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« faire naître la couleur » — FH, Laurent Cennamo

Après Pierres que la mer a consumées (Samizdat, 2013) et À celui qui fut pendu par les pieds (La Dogana, 2014), Laurent Cennamo publie FH (Samizdat, 2016), recueil en forme de triptyque où poésie et peinture s’ébattent.

 

Laurent Cennamo invite le lecteur à commencer sa lecture en posant d’abord son regard sur le blanc de la page, cette « neige au-dessus des mots », c’est d’ailleurs le titre de la troisième et dernière partie du recueil. Manière d’inciter, comme Mallarmé il y a un siècle qui demandait à être lu avec la « transparence du regard adéquat » (Le Mystère dans les lettres, 1896), manière d’inciter le lecteur à se défaire, le temps de la lecture, de tout ce qui précède : « Tout ce qui a été écrit avant est illisible » (p. 36). Écrire c’est secouer la neige au-dessus des mots, perturber la blancheur initiale de la page, c’est « creuse[r] la nuit transparente du poème » (p. 11) pour y faire entendre le chant que « joue[e] la flûte du temps qui passe » (p. 13).

Trois temps dans FH comme trois variations, ou devrait-on dire trois tableaux, sur le temps qui passe. Chaque partie gravite autour d’une même image obsédante : la pelle mécanique qui donne son nom et son tranchant au recueil, un joueur du FC Bâle à la chevelure de feu et la ligne du Petit Salève. Par associations d’idées ou assonances, par un souci de composition constant, les poèmes semblent toujours se diriger vers des souvenirs d’enfance, ou du moins une recréation par l’écriture de ces souvenirs. La première séquence fait apparaître et entendre le bruit haché de la pelle mécanique laissée à l’abandon, qui creuse le sillon dans lequel s’installe le lecteur :

 

La pelle mécanique FH (« Fiat
et Hitachi »), endormie sous tes fenêtres, sache
que c’est le poème qu’elle creuse, la nuit transparente du poème (p. 11)

 

A la dimension phonique, Laurent Cennamo associe une forte dimension picturale, la pelle mécanique est mise en valeur comme elle l’aurait été dans un tableau de la Renaissance italienne :

 

Pelle mécanique FH (« Fiat et Hitachi ») : vieillard
tremblant, rouillé tenant du bout de ses doigts
le pinceau de la lumière, peignant un enfant
invisible entre les branches du noisetier (p. 12)

 

Toujours elle revient, « immobile », « endormie » comme si, témoin du temps qui passe, « elle avait incroyablement vieilli » (p. 14), pour ne plus être qu’un « bulldozer de laine ».

Quel lien entre cette pelle mécanique et le joueur du FC Bâle ? Aucun semble-t-il sinon peut-être un glissement, un dégradé dans les couleurs. Le poème « FH » s’achevait avec un merle dont le chant « rose et jaune » brillait au-dessus de la pelle mécanique, et « À un joueur du FC Bâle » commence par une évocation de la chevelure de « braises » du footballeur et à « ses lèvres violettes ». Cette focalisation sur les couleurs permet de mêler différents registres ; ainsi à partir de la chevelure d’un joueur du FC Bâle on voit apparaître :

 

De l’autre côté du stade des « Trois-Chênes » un arbre en feu : comme les panaches aux casques des chevaliers dans La Victoire de Constantin sur Maxence de Piero della Francesca, à Arezzo. Ou cette autre, plume violette au sommet de ce Playmobil que tu m’offris, il y a si longtemps (mille ans peut-être), Ombra adorata…

L’on comprend ici le mouvement du poète qui consiste à mêler des éléments hétérogènes (le football et la peinture italienne), des époques, des langues (français et italien) pour retrouver finalement quelque chose de plus trivial encore que la pelle mécanique : un jouet, mais un jouet symbole de l’enfance, de l’origine inaccessible et de l’attachement immémorial à un parent – à la mère peut-être, évoquée dans la troisième partie du recueil sur une terrasse face au Petit Salève ? Progressivement, le joueur du FC Bâle est absenté du texte, pour n’en rester que quelques couleurs utiles à la composition du recueil ; les poèmes prenant parfois la forme du haïku, offrant une méditation sur la nature, les animaux et le Jura, s’appuyant de plus en plus sur un matériau qu’on peut imaginer autobiographique ; de l’automne on va vers l’hiver, vers la blancheur, la neige : « La neige au-dessus des mots », troisième partie aux tonalités tout à coup estivales, on voyage de Genève à Sienne au milieu des fresques de Giotto, troisième partie de ce triptyque où l’on entre dans la fabrique du poète. La forme alterne entre le fragment, le poème en prose et l’aphorisme, poursuivant la réflexion sur le rapport entre poésie et peinture :

 

La principale différence entre peinture et écriture (?) : on essaye d’être proche lorsque l’on peint, le plus possible. On est toujours plus ou moins loin au moment de l’écriture. Vraiment : je crois qu’écrire éloigne (p. 42)

Si l’écriture éloigne c’est peut-être parce que la poésie constitue une forme d’exil par rapport à la langue : « Être exilé, écrit le poète, ce n’est pas se retourner (sur son passé, son pays, son amour), c’est voir le monde se retourner et ne plus nous voir » (p. 51). Tout au long du recueil, deux langages se côtoient, s’entrechoquent, l’écriture et la peinture ; deux langues se croisent, le français et l’italien, « Il faut absolument passer la frontière » (p. 47). Cette dernière partie parvient à les réunir, notamment par une anecdote où l’on apprend que le sujet poétique avait un défaut de prononciation qui l’amenait à confondre « les sons « on », « en » et « in » ». C’est ainsi donc qu’il prononçait son prénom « tantôt Laurin, tantôt Laurond. Tout était parfait ou presque, déjà, mais la langue française… » (p. 43). Faut-il entendre le Lorrain, comme le célèbre peintre et voir dans ce rapport difficile à la langue la naissance d’un poète à l’œil de peintre ? Le dernier fragment, par la métaphore réunissant deux réalités différentes (écriture et peinture) nous conforte dans cette lecture :

 

Le livre ne devra être rien d’autre que le fragile récipient où l’on brise les mots avec amour, patience, à l’image de ces petits bols en terre cuite dans lesquels le peintre ancien écrase les pigments pour faire naître la couleur – dont son regard, semble-t-il, mystérieusement, déjà, se nourrit. (p. 76)

 

Le texte finit par laisser la place au blanc de la page où « la fin est transparente », mais le lecteur peut retrouver d’un seul coup d’œil les poèmes peints de Laurent Cennamo en appuyant son regard sur la couverture de Fausto Cennamo qui annonce et redonne la couleur du recueil.

 

Romain Buffat