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« Le Poème et le territoire » – Entretien avec Patrick Vincent

Le Poème et le territoire, promenades littéraires en Suisse romande est sorti début mai aux éditions Noir sur Blanc. Il vous fait découvrir le patrimoine poétique de la Suisse romande avec des promenades littéraires. Véritable terre de poésie, celle-ci a en effet attiré plus d’un écrivain. Si de grands auteurs sont nés dans cette région, elle a également fasciné de grandes figures de la littérature mondiale qui se sont imprégnés de ses paysages. Mais qu’est-ce qui fait venir les poètes d’ailleurs en Suisse romande ? Comment expliquer cet engouement ? Patrick Vincent, un des guides de cet ouvrage, nous amène dans les pas des poètes anglais.

Sandra Willhalm : Dans Le Poème et le territoire, vous ouvrez le cycle des itinéraires poétiques avec la venue en Suisse de Lord Byron. Quand avez-vous découvert ce lien des poètes anglais au territoire romand ? Pourquoi avez-vous eu envie d’y consacrer une partie de vos travaux ?

Patrick Vincent : La prédilection des poètes anglais pour les Alpes était déjà un lieu commun lorsque Byron séjourna chez nous en 1816. Les études historiques de Gavin de Beer, de Claire-Eliane Engels, ou encore d’Ernest Giddey ont aidé à baliser ce champ d’étude. Plus récemment, Claude Reichler a montré que cette passion ne se limitait pas aux Anglais, mais était un phénomène européen. Le corpus de textes imprimés et inédits sur la Suisse est néanmoins immense et reste largement inexploré. J’ai moi-même commencé à m’y intéresser à la fin de mon doctorat en Californie. La découverte du voyage en Suisse d’une femme anglaise amie de la Révolution, Hélène Maria Williams, m’a donné envie de mieux comprendre la signification non seulement esthétique, mais également politique de notre pays. En même temps, le lien mystérieux entre territoire et poésie à l’origine de mes études en lettres m’inspira, suite à mon retour en Suisse, à visiter in situ les lieux évoqués par ces poètes : le balcon sublime du Lauberhorn, par exemple, où Byron admira les glaciers de la Jungfrau, ou encore les gorges de Gondo, site ténébreux où Wordsworth vécut une épiphanie. C’est une passion que je partage avec les autres membres de l’Association Culturelle pour le Voyage en Suisse (www.levoyageensuisse.ch).  

S.W. : Vous avez beaucoup écrit sur la vision de la Suisse par les auteurs anglais. Qu’est-ce qui fait venir les trois auteurs dont vous traitez dans le livre en Suisse romande (Lord Byron, William Wordsworth et Thomas Hardy) ? Est-ce un même élan ? Est-ce l’héritage de Rousseau pour les romantiques ?

P.V. : Comme je cherche à le montrer dans un livre que j’espère bientôt terminer, la Suisse sous l’Ancien Régime, avec ses mythes de liberté et de bonheur, tient une place non négligeable dans le développement du libéralisme britannique. Rousseau est évidemment incontournable, mais il ne faut pas perdre de vue que les idées du Citoyen de Genève s’inscrivaient dans un mouvement culturel plus vaste, et que d’autres auteurs suisses, notamment Béat de Muralt et Bodmer, ont aussi contribué à mettre au goût du jour le mythe républicain de la Suisse, qui allait de pair avec l’engouement moderne pour les Alpes. 

Wordsworth est venu une première fois en 1790 à la recherche de ce mythe. Byron, par contre, a choisi Genève un peu par hasard, tandis que Thomas Hardy espérait surtout y trouver un peu de repos. La nature sublime ne les laissa bien sûr pas indifférents, même si Hardy peina à voir une montagne à travers l’épais brouillard. La Suisse romande, avec sa religion, sa sociabilité simple mais cultivée, et ses campagnes pittoresques, leur rappelait l’Angleterre. Et la présence d’une série de génies, notamment Voltaire, Rousseau, et Germaine de Staël (auxquels est venu se greffer Byron), intéressa immanquablement tous ceux qui se sont rendus sur les bords du Léman par la suite. Comme nous le rappelle Gavin de Beer dans son ouvrage classique, Travellers in Switzerland (1949), cette accumulation de témoignages a donné une dimension humaine à notre paysage qui est une des particularités du voyage en Suisse.

S.W. : Ce qui est très intéressant, c’est que vous avez vous-même traduit et adapté plusieurs poèmes et textes de ces auteurs. Quel est l’enjeu de cette traduction ? Est-ce que certaines traductions peuvent poser problème en fonction de la connaissance ou de la méconnaissance de la Suisse par le traducteur (comme ce fut le cas pour Hélène Maria Williams) ?

P.V. : Je dois confesser que j’ai surtout adapté des textes déjà traduits, notamment par des auteurs au dix-neuvième siècle. Je ne suis pas poète, et je ne maîtrise pas suffisamment la langue cible pour prétendre être traducteur. En tant qu’historien de la littérature, je préfère les traductions qui restent le plus fidèles possible à la langue source, quitte à sacrifier la forme. C’est ce que j’ai essayé de faire ici. Par contre, je recommande vivement à toutes celles et ceux qui souhaiteraient lire des textes plus achevés les très belles traductions d’Eric Christen et Françoise Baud dans Rousseau, les Alpes, et la poésie anglaise (2011). 

Je ne suis pas convaincu qu’une connaissance de la Suisse par le traducteur soit nécessaire. Il est vrai que la traduction française du récit de voyage d’Hélène Maria Williams comporte de nombreuses variantes. Le traducteur, Jean-Baptiste Say, connaissait pourtant la Suisse, et y rajoute une description très intéressante sur la culture de la vigne dans le Lavaux. Lorsqu’il s’agit de récits de voyages, les traductions sont parfois plus réussies que le texte source, notamment les Lettres sur la Suisse de William Coxe, traduites par Louis-François Ramond de Carbonnières. 

S.W. : Si vous deviez énumérer uniquement un lieu symbolique à visiter pour chacun des trois poètes, lequel choisiriez-vous, et pourquoi ?

P.V. : Aux sites évoqués dans Le Poème et le territoire, j’ajouterai le col du Simplon, qui joue un rôle très important dans le poème autobiographique de Wordsworth. Mais pourquoi se limiter à la Suisse ? Byron, véritable cosmopolite, a laissé derrière lui de puissants lieux de mémoire de Cintra au Portugal jusqu’au Cape Sounion en Grèce. Par contre, les deux autres poètes ne seront véritablement appréciés que si l’on se rend en Angleterre. Stonehenge, par exemple, est au centre du Wessex, une région inventée par Hardy pour mieux évoquer son pays natal. Et à Grasmere, dans le Lake District que Wordsworth compara à maintes reprises avec la Suisse, il faut absolument faire le pèlerinage jusqu’à Greenhead Ghyll, petit vallon à l’origine d’un magnifique poème pastoral, « Michael »…

Lecture de « Michael » de William Wordsworth, Greenhead Ghyll, Grasmere, Royaume-Uni, mai 2016
Photo : Sabrina Tschantz