Cette année encore, la littérature africaine a occupé une place importante au Salon du Livre de Genève. Plusieurs événements ont, notamment, mis en lumière la poésie africaine. Entretien avec Christine Le Quellec Cottier, professeure à l’Université de Lausanne et spécialiste en littérature africaine, qui a organisé et modéré deux rencontres avec ses étudiants, dont une table ronde avec les traducteurs de la poétesse May Ayim.
Morgane Heine: La littérature et la poésie africaines ont occupé une place prépondérante au Salon du livre de Genève 2024. Vous étiez la modératrice de deux événements qui ont mis en relation des autrices africaines avec des étudiants de l’Université de Lausanne en études africaines. Quels étaient les objectifs de ces rencontres?
Christine Le Quellec Cottier: Les objectifs entraient dans le cadre d’un séminaire, mais avec l’idée de le modifier un peu. Chaque année, j’emmène des groupes d’étudiants de Master au Salon du livre avec l’idée qu’un ou deux étudiants modèrent une table ronde. De plus, on anticipe les séances de façon à ce que tout le groupe du séminaire soit impliqué, dans la mesure où, pour le séminaire du matin, la table ronde s’est faite avec une auteure que nous avions lue. Tous avaient également participé à la séance de présentation faite par les deux étudiantes impliquées pour voir quelle était l’orientation du propos. Ils ont aussi contribué au choix des questions pour que la discussion soit fluide lors de la table ronde.
L’après-midi, la discussion s’est centrée sur une auteure, May Ayim, qui est poétesse, et qui est décédée en 1996. Elle s’est d’ailleurs suicidée, elle a vraiment eu un destin de vie tragique. Nous avons rencontré ses traducteurs en français. Ils sont deux à avoir traduit cette poésie, qui est quand même très peu connue du côté francophone. May Ayim a écrit en allemand, et a, d’ailleurs, forgé le mot «afro-allemande» dans une première publication. Elle a écrit, dans le milieu des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, sur la difficulté d’être noire dans une société allemande. Elle est une enfant adoptée, née d’une mère allemande et d’un père africain et que sa mère a abandonnée après que le père est reparti au Ghana. Elle a donc été élevée dans une famille blanche avec tout ce que ça implique de non-dits, de tensions culturelles ou encore de racisme. Même si une famille d’accueil est objectivement bienveillante, il y a quand même le poids d’une société européenne qui fait peser sur des enfants métisses une «étrangeté» et le fait qu’elle ne sera jamais allemande. De plus, elle se rend compte qu’elle n’est pas africaine non plus, puisque, quand elle est allée au Ghana, elle était aussi vue comme venant d’ailleurs, mais sans racisme.
M. H.: Pourquoi avez-vous choisi les textes de cette autrice afro-allemande pour les étudiants en études africaines?
Ch. L. C.: Je pense qu’il s’agit d’une poésie, d’abord, très percutante. Les volumes qui paraissent maintenant sont des volumes qui font évènement parce que c’est la première fois qu’elle est traduite en français. De plus, ce sont de très beaux livres, qui sont en grand format et en édition bilingue allemand et français, ce qui n’est jamais une évidence pour les éditeurs. Cela permet de vraiment voir à quel point elle travaille la langue allemande, la fait raisonner. Elle joue sur les sons de façon très forte, et c’est souvent une poésie de dénonciation, une poésie militante, ce qui raisonne évidemment beaucoup avec notre époque, par rapport aux «afropéens», les gens nés en Europe, mais d’ascendance africaine. Elle incarne, maintenant, une figure de précurseur, ou de précurseuse, quant à cette affirmation de soi qui doit passer par plusieurs cultures et qui conteste la reproduction de schémas de domination.
Moi, je ne la connaissais pas. Je connaissais son nom de très loin, mais je ne l’avais pas lue en allemand. C’est la nouvelle directrice du Salon du livre à Genève qui m’a annoncé recevoir ce printemps les traducteurs en français de May Ayim, dont les traductions ont été publiées en 2022 et 2023. Elle m’a envoyé aussi un lien à une vidéo disponible où on voit May Ayim déclamer elle-même des poèmes, et cela m’a semblé très fort et stimulant, même si la langue de départ est l’allemand. Cela confirme, d’ailleurs, que l’Afrique est partout et dans toutes les langues. Les étudiantes ont pu interroger aussi le travail de traduction.
M. H.: D’autres événements poétiques sur la littérature francophone et notamment africaine ont eu lieu lors de ce Salon du livre avec, par exemple, des discussions autour de la littérature d’exil avec le poète Falmarès et le romancier Diadié Bembele, ou encore une discussion sur le poète Tchicaya U Tam’si avec l’universitaire, écrivain et critique Boniface Mongo Mboussa. Voyez-vous une fonction particulière de la poésie face à la littérature africaine ou au récit?
Ch. L. C.: On peut presque dire, parce que ce n’est pas que ça, mais que cette littérature francophone d’Afrique s’est d’abord fait connaître par des poètes. Au début du XXe siècle, pour être sérieux, il fallait faire de la poésie. Le roman n’avait pas cette même aura. Il y a donc aussi, peut-être, une volonté de chercher à être visible, par le biais de la poésie. Mais je dirais qu’il y a également un lien tout à fait direct avec ce qu’on appelle «les sociétés orales», c’est-à-dire, l’habitude de la déclamation, de la récitation, du travail mémoriel pour ensuite permettre la transmission dans un groupe. Il y a donc une adéquation entre la forme poétique qu’on connaît, qui peut impliquer une lecture orale, ainsi des modes de transmission et de mémorisation qui passent par l’oralité, ce qu’est d’abord la poésie: une transmission orale, une performance. Cette notion de performance, elle est là depuis toujours par ceux qui, par exemple, en Afrique de l’Ouest sont les spécialistes de la mémoire collective, c’est-à-dire de la récitation, les griots. Pendant longtemps, les écrivains étaient associés à des sortes de griots, de prolongement de la tradition. Cela peut être contesté parce que les écrivains, maintenant, inventent, créent sans avoir à se référer à une tradition orale ancienne, mais cela peut expliquer aussi l’intérêt initial pour la poésie qui permettait de renouveler des modes d’expression.
Finalement, je crois que la poésie est une forme de lien intime au soi et qui a longtemps été privilégiée pour rendre compte de cette quête identitaire ou de cette recherche de soi dans une langue, quand c’est en français, qui a (aussi et d’abord) été une langue de contrainte. C’est donc poser également la question du comment créer dans une langue qu’on a forcé à pratiquer. Il y a eu, ainsi, un rapport à la langue qui s’est négocié dans la création poétique fictionnelle.
Propos recueillis par Morgane Heine, mars 2024.
Photographie de May Ayim par Dagmar Schultz.