participe sur nos cinq continents. La poétesse, qui exerce la profession de juge par ailleurs, s’empare, entre autres, des derniers mots des condamnés à mort qu’elle trouve sur le web pour en faire un texte poétique et participe, ce faisant, à dénoncer une pratique politique à nos yeux insoutenable, celle de la peine de la mort.

Que ce soit l’auteur qui crée des œuvres poétiques à partir de l’écrit qui existe déjà dans le monde au lieu de l’inventer ou l’ordinateur qui fonctionne en tant que générateur du texte poétique, ils sont directement issus des technologies présentes dans notre environnement. Malgré tout, l’être humain est indispensable pour conceptualiser des programmes et pour fournir des bases de données permettant aux machines de fonctionner, bien que les intelligences artificielles deviennent de plus en plus capables d’agir de manière autonome, là aussi à partir de masses de données qu’on leur donne et que les machines traitent selon la fonction à laquelle elles sont assignées.

Pour ce qui est de la poésie, on retiendra surtout le nom de l’auteure Liza Gennart et de son premier recueil Vysedky vzniku (fr.: Résultats de création). L’accueil enthousiaste de sa poésie est unanime, en raison de quelques contenus inattendus et touchants et parce qu’il s’agit du premier livre dans son genre. Un livre imprimé, puis publié par une vraie maison d’édition, dont l’auteur est une machine. A neuronal network, comme disent ses parents, qui sont Zuzana Husarova, poétesse et chercheuse-enseignante, ici dans le rôle autoproclamé du père et le programmateur Lubomir Panak, dans le rôle affirmé de la mère. Liza Gennart est nourrie avec des fragments de langue issus de magazines renommés en Slovénie, où le couple réside, et de la poésie contemporaine de ce même pays.

Il serait encore possible de faire une excursion dans le domaine de la performance poétique qui utilise des technologies modernes, au lieu de se réaliser avec la voix nue comme seul outil. Faute de temps, je termine mon essai ici, avec un rapide retour en Suisse, où se déroule depuis 2016 le festival Printemps de la poésie. Ce festival est une véritable plateforme, où se tissent des liens entre les acteurs et actrices du monde de la poésie, où est mise en valeur la diversité des expressions poétiques qui trop longtemps se côtoyaient de loin seulement. C’est dans cette logique de diversité qu’il convient de savourer les informations que je viens de présenter. Le fait que je m’intéresse à la poésie qui se construit en faisant appel à la technologie n’empêche pas que dans ma bibliothèque se trouvent des livres de Sylviane Dupuis, Vahé Godel, Philippe Jacottet ou José-Flore Tappy, pour citer quelques noms plus familiers dans nos régions. Parlant de ma bibliothèque, je vous invite cordialement à venir voir les légendaires housevenTs que j’organise de temps en temps.


[1] Eugenio Tisselli, The heaviness of light.
[2] Antonio Rodriguez, Pour en finir avec l’universel partage, podcast, 2021.
[3] Voir aussi: Zebra poetry film festival.
[4] L’imagination informatique de la Littérature, PUV, 1991, p. 15.
[5] op.cit., p. 27.
[6] Tristan Tzara, «Pour faire un poème dadaïste».
[7] Nanni Ballestrini, «TAPE MARK 1».

Sur les interactions entre poésie et technologie, découvrez aussi la capsule d’Heike Fiedler dans le cadre du Mapping Festival le 23 mai 2021 ici.  

*

Alain FREUDIGER

Je vais répondre par une pirouette en retournant la question. Qu’est-ce que le numérique fait à la poésie? Mais aussi: qu’est-ce que la poésie fait au numérique, qu’est-ce que la poésie fait du numérique?
J’ai tenté d’y répondre à ma manière dans plusieurs créations poétiques et sonores, notamment dans la performance LeManagement avec le batteur Jérémie Conne (aux Brussels Poetry Fest 2016, Poésie en Ville à Genève 2016, et au Printemps de la poésie à Lausanne en 2017), une performance qui faisait la part belle à la langue technocratique managériale jusqu’à la transformer tour à tour en pâte purement sonore, en courts poèmes rythmiques à assonances, puis en longue «chanson de gestion».
De même, dans le spectacle Blabla Data Machine avec l’ensemBle baBel et Gaël Bandelier, Flynn Maria Bergmann et Nicolas Carrel (Grange de Dorigny, Lausanne, 2020), l’un de mes poèmes performés reproduisait les rythmes, les hésitations et les corrections de mots ou de phrases d’un clavier d’ordinateur, une lettre chassant l’autre, la touche delete se voyant activée et oralisée, tout comme la réécriture live de différents passages du poème.
Donc bien sûr le passage au numérique accompagne un mouvement plus large de la poésie contemporaine vers la performance, l’oralité, la vidéo, la sonorité. Il l’accompagne et le suscite à la fois.
Mais pour finir je voudrais répondre à la question par un descriptif de la performance Nouvelle Economie (de Moyens), création performée au festival Les Topophoniques à Lausanne en 2016 et qui est sans doute parmi mes travaux poétiques, celle qui est la plus proche de ces questionnements sur la poésie et le numérique:

« Nouvelle Economie (de Moyens) » développe des textes et des sons en lien avec les outils du management et les technologies numériques, pour en faire sourdre et sonner les logiques, les cadres, les prescriptions et les aberrations. Depuis les discours managériaux et leurs mots-concepts jusqu’aux pratiques les plus individualisées d’auto-entreprise et d’auto-évaluation, en passant les messages pré-découpés et la saisie semi-automatique. Il s’agit de jouer avec les mots et les sonorités de l’efficience gestionnaire et de la numérisation contemporaine pour les faire rentrer dans le cadre de l’articulation sonore, ou les mettre en pièces jusqu’à en faire de la poésie.

Et voici ce qu’en dit le programmateur et performeur Nicolas Carrel, qui m’a invité à la rejouer au foyer de la Grange de Dorigny en 2016:

«La particularité du texte lu par Alain Freudiger est que toute la matière première textuelle n’est pas de lui. Aucun mot ne provient de la plume même de l’écrivain. Bien sûr, le travail minutieux sur l’agencement des mots et des sons, la manière musicale de les faire se rencontrer ou se percuter fait que nous pouvons attribuer, sans aucun doute possible, le texte à la poésie de Freudiger. Et pourtant. Nous avons affaire ici à un montage de textes voire à un montage de mots ou d’injonctions numériques qui résonnent comme autant de slogans orwelliens.
La matière textuelle est entièrement issue de la novlangue des géants du web que l’on appelle GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon). Alain Freudiger sélectionne avec malice ce qui lui apparaît le plus absurde dans ce langage-action devenu quotidien pour des millions d’êtres humains. Tout y passe: «boutons» langagiers performatifs, menus déroulants, saisies semi-automatiques. Tentons l’expérience. Tapons sur le moteur de recherche Google «les Suisses sont…» et l’on s’apercevra qu’ils sont «nuls en drague», «racistes», «nuls en drague le matin» et «champions du monde de l’endettement»! Le langage créé par les géants du web et leurs logarithmes s’impose à nous sans que nous en trouvions à redire. C’est un langage fonctionnel dont nous avons oublié jusqu’à la signification première».

Alors pour conclure, si le statut du poète est à reformuler, à mon sens c’est principalement dans la mesure où il fera du numérique un matériau poétique en soi, plutôt qu’un simple outil de diffusion ou médium.

Lausanne, 4 mars 2021,
Alain Freudiger


Liens vidéo vers les performances citées:

LeManagement: https://archive.org/details/LeManagementExcerpts.

Blabla data machine: https://vimeo.com/398329905.

Nouvelle Economie (de Moyens): https://www.youtube.com/watch?v=Nqaic0oO0rs.

*

Antonio RODRIGUEZ 

«L’universel partage» proposé par l’actuel industrie numérique tend à nous réduire: sois clair, spectaculaire, simplifie en «pour» ou «contre», provoque en te dévoilant, raconte ce que tu caches, attire, juge, exclus, réagis par le nombre, sois tyranniquement démocratique, toujours transparent, toujours visible, influent si tu peux, pour te sentir exister. Partage ce que tu partages déjà avec ceux qui partagent de plus en plus; place ce que tu connais comme une évidence et insulte ceux qui n’y adhèrent pas.

Aussi, au journaliste qui, après l’exposition Code/Poésie, me qualifiait de «peu technophobe», ai-je répondu par l’affirmative, en ajoutant aussitôt être «peu technophile» également. Si les écrits poétiques se répandent aujourd’hui, par-delà le livre, sur les technologies numériques, l’appel à y contribuer m’a paru depuis 2011 une nécessité. Pourquoi laisserions-nous le flux de nos vies entre les mains des ingénieurs, dont les inventions sont parfois créatives, mais dont le fonctionnalisme reste inquiétant?

La poésie offre un écart.

Car le poète (femme, homme, non binaire) a pour jeu de détourner les technologies de leur attribution initiale, souvent prévue pour l’échange rapide, le partage simple, la rencontre sans lendemain, la clarté du tout-va-bien, qui se finit fatalement sur les réseaux sociaux par des pugilats généralisés et des brutalités. Tonalité d’époque, «égopopulisme» partout répandu. Or, tout comme les poètes n’ont pas laissé la presse mécanique à la religion ou aux seuls récits (qu’ils soient épiques ou romanesques), tout comme ils ont transformé la double-page en un poème progressivement spatialisé, sans le chantre derrière, je voudrais investir aujourd’hui les supports numériques, non comme s’il s’agissait d’une fin ou d’un salut, mais uniquement d’une étape nécessaire pour notre souffle.

La poésie offre un souffle peut-être.

Les générations futures parleront de nous comme «de primitifs du numérique», en inspectant nos maigres réalisations, que nous pensions encore un peu magiques. Aussi, je m’interroge: comment élaborer un monument numérique par la poésie aujourd’hui? Où se tiendrait-il? Comment rendre le futur un peu moins condescendant à notre égard? Ce monument à rêver m’incite premièrement à inspecter la splendeur des écrans – non ceux de nos ordinateurs ou des téléviseurs communs, mais les écrans les plus exceptionnels fabriqués de nos jours –, comme nous caressions jadis un papier Japon ou un Chine. J’essaie d’y apporter le poème, qui reste le noyau de tout acte poétique. Un poème, tel «Responsive Europa», avec la typographie dynamique de Demian Conrad, à la pointe de l’art typographique numérique, ou du patrimoine avec Poetrify, une nouvelle forme d’anthologie, sur laquelle s’appuyer pour vivre en poésie. Sur papier, nous le savons, le poème n’est plus l’achèvement de la poésie, qui reste foncièrement inachevée, et se trouve reconduite sur les pixels ou quelques festivals.

Par-delà le livre d’artiste, le multimédia poétique et artistique.

Le livre aussi était le résultat d’une technique, et non la voix du poète qui parvenait directement dans une chambre. Illusion des chambres d’écriture et de lecture, des chambres à soi, prises dans les maillages d’une industrie qui ne disait pas son nom. Industrie déployée à partir du monde mécanique, de la «presse», qui a capté progressivement dans ses rets l’essentiel de l’esprit et de la poésie en Occident, en déclassant les autres pratiques de poésie, chantées, dansées, populaires. La diffusion sur le territoire s’est produite par un formidable réseau de transports, de remorques, de wagons. Nous entendions encore au XXe siècle le cliquetis en tournant les pages. Avec l’assurance des missionnaires, garants du Progrès, accompagnant les colons dans le monde «sauvage», combien de livres, de poètes nobélisés, d’universitaires spécialisés allaient répandre la liberté et le salut sur l’ensemble des continents. Nous avons à peu près réalisé ce «monde»: la «civilisation» a triomphé. Ironie du sort.

Aujourd’hui, les pixels ont supplanté, comme un autre grain, celui du papier et du livre. Je ne regrette pas le modèle industriel du livre, qui numérisait en Inde, achetait le papier au Gabon, mettait en page en Turquie, imprimait au Maroc, reliait en Italie, puis stockait le trésor de l’esprit national dans les campagnes de la Beauce. J’aime les éditeurs artisans de poésie, qui ont émergé dans les années 1980-1990. Il y en a beaucoup en Suisse (Empreintes, La Dogana, L’Aire), en France et dans tous les pays occidentaux. Tarabuste, l’éditeur de ma trilogie sur l’Europe, possède sa propre presse, son propre entrepôt, dans un petit village. Ils font les marchés, les festivals, ils vivent en poésie.

Ptyxel est une clé pour l’espace poétiquement coordonné des pixels.

Le «pour» ou «contre» des technologies en poésie me rappelle le «oui» ou le «non» des débats pour le construire la paix sur le continent. Des simplifications, qui cachent les nuances, les superpositions propres à la conscience, qui ont besoin de temps, de textes.

Alors, j’aime regarder par la fenêtre, voir la poésie dans le monde environnant, avec toute la poésie que nous faisons «autour de nous», car la poésie se présente d’abord dans notre monde environnant. Mais, en ces temps de pandémie, je regarde aussi par une autre fenêtre. La fenêtre de l’écran, ces milliers de pixels, qui transportent du texte, des caractères, des images, des films, des messages, des photographies. Je regarde par la fenêtre. Je déchiffre mon écran.

Les codes se superposent en poésie.

Tout au monde existe pour aboutir à un livre, écrivait Mallarmé. Mais je dirais plutôt qu’aujourd’hui tout au monde existe pour aboutir à un Réseau. Ainsi va l’esprit.

Je regarde par la fenêtre. Je regarde par mon écran. Je me mets à rêver d’un territoire qui lie poétiquement les deux fenêtres, comme une vallée lyrique autour de moi. Une vallée où les actes de poésie sont certes de bravoure, mais non plus d’héroïsme pour la statue ou la stature. Une vallée où s’associent les flux créatifs de chacun pour prendre soin de ce qui est autour, et croître de manière indéfinie, c’est-à-dire, en restant ouvert aux vagues. Les pieds servent d’ancrage, dans le sol retrouvé. Je suis ici, et j’y découvre le monde entier. Le territoire se donne comme un réseau de connexions entre les reliefs, les vallons et les rivières; un bassin versant d’individus, de gestes poétiques, qui montent, se concentrent, et claquent une bonne fois pour toute dans le temps.

Une vallée lyrique surgit au milieu du continent.

Comme un sol qui reflète le ciel.
Par ma fenêtre.
Par mon écran.

*

Pierre THOMA

En préambule, j’aime bien l’écrire en poe∫ia, ce qui lui offre un second hiatus, rendant le mot – tout à l’italienne – encore plus sonore. Et puis, avec le ‘∫’, poe∫ia peut à choix se faire, comme elle peut l’être, sifflante ou chuintante. Même murmurante, cette fois en poemia, ‘m’ du ‘m’ienne avant d’être ‘s’ociale (j’y reviendrai).

En écrivant à la plume, étant obligé de tremper régulièrement sa plume dans l’encre, puis de la tailler, on subissait une double rétroaction, l’une matérielle, l’autre temporelle. Avec la machine à écrire, la rétroaction se faisait résistance, qui allait s’atténuer avec l’électrique. Puis est venu le clavier quasi sans résistance avec la visualisation très claire du produit de l’écriture sur un écran, offrant des variantes ou une correctibilité instantanée. Claire oui, mais avec une interface virtuelle. De matérielle, la rétroaction est devenue virtuelle.

Avant d’être une machine à écrire (j’aime bien écrire en caractères ‘Courier’), un ordinateur, outil éminemment numérique, se programme. Dès lors, rien n’empêche l’artiste d’intervenir sur son propre outil.

Pour ma part, j’intègre les deux processus: rétroaction et programmation. Ce que je fais lorsque je programme mon ordinateur pour qu’il m’improvise du texte que je lis en public en temps réel. Ou lorsque, toujours avec mon ordinateur que je programme là aussi, j’enregistre de la parole et que je découpe les sons parlés en micro-durées avec lesquels j’improvise également en temps réel.

Avant d’être action du poète sur le lecteur, son autre, l’écriture est rétroaction sur lui-même. De ‘se’ lire ou se re-lire instantanément est capital dans tout processus d’écriture. Lorsque l’on programme son ordinateur, ce n’est pas la syntaxe souvent très rigide du code écrit, mais le résultat plus ou moins immédiat du programme ainsi réalisé qui opère en fort rétroacteur. Aussi parce que là, les erreurs peuvent devenir créatives et induire des pistes d’écriture, voire de pensées nouvelles, sources de sérendipité, quoi, mot que je cultive avec bonheur depuis que je programme moi-même.

La technologie digitale ouvre des champs énormes en matière d’interaction, comme la création de textes par interfaces de rétroaction machine-public (c.f. la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud à l’exposition ‘Code/Poésie’ en 2020). Universellement, ses possibles réalisés ou à venir sont en infini, et c’est passionnant, prometteur, vivant. Il faut et il suffit simplement que l’artiste sache s’il veut jouer (voire en la paroxysant) sur la rétroaction, de lui-même à son geste ou à son lecteur/public.

Loin de tout dogmatisme ou de mainstream obligé, l’écriture, la poe∫ia, doit continuer à rester libre dans son élaboration et sa transmission. Bien que des exceptions existent (récolte de matériau textuel par reconnaissance vocale ou par ratissage sur internet), elle est et restera digitale, en son sens étymologique d’abord – l’écriture à la main – et en un deuxième sens qui s’y superpose – le digital au sens numérique – , si le poète le décide (je suis de ceux qui disent que toute création est un processus de décision).

Avec l’écriture à la plume, le poète était un artisan, travaillant à la main. Avec les technologies numériques, il peut se faire technicien. Va-t-on chercher à hiérarchiser? Les Égyptiens étaient de magnifiques ingénieurs. En coda, une petite synthèse du digital main-nombre? Notre base numérique, bien sûr. Mais l’informatique utilise l’octet, la littérature le sonnet. Le nombre est partout, la poe∫ia aussi. Le poète est si libre!

17 mars 2021