Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une dizaine d’auteurs. 

enquête #10

 

5 février 2024

 

Poésie et écologie

De 2015 à 2021, neuf enquêtes ont été menées sur les rapports à la poésie aujourd’hui. Après une enquête sur l’engagement, le vers libre ou encore la valeur de la ponctuation dans la poésie, nous proposons une nouvelle enquête sur la question de l’écologie. Depuis quelques années, l’écologie a pris une ampleur considérable, notamment face à la catastrophe souvent évoquée et qui semble inéluctable. Elle est devenue une des problématiques majeures de notre société. Nous avons demandé aux poètes et poétesses si leur rapport à l’environnement avait évolué ces dernières années, particulièrement dans leur écriture. En quoi leur travail poétique a-t-il été marqué par ces questions? Est-ce que l’écopoésie implique le retour d’une poésie idéologique, voire engagée ? Finalement, la poésie peut-elle soulager une forme d’écoanxiété plus généralisée ? 

Voir la synthèse de l’enquête.

Réponses de: Anne Bregani, Françoise Matthey, Cesare Mongodi, Narcisse, Thierry Raboud et Françoise Delorme.
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Anne BREGANI

Oïkos: l’habitat, la maison.
Logos: ce qui permet de formuler.
D’où le terme d’écologie.

Comment habitons-nous notre maison?
Avons-nous le sens que notre maison est faite de nombreuses strates?
Maison commune à diverses espèces, animales, végétales, minérales, élémentaires, que nous disons nôtre alors que nous n’en sommes que les hôtes,
cela, pour la maison du dehors, le monde.
Et notre maison portative personnelle, cet habitat complexe, qui comprend les autres règnes, minérale par des substances, végétale par les cellules, animale par le mouvement, élémentaire par l’air que nous respirons et les liquides qui nous constituent – je veux parler de notre corps. Comme le signale ce haïku de Kyoraï:

La maison natale même
est un logis provisoire

oiseaux de passage.

Cependant, j’y demeure si intimement que je vis mon corps comme vivant à jamais, malgré les épreuves.
Ce là où je demeure est ma maison du dedans, mon intériorité. Le corps ne vit pas sans l’esprit qui l’habite.
Pour moi, la poésie est le langage qui me permet d’approcher la beauté du monde, de lui donner une existence dans les noms et d’ainsi en dérouler la présence et en exprimer ma reconnaissance.
L’évolution que je perçois, dans mon écriture poétique, est l’entrelacement toujours plus intense et plus fin entre la maison du dehors et celle du dedans.
Plusieurs présences, donc: celle du monde naturel, y inclus en ville, par les arbres, les nuages, le vent, la nuit, notamment. Celle du collectif, dont nous captons les énergies, souvent toxiques, par de grands événements, tels guerres et migrations forcées, humaines destructions et destruction d’humains. Celle de mon propre corps constamment relié à ces ensembles entretissés, à la fois nourri et intoxiqué par eux – mais aussi, sauvegardé.
Et la nécessaire maison du dedans, si ignorée par notre monde. Toute démarche en faveur de la restauration de nos habitats qui n’est pas en lien avec notre profondeur intérieure est vouée à l’échec, comme nous en avons quotidiennement toutes sortes de preuves.
Cette intériorité, cette demeure que je tente d’habiter au plus près de ma conscience est la plus délicate à formuler. L’écriture poétique est mon instrument privilégié pour explorer cet infini paysage, cette contrée intime à nous-mêmes, qui contient plus de mille voyages.
C’est dire que poésie et idéologie sont, par définition, antinomiques. Oui, ce que nous faisons, qui que nous soyons, est porteur des traces de notre inconscient, de notre archaïsme. Il s’agit de n’en être ni aveuglés, ni esclaves.
L’effort d’élévation, le cheminement plus conscient, ne correspondent pas automatiquement à plus durable ou à plus vert. Ils ont pour but, par la parole poétique (entre autres), d’ouvrir notre œil et d’élargir notre vision, tant en profondeur qu’en surface. Si, comme la mer et le lac, nous ne sommes pas avec les deux, alors, nous ne sommes rien et nous n’allons nulle part.
La poésie peut indiquer des chemins, mais elle ne peut devenir parti, ou revendication politique, pas plus que thérapie contre nos angoisses. Elle est là pour nommer et dire, donc, pour découvrir des possibles.
Je compte que mon écriture poétique évolue dans cette direction, afin qu’augmentent non pas morts et destructions, mais vie et beauté.                                           

Décembre 2023

*

Françoise MATTHEY

Prenez une très petite fille, posez-la délicatement dans un moulin, entre deux villages, au cœur d’un espace verdoyant où s’épanouissent une peupleraie remplie d’oiseaux, une forêt, une rivière, un vivier, un ciel infini, de gros sapins sous lesquelles s’ébrouent des perdrix, des faisans, d’énormes choux mauves abritant une portée de lièvres, une cigogne très ponctuelle, un pic mare dans un vieil acacia, des fleurs, un verger, un chêne séculaire aux branches basses et solides, des nuées cycliques d’hannetons.

Regardez l’enfant s’amuser de la couleuvre avalant une grenouille, regardez-la s’extasier des couleurs du martin-pêcheur, roucouler avec les pigeons ramiers, grimacer devant l’anguille luisante pêchée à l’aube. Voyez-la, sous l’œil attendri de son père, mordre dans les rayons de miel. Retrouvez-la plus tard, dans un chalet d’alpage, accueillir dans «sa chambre à soi» la voix de la poésie restaurant le langage des sens, de la nature, dans une présence au monde qui l’avait comblée dès l’origine et avait son propre langage.

J’ai eu l’immense privilège de baigner dès mon plus jeune âge dans un environnement préservé, une nature absolue avec la conscience innée que le corps de la nature était aussi le mien. Ma responsabilité (soutenue par mon éducation) n’a pas attendu l’écologie pour me positionner face à ce qui était donné. Elle côtoyait ma respiration de manière naturelle.

De toute éternité la grâce du non appropriable (L’Arche des fous)

Par la suite, vivre et écrire dans un monde de domination et de profit m’a éloignée douloureusement de la pastorale. Avec les années, ma préoccupation, voire ma tristesse, s’est intensifiée face aux signes flagrants de la détérioration de l’environnement, les cataclysmes et leurs drames. La quête effrénée de la croissance économique m’a contrainte d’intégrer dans ma vie les impératifs sociaux et économiques de la société, ses désirs de toute-puissance et les désastres qui en découlent. Ce constat a créé en moi une tension douloureuse que j’essaie de traduire et de partager. Par l’écriture, je me suis distancée des discours politiques donnant sinon peu de résultats tout au moins bonne conscience. La poésie — que je privilégie, écriture au cordeau —, m’impose une discipline comparable à la complexité de la nature, sa force, son langage. Mais je pense qu’ici on ne parle pas encore d’écopoésie.

Cette dernière s’impose à mon avis seulement lorsque la poésie s’engage à dénoncer la destruction du vivant pour contribuer à changer la perception du lecteur sur son environnement, à susciter une réflexion quant à notre condition terrestre sans pour autant tomber dans le catastrophisme ambiant. Des poèmes-questionnements pour une lecture axée vers une perspective de prise de conscience me permet de dire aujourd’hui que l’écopoésie suggère une poésie engagée, marquée par des interrogations graves et contemporaines.

Par ailleurs, il n’y a, me semble-t-il, d’écopoésie que lorsque la nature et l’humain sont intrinsèquement liés. Rien ne sert de faire l’inventaire des petites fleurs si l’on ne le place en parallèle avec les activités humaines et leurs interdépendances, qu’elles soient positives ou négatives. De plus, l’écopoésie doit pouvoir défendre dans un même élan, et c’est là le défi, le contexte dans lequel elle s’inscrit, et rester au service de la littérature, sans tomber dans des impasses esthétisantes, voir des injonctions aux tonalités affectées.

* * *

Selon l’adage populaire: quand il n’y a plus rien, reste la poésie. Ou encore: La poésie ne doit pas périr car alors où serait l’espoir du monde (Rabindranath Tagore).

L’éco-anxiété est une réponse émotionnelle à la préoccupation croissante liée aux problèmes environnementaux et aux changements climatiques. La poésie a certainement le pouvoir d’exprimer ces émotions, tout au moins pour celle ou celui qui en fait usage. En revanche, je ne peux pas évaluer l’impact d’un recueil «écopoétique» sur le lecteur. Reste que la poésie a peut-être la capacité d’offrir un espace pour le deuil, pour la réflexion et l’espoir. En s‘appropriant une perspective poétique face aux tourments actuels, le lecteur pourrait trouver un moyen de donner une voix à ses préoccupations, de se connecter à d’autres personnes partageant les mêmes inquiétudes et de prendre des mesures positives pour tenter d’atténuer les conséquences d’un aveuglement désastreux, d’un capitalisme à tout va.

La poésie pourrait donc être un outil pour atténuer l’écoanxiété en encourageant la réflexion, l’expression émotionnelle et par là même un agir salutaire. Les retours de lecture reçus lors de la parution de L’Arche des fous (L’Aire, 2021) sont un encouragement en ces temps de chaos, de destruction et de barbarie, à continuer d’offrir à toutes et à tous un espace de liberté de même que des images symboliques pour aborder dans un espace intime et si possible paisible, les questions de notre temps.

Bercés par le clapotis des étoiles
sous une lune somnambule
ils avancent les fous
rient et pleurent
sur la corde élimée de l’espoir

En équilibre instable
empoignent leur futur sans laisser au sel
la moindre chance de crevasser leurs yeux
ni de s’interposer
entre leurs bras tendus et le gouffre mouvant

*

Thierry RABOUD

Nous habitons la catastrophe, non ses prémices mais son plein déploiement. Il n’y a dès lors, pour moi, de poésie qu’engagée. Face à ce que l’essayiste indien Amitav Ghosh appelle Le Grand Dérangement, toute réécriture symbolique du réel n’a d’éloquence qu’à l’aune des extinctions dont nous héritons, et dont chaque parcelle de l’expérience humaine désormais procédera. Oui, «penser le monde uniquement tel qu’il est représente la formule parfaite pour un suicide collectif»; alors le langage comme bifurcation, d’où la poésie et sa capacité à interroger voire bousculer en profondeur les structures de la pensée et donc de la communauté.

Contre l’escapisme romantique qui, toujours plus incongrûment, perdure en cherchant ses horizons expressifs dans les replis du moi ou l’agrément du champêtre, et contre le grisant requiem du déclinisme, la poésie contemporaine telle que je la conçois a pour vocation d’affronter et d’exprimer ce périlleux ici et maintenant que ni le politique ni le religieux n’ont su prendre au sérieux. En somme, toute poésie vraie est aujourd’hui écopoésie, motivée non par l’idéologie mais par l’instinct de survie – qu’il s’agisse de contrer la funeste duplication numérique du réel ou son embrasement programmé.

Soulagera-t-elle, cette poésie, du brûlant aujourd’hui? Parfois peut-être. Surtout, elle dira les mots non de l’espérance, mais de la persévérance.

*

Cesare MONGODI

Proche de la culture et des commodités urbaines, je vis cependant à l’orée d’une forêt depuis une trentaine d’années. À la voiture, je préfère le train, et je me procure mes fruits et mes légumes à la ferme en ayant adopté une alimentation «flexitarienne». Quant à la poésie, elle a sans nul doute profondément transformé ma relation au vivant. Je me souviens du saisissement esthétique qu’a suscité ma première lecture des Reparties de Nina de Rimbaud. C’est durant mes études de Lettres à l’Université de Lausanne, que j’ai découvert des poètes de la «présence» dans les cours du regretté professeur André Wyss. On ne parlait alors pas de «littérature environnementale» ou d’«écopoésie», mais leurs œuvres ont su éveiller mon regard à la dimension à la fois sacrée et mystérieuse de la nature.

En 1998, j’ai rédigé mon travail de mémoire sur l’œuvre de Pierre-Albert Jourdan, très inspirée par la sagesse taoïste et bouddhiste. La question de la présence constitue le centre de gravité de son écriture ainsi que l’atteste ce fragment:

Le paysage (…) est ce trait qui relie soudain les étoiles aux grillons, à ton pas (…). C’est comme une greffe instantanée sur ce vieil arbre de ton corps (…). Tu es assis, les voix dans l’espace sont étrangement neuves, ne sont plus des voix mais supports, brindilles sèches pour allumer le feu. (Pierre-Albert Jourdan, «La marche», in Le bonjour et l’adieu, Mercure de France, 1991, p. 112)

Jourdan nomme «accord» cet éveil soudain à un mystère qui fascine et désoriente tout à la fois. Une expérience caractérisée par un sentiment profond d’appartenance et d’étrangeté car le poète se sent au plus intime de l’intime – avec lui-même et avec tout le vivant – et pourtant ne trouve rien pour s’accrocher, ni idées ni mots.

Tu n’auras pas de paix plus transparente. Sur deux cents mètres de chemin tu auras vécu tes plus beaux instants de calme et d’exaltation mêlés. Ton vrai lieu. (Pierre-Albert Jourdan, «L’entrée dans le jardin», Les Sandales de pailles, Mercure de France, 1987, p. 215).

Certes, il n’est question ici que d’une plénitude passagère car «soudain le paysage se referme avec un bruit sec.» (Pierre-Albert Jourdan, Le bonjour et l’adieu, Mercure de France, 1991, p. 112), mais ces accords soudains et éphémères ont représenté pour le poète une certitude sur laquelle bâtir une vie. Ils l’incitent à entretenir et cultiver une écoute attentive de sa présence – ou de son absence – à ce «vrai lieu». Et à les révéler avec sa poésie.

Jourdan se rattache ainsi à une grande tradition poétique qui vise à réenchanter la Terre au lieu de la réduire à une ressource destinée aux uniques intérêts humains de prédation et de production. Loin de s’ériger en idéologie ou en parole militante et engagée, cette poésie en appelle plutôt au respect et à la préservation de notre habitat invoqué notamment par les théories de la «durabilité forte»[1].

Cependant, même si la poésie et les poètes de la «présence», m’ont indéniablement sensibilisé à l’affairement et à l’aliénation techno-économique de l’homme contemporain et au gaspillage inconsidéré des ressources naturelles, mon travail poétique porte essentiellement sur la vie intérieure et les résonances de mes relations avec autrui. Sans doute n’ai-je jamais développé un contact suffisamment intime avec la nature ou les animaux pour qu’il devienne un thème de ma poésie. Mon style a néanmoins évolué vers une forme de dépouillement et une écriture plus fragmentaire dépourvue de signes de ponctuation. Si dans mes deux premiers recueils, poème en prose et vers libres s’alternaient, ceux-ci prédominent désormais dans l’espace d’une page où le blanc typographique ralentit le rythme de lecture. Serait-ce le besoin de redonner «du poids» aux mots dans un monde envahi par le flot d’informations souvent insignifiantes diffusées par les médias et les réseaux sociaux? Je ne saurais le dire.

Dans ma pratique d’écriture, j’ai découvert que l’alternance entre un état de concentration et un état de conscience «diffus» – souvent activé au contact de la nature, par le mouvement corporel ou par la méditation – favorise le processus de création poétique. Gustave Roud évoque à ce propos cette petite illumination qui jaillit parfois durant la marche: «plus valable que les choses longuement méditées, qui sentent l’huile et suent la formule.» (G. Roud, Entretiens, Fario, 2017, p. 88). Je ne peux poursuivre la quête du poème qu’en permettant à mon esprit de retrouver, de temps en temps, un état flottant favorable à l’intuition. La poésie est une disposition de l’être, une manière de vivre qui doit être préservée de la sollicitation de projets, des contraintes du travail ou de la tentation du plaisir immédiat. Je me fixe dès lors des créneaux dans mon agenda réservés à l’écriture – le plus souvent, à la réécriture de notes prises sur le vif. C’est à la faveur de tels moments que la pensée consciente et rationnelle peut laisser sourdre une voix issue des profondeurs et dont la nature, parfois, se fait l’écho.

Henri Michaux écrivait, à propos de la peinture de Zao Wou-Ki, que le livre nous impose un parcours fixé d’avance alors que le tableau se laisse regarder dans toutes les directions. De manière analogue, un poème et un recueil de poésie donnent au lecteur la liberté de les parcourir et de les interpréter à sa guise. La poésie, en se détournant de la pensée logique à la faveur de l’intuition de l’imagination et de la fantaisie, offre la possibilité d’une voie/voix créative pour contrecarrer le sentiment d’inéluctabilité de la catastrophe écologique. Par ailleurs, on ne peut lire un poème qu’en acceptant des zones d’opacité du texte. J’ose croire ainsi que l’exercice d’indétermination procuré par la lecture de la poésie est susceptible de lénifier un peu l’éco-anxiété dominante, voire peut-être l’angoisse, face à l’ultime opacité: notre finitude.

Dans mon métier d’enseignant de français au gymnase, je tiens à sensibiliser les jeunes à la question écologique à travers la lecture d’œuvres poétiques qui évoquent puissamment le lien profond entre l’homme et la nature, comme Colline de Giono, Noces de Camus ou Emerentia de C. Bille (œuvre commune pour les élèves des classes terminales de Culture générale il y a quelques années). En 2022, un concours d’écriture intitulé L’urgence climatique, Les élèves du gymnase de Morges nous interpellent, organisé en collaboration avec Le Courrier de l’Avivo (Association de défense et de détente de tous les retraités) a d’ailleurs suscité une vive adhésion de jeunes plumes très militantes et créatives.

La poésie a-t-elle le pouvoir de changer nos comportements, d’interroger la culture dominante et de développer en nous une responsabilité planétaire? Je l’ignore, mais je crois qu’un poème ne peut naître d’une inspiration uniquement intellectuelle ou d’une origine purement conceptuelle. Dans mon expérience, l’écriture poétique résulte moins d’un projet conscient et délibéré que d’occasions et de résonances affectives. C’est pourquoi le poète devrait, selon moi, se tenir éloigné aussi bien d’un discours moralisateur que de l’adhésion à une idéologie politique. D’où ma perplexité devant l’emploi du néologisme «écopoésie», car j’estime que la relation au langage et au monde que propose la lecture et l’écriture de la poésie – de toute poésie – développe en nous la conscience de la vulnérabilité de l’être humain et de la planète suspendue dans un univers infini:

La terra è ricoperta di vita
come di un’esile squama.
Ma vi è il vuoto nel suo centro infuocato,
il vuoto attorno, negli spazi immensi
dove si rincorrono bagliori galattici
e sui pianeti bollenti o diacci
e negli altri sistemi e sui soli.
Sono gli echi che scambiamo per rumori.

De vie est recouverte la terre
comme d’une fine écaillure.
Mais règne le vide en son centre enflammé,
le vide tout autour, dans les espaces immenses
où se pourchassent les éclats galactiques,
et sur les planètes bouillantes ou glacées
et dans les autres systèmes, et sur d’autres soleils.
Ce sont les échos que nous prenons pour des clameurs.[2]

Palézieux, le 11 décembre 2023


[1] «Les théories de la durabilité forte considèrent les ressources pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles font. (…) Ce ne sont pas les fonctions des ressources, identifiées par les sociétés, qui doivent perdurer, mais les sources de ces ressources. (…) La durabilité forte repose sur l’idée que l’on ne les connaît pas toutes et que, par conséquent, il convient de les préserver afin qu’elles puissent exercer d’autres fonctions à l’avenir.» (Dictionnaire critique de l’anthropocène, CNRS Éditions, 2020, p. 255).

[2] Andrea Poncioni, «Forse vento / Peut-être le vent», recueil qui sera publié en 2024 par la maison d’édition Pinkopalino. Daniele Morresi, Cesare Mongodi et Andrea Poncioni sont les poètes fondateurs, en 2022, de l’association et maison d’édition Pinkopalino qui œuvrent pour la promotion de la création poétique contemporaine francophone et bilingue. Pinkopalino s’ancre dans des valeurs sociales de diversité et d’intégration en donnant une visibilité à la poésie aussi dans des lieux inhabituels et en recherchant des formes de communication qui favorisent une réception active des textes. 

*

Françoise DELORME

En recevant cet appel à contributions, j’ai été très émue. Je me suis dit que je devais absolument répondre. Toute ma vie, toute la pensée qui me traverse et la poésie que j’ai écrite ont été habitées, depuis si longtemps, par presque toutes les questions qui y sont posées.

Le rapport Meadows, appelé aussi rapport du Club de Rome paraît en 1972. J’ai 21 ans et 1968, un peu par hasard (les professeurs en grève avec lesquels nous discutions), m’a plutôt portée, a contrario, vers l’idée de limite et vers une réflexion qui tente d’extraire le concept de liberté de toutes sortes de travers du libéralisme.

Je pars à la montagne (haut-jura français), en 1973. Je m’y installe, y deviens céramiste – après avoir tâté du métier chez une potière et pratique ce métier jusqu’à la retraite (2013). Le discours de René Dumont, en 1974, qui articule écologie et anti-colonialisme, achève de me convaincre. Je décide, d’un commun accord avec mon compagnon, de ne pas avoir d’enfant, et nous essayons de nous en tenir à une vie la plus fidèle à nos prises de position, que l’on n’appelle pas encore «écologiques» d’un point de vue politique. Je m’intéresse de près à la vie politique municipale, y poursuis la vie d’une «bibliothèque populaire» née en 1882, en plein dans la continuation d’un rêve de divers mouvements ouvriers (anarcho-syndicaliste, socialiste). Mes engagements prennent racine dans une grande inquiétude que je cherche à faire partager, avec peu de succès à vrai dire, quelles que soient les personnes à qui je m’adressais. Je passais pour un peu farfelue, ou pire, déjà, pour une «écolo punitive» et une «chimpanzé du futur», etc.

Et la poésie, dans tout ça? Eh bien, elle est partout, depuis longtemps, depuis l’enfance accompagnée par les poèmes de Robert Desnos, René-Guy Cadou et autres, sur lesquels j’ai appris à lire. Depuis que je suis entrée en langue dans le monde humain. Puis, j’ai découvert la violente dynamique de la poésie de René Char à l’adolescence que je percevais alors comme une poésie insurgée. Je rencontrais les phrases de Jean Giono dont la capacité d’«incarnation sémantique» comptera beaucoup dans ma rencontre vivante et assidue avec la terre, la terre sous toutes ses formes. J’écrivais, mais peu, d’une manière assez introvertie. Et surtout, je lisais. Je me répétais jusqu’à plus soif les poèmes de Guillevic, de Paul Éluard, Bernard Noël, Pierre Reverdy. Je finis par éprouver un désir intellectuel très fort de me confronter avec la pensée humaine, avec l’écriture. J’ai entrepris en 1984 des études universitaires de littérature que j’avais abandonnées dès 1971. Je les ai poursuivies jusqu’à la composition en sept ans d’une thèse dédiée aux graminées, dirigée par Jean-Yves Debreuille, à l’université Lyon II et soutenue en 1996. Le sujet était «Référents et lexiques naturels dans la poésie contemporaine». Le titre finalement adopté fut Le cercle (poreux) de l’univers, en référence à une phrase de Jean Follain: «Dans le cercle de l’univers s’inscrivait cet homme rentrant chez lui d’un pas lent le long d’un chemin où poussait la graminée.» Un exergue de Liliane Giraudon, clair et radical, veillait dès la couverture: «situation post-utopique / l’emblème repose / très bas / parmi les herbes». L’ensemble du travail s’organisait autour de l’œuvre d’une vingtaine de poètes dont le plus ancien était né en 1899, Francis Ponge, et dont les plus contemporains étaient Joël Bastard ou Patricia Castex-Menier, tout jeunes poètes à l’époque. J’avais pris pour appui cette stupéfiante assertion, qui reste pour moi toujours aussi stupéfiante aujourd’hui, entendue un jour à la radio, prononcée par un urbaniste connu: «pour humaniser ce quartier, nous allons planter des arbres». S’en est suivi pour moi un effarement fécond, tenace. J’ai tenté de renouer lexiques et référents pour une symbolique qui prendrait acte d’un lien réel – quoiqu’inconnaissable et de nature non magique – entre mots et choses, une symbolique vivace que j’imagine rendue sensible dans ces vers d’Ariane Dreyfus:

Les noisettes s’enfoncent dans le sol mouillé.
Si ce sont des symboles, je touche des symboles.

Je concluais cette thèse ainsi, non sans avoir d’abord et longuement parcouru campagnes, paysages, jungles des villes  et corps même des poètes, je me permets une longue citation, car elle me paraît encore être juste en grande partie et m’importe grandement:

Quel référent plus ouvert au devenir que la nature?

Chaque mot de la nature montre la naissance et la mort de toute chose. Elle en mesure la permanence changeante, toujours en train de se reconstruire. Elle propose des référents relativement stables dans leur existence même. Ils sont reconnaissables dans le réel, repérables dans les œuvres du passé et partageables entre toutes les cultures. Ils sont pourvus de qualités qui affectent les mots. C’est la part directement littérale du mot, son espace révolu. Le silence contenu dans chacun de ces mots, — la part non-signifiante du référent naturel — protège la langue de la force d’inertie des symboliques anciennes et de la clôture définitive des signes sur eux-mêmes ainsi que d’une désintégration absolue. Elle dégage un espace encore non-advenu. Ces deux aspects empiètent l’un sur l’autre et tressent un rapport au monde. La nature dans la poésie change alors de statut. Le poète doit à la fois devenir garant des référents qui lui furent naguère une prison. Et il doit garder vide la part in-signifiante de ces référents naturels tout en les articulant dans une cohérence signifiante qui s’appuie moins sur une symbolique préétablie que sur leurs qualités propres, les résonances imaginaires qui s’instaurent entre elles. Les mots de la nature jouent le rôle de garde-fou pour que les autres mots ne tombent pas hors du cercle et, paradoxalement, en gardant «bien à vide» un espace essentiel. Les mots de la nature empêchent la technique (mode de l’action — qu’elle s’exerce sur la matière ou sur la langue –) de devenir mécaniste, et inaugurent pour elle une liberté possible. Comme Baudelaire le désira, l’action devient la sœur du rêve, elle lui ressemble et ne s’y identifie pas.

Chaque mot de la nature et chaque proposition référentielle prise en son sein protègent l’échange métaphorique, processus qui se révèle dans la langue, double vivant, mais décalé, du temps toujours renouvelé dans les choses et les événements qu’il engendre. Chaque emprunt à la nature en poésie évite que le triangle qui symbolise son comportement (Cosmos-Logos-Anthropos) ne se réduise à un point ou ne se rabatte sur cette ligne seule qui a si longtemps représenté le temps. Il relance le jeu du Même et de l’Autre pour que la langue puisse encore devenir un langage, un lieu imaginaire pour la création et l’interprétation, un lieu où se déploie «l’étrangeté sans étrangeté» chère à Jaccottet, laissant le champ libre à l’instauration du monde des hommes par les hommes, un lieu pour se reconnaître et se chercher, libérant la technique d’elle‑même, lui ouvrant le chemin. L’imaginaire est l’espace de liberté dans lequel s’enracine une volonté, un désir de comprendre et de construire un monde, toujours menacé et changeant désormais: le cercle poreux d’un univers qu’il invente.

La petite marge de manœuvre que chaque emprunt référentiel à la nature offre dans la poésie est notre précieuse et précaire liberté, le silence d’un avenir toujours ouvert, d’un informulable accomplissement, d’une histoire singulière, de l’Histoire dont il est nécessaire de réaffirmer le désir tant il semble blessé: «Aujourd’hui, alors que la modernité touche à sa fin, nous redécouvrons que nous faisons partie de la nature. La terre est un système de relation, comme le disaient les stoïciens une « conspiration d’éléments ». […] Nous sommes des parties, des pièces vives de ce système. L’idée de parenté entre les hommes et l’univers apparaît à l’origine de la conception de l’amour. C’est une croyance qui débute avec les premiers poètes. […] Les ressemblances sont le ressort du sentiment amoureux. L’amour peut redevenir un chemin de réconciliation avec la nature. Nous ne pouvons nous changer en sources et en chênes, en oiseaux et en taureaux, mais nous pouvons nous reconnaître en eux. Nous sommes le théâtre d’un embrassement des contraires et leur dissolution en une seule note qui n’est pas d’affirmation ou de négation mais d’acceptation.» (Octavio Paz, La flamme double, pp. 198‑200). «Redevenir» et «Réconciliation» méritent ici de perdre leur préfixe, car ce à quoi aspire Octavio Paz n’a encore jamais réellement existé. Le Re, tant estimé par Edgar Morin et décrit dans La vie de la vie, offre certes un retour sur soi nécessaire à la réalisation d’une subjectivité, à la naissance d’une conscience, d’une forme toujours en train de Re-devenir et de se Ré-concilier qui est aussi celle d’un poème, d’une œuvre poétique dans son ensemble. Mais les termes de «devenir» et de «conciliation» semblent justes aussi et devoir accompagner toute réflexion. Ils doublent l’altérité d’une altération nécessaire aux métamorphoses. Ils ne figent rien et ne réduisent rien à une Unité toujours totalisante. Ils ne ferment pas absolument le cercle. Ils sont à la fois la condition sine qua non d’une histoire subjective comme intersubjective et d’une Histoire collective que le terme «conciliation» permet d’imaginer comme «l’innombrable vaillance de l’homme», tendue dans un projet toujours vivant. Ils sont la condition d’une «étape dans la clairière», lutte toujours nouvelle d’un devenir vivant du langage.

J’étais encore bien optimiste, ou sinon optimiste, je croyais que ma conviction écologico-poétique pourrait entraîner d’autres subjectivités… Dès 1984, j’avais commencé à écrire des poèmes, puis agencé des recueils, puis écrit des livres. Le premier a paru en 1994, À l’abri des bergers (éd. Mica Arsenijevic, Romainmôtier, Suisse), et j’y faisais encore des rêves. Il était dédié à une bergère de mes amies, tout entier tendu vers la mise en œuvre d’une relation plus juste entre hommes et reste du vivant, animaux, plantes, minéraux, météores:

Si berger                            Dit berger
Si bergerie                         Dit bergerie
Moutonnement sans fin des choses
Prégnant réel
BERGER                           BERGERIE
Alors les villes si belles dureront
VIVANTES
Vivables pour l’homme qui les inventa
Sur le bord des rivières le bord des mots
amassées                          ASSOIFFÉES
Si berger si bergerie             Disent berger bergerie
En eux le silence du monde enfoui
Nous gardera libres                         Et mortels
DIVISIBLE INVISIBLE          VISIBLE INDIVISIBLE

Puis ont suivi des livres comme Du cerisier, qui tâchait d’entrelacer pensée politique, problèmes de langue et sensibilité poétique ou La question des couleurs qui essayait d’approcher indirectement les problèmes écologiques qui me semblaient aussi des problèmes de langue. J’ai toujours écrit talonnée par une inquiétude, un impératif, une souffrance politique et un sentiment d’urgence quant à ce que devenait la langue dans ce grand chaos insensé qui prenait corps et nous engluait dans un mensonge de plus en plus décalé de nos existences, un mensonge perdu tellement loin des mots qu’ils s’en dissolvaient. D’où «Infinitifs de terre», un long chapitre de À la longue. Je ne crois pas qu’il s’agit d’une poésie engagée. Nous sommes toujours engagés. Prétendre ne pas l’être est aussi un manière d’être au monde, donc dans le monde. Je pense souvent qu’«engagé» ne rend compte de rien. Nous sommes toujours présents. Et il y a toujours «il y a». «Il n’y a pas d’ailleurs / Où guérir d’ici», écrivait Guillevic. Je crois cela.

Puis, au fur et à mesure, tout ce que j’avais essayé de parvenir à montrer, que je n’avais pas su (ni les autres) faire apparaître à temps, devenait la réalité. Impitoyable, indifférente. Mon inquiétude, si envahissante, si obsessionnelle, m’a soudain quittée. Maintenant, nous y sommes. Nous sommes dans l’œil du cyclone. Le danger n’est pas à venir. Toutes sortes d’effondrements, écologiques, guerriers, sociétaux, nous accablent, nous menacent, et menacent les conditions de la vie même. Je ne sais pas comment faire face. Parfois je pleure toutes les larmes de mon corps, parmi les forêts, au beau milieu de mon jardin. Parfois je m’énerve et je voudrais parvenir à comprendre pourquoi tant de gens ont parlé depuis plus de cinquante ans en vain, pourquoi certains artistes et poètes ont composé des œuvres qui n’ont pas été perçues à leur juste qualité de vérité, prophétique parfois, ce dès Lucrèce et même bien avant. Que dire par exemple de ce poème de Robert Desnos qui me paraît soudain si «visionnaire»? Je l’ai lu au début d’une soirée poésie dans mon village il y a quelque jours et j’ai eu le sentiment que le silence de l’écoute frissonnait…:

L’anémone qui régnait sur la mer
règne encore c’est entendu
Mais si peu elle est perdue
Elle est perdue au fond des mers
Elle se souvient de ses diamants
suspendus à l’arc-en-ciel
suspendus dans la rosée
et les huîtres bâillent alentour
pour lui offrir des perles
Mais l’anémone qui régnait sur la mer
ne règne presque plus et l’ancre de fer
l’a mordue cruellement et elle mourra tantôt.

Je ne pense pas que la poésie ait des vertus soulageantes, je ne le souhaite d’ailleurs pas vraiment. Je lui aurai aimé plutôt, je lui rêve encore des vertus toniques et stimulantes, qui poussent tous les humains que nous sommes, pas si malins que ça, à se réveiller, à ne pas jouer le rôle de la grenouille qui cuit doucement, à faire des liens entre les différents types de problèmes – écologiques, politiques, sociaux, interindividuels, sémantiques, qui nous assaillent et dont nous sommes très largement les auteurs. Mais je ne sais pas comment donner à la poésie, comment lui rendre cette vigueur nécessaire. Je suis très impressionnée par ce que décrit Alain Kervern (dans Haïkus et changement climatique, éditions Géorama, 2021): le travail colossal qu’ont entrepris nombre de poètes de haïkus au Japon en se confrontant à leurs difficultés pour écrire l’aujourd’hui. J’imagine que ce pourrait être un modèle. Dans le prochain livre à venir (Par la présente, éd. Tarabuste, à paraître), des textes voudront secouer un peu la torpeur qui étouffe, ou réorienter les révoltes qui bouillonnent. Y parviendront-ils? Je ne sais pas.

Je voudrais citer pour finir le troisième texte d’un triptyque, «Le silence des oiseaux» (deux triptyques en résonance avec quatre triptyques de l’artiste Alain-Gabriel Bouvier):

III – ARBRE ASTRAL

Si le papier ne peut envelopper la braise, nous ne saurons jamais si la forêt se dresse dans la brume d’un matin léger, se réveille belle parleuse, bourdonne, brame, pépie où tu crois marcher seul sur la terre et dessiner le paysage en posant le pied dans l’abondance et la beauté. Ou si elle se sera consumée dans le crépuscule de dieux qui n’existent pas, qui auront tout dévoré, même leurs propres rêves. Tout brûle pour se survivre, tout. Mais il faudrait une langue stellaire pour continuer l’arbre astral, pour y émietter tant d’étoiles communes ; il pousse ses branches en avant, il lance ses racines dans un trou noir sans enfance comme sans destin, il ne craint rien. Fruits dans la force du vide. Et, quand tu arriveras, trop fatigué, jusqu’à cette forêt si longtemps appelée de tes vœux, petit Poucet tardif, tu auras tout perdu. Penché au-dessus, tu t’apercevras, la voyant enfin et la tenant pour ce qu’elle est, mélodie pulsatile et nécessaire, qu’elle avait toujours été là. Tu comprendras qu’elle t’attendait. Trop tard. Tu ne pourras plus lui emboîter le pas, tu ne pourras plus avancer non plus, ni reculer. Le temps n’aura plus de dimensions. Sans respiration, sans joie restée intacte, tu ne sauras plus quoi faire, personne ne peut se jeter dans le ciel. Sans prendre appui sur la terre, personne ne peut prendre une étoile dans sa main, tracer un chemin.