You are currently viewing Un réseau nommé poésie (4. Après le Livre)

Un réseau nommé poésie (4. Après le Livre)

Antonio Rodriguez revient sur les changements récents apportés à la poésie. À l’ère numérique, il s’interroge sur la puissance du réseau Poésie toujours dépendant de l’héritage de Mallarmé et de son projet du Livre.

 


 

Après le Livre : l’héritage de Mallarmé

 

Même après Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, André du Bouchet ou, plus récemment, Antoine Emaz, l’imaginaire du livre élaboré à la fin du XIXe siècle est resté hégémonique jusqu’à nos jours, et nous l’avons incorporé profondément dans nos pratiques, nos définitions, nos formes. Pour ébranler cet édifice de papier, les coups portés par la poésie sonore, la performance et la transmédialité de la poésie contemporaine furent importants — avant même les transformations liées au digital. Dans les premiers temps du numérique, le nouveau support restait avant tout conçu comme une simple transposition du livre ou de la captation (vidéo ou sonore) de la performance. L’internet rendait les moyens de diffusion plus accessibles, le livre ouvert et moins cher, simplement diffusé largement et gratuitement. Mais la logique de pensée, organisée à partir du livre, semblait sensiblement la même. Il faut dire que nous sommes nés à l’ère du livre, que nos pratiques et nos définitions mêmes de la poésie, en tant qu’œuvre littéraire, y sont foncièrement liées.

 

La plus haute réflexivité sur le livre, comme support imprimé de l’écriture ou de la pensée, vient sans doute dans la poésie française (peut-être à une échelle mondiale) d’un de ses plus éminents représentants, Stéphane Mallarmé. Avec lui s’esquisse le rêve grandiose du Livre, accomplissement du XIXe siècle, non simplement telle une rêverie démesurée, mais comme une pensée systématique qui chercherait à surmonter le nihilisme croissant, marqué par la fin de la Bible (le Livre ancien), le dépassement de la philosophie (de Hegel avant tout) et les illusions idéologiques du positivisme scientifique. Contrairement à Victor Hugo, qui tendait à totaliser (en les accumulant) les genres littéraires — Hugo était alors le génie par excellence de la poésie, de toutes les poésies, du roman, de l’essai ou du théâtre —, Stéphane Mallarmé réussit à fonder une poésie à partir du Néant par un tour de force en trois gestes:

 

  1. il montra tout d’abord combien la poésie, grâce à l’appui de la linguistique, était le moyen par excellence pour fonder la réflexivité de l’esprit dans le langage (notamment par la structure), en lui laissant les pouvoirs lyriques de l’analogie et du rythme;
  2. il fit ensuite de la forme la combinaison surmontant le Néant: bien que fondée sur les symétries, la forme ne donnait qu’un fragment qui faisait miroiter le Grand Œuvre; en tant que « fragment d’exécuté », elle était l’articulation du réalisé et du réalisable, de l’actuel et du virtuel, de l’œuvre et du rêve de Poésie;
  3. enfin, la poésie souligne son pouvoir sur les autres genres, en s’appropriant totalement les moyens de l’imprimé (et du support de la page blanche): Le Coup de dés crée une possession incarnée, réflexive et combinatoire des moyens matériels de l’imprimé.

 

Alors que la poésie déploie ainsi son pouvoir sur les autres formes de l’esprit, elle perd, paradoxalement, historiquement parlant, son audience. Le phénomène est similaire dans l’Angleterre victorienne (comme l’a montré M. Thain, 2016). Le geste de Mallarmé s’est fait prodigieux au moment même où la poésie perdait de son impact public direct. Sans doute ce geste s’est-il construit un peu aristocratiquement au sein même des démocraties de la presse et de l’imprimé? Sans doute a-t-il été trop dit à ce moment-là que la « tribu » se contentait de la prose, c’est-à-dire de l’échange verbal transparent? Mallarmé développa malgré tout par le Livre une communauté réenchantée dans un nouveau culte, quand bien même ce culte se distinguait de la réalité des pratiques — qui le posait en magnifique objet en apparence hermétique et destiné aux uniques initiés. Pour réussir cet enchantement, il inscrivit la poésie dans un besoin de l’impersonnel afin d’élaborer des textes qui, telle une machinerie de l’esprit incarné, pourraient transformer la communauté dans une captation totale et une libération de l’esprit, faites d’analogies, de rythmes et d’évocations.

 

En somme, la poésie deviendrait l’incarnation des plus hauts moyens de la connaissance, dans une perspective hégélienne dépassée. Cette rêverie n’est pas une divagation de poète, même si cela pourrait y ressembler. Elle est la compréhension et le détournement poétiques des valeurs ou du pouvoir du XIXe siècle, des tensions d’une industrialisation de la société et des « transactions » contemporaines de la poésie se ressourçant dans la longue histoire du genre. Après tout, si un codex puis un livre comme la Bible ont pu faire songer à Dieu, mobiliser des civilisations, le Livre (issu de la poésie et porté par elle) pourrait rendre la conscience à son propre destin, sans passer par une figure tierce, le pouvoir divin. La poésie ne serait plus au service des institutions religieuses, sociales ou philosophiques, pour adorer un « ailleurs », mais travaillerait au service de l’esprit d’une communauté.

 

Ce modèle restait dominant dans le système de la poésie dans lequel j’ai été formé. Le texte (parfois étudié pour lui-même) devenait l’objet d’un culte de l’attention: son analyse méthodique amenait à célébrer la structure, l’histoire des formes, une stylistique de l’individu ou l’esthétique. Le rêve de l’impersonnel de Mallarmé avait en partie disparu avec le post-structuralisme: la sociologie de l’auteur ou l’histoire des contextes d’écriture étant devenues primordiales. Très souvent, les universitaires déployaient une ingéniosité démesurée sur des œuvres, en livrant sans s’en rendre compte un « culte » à l’auteur. Les changements périodiques de méthodes n’ont pas toujours enlevé le culte. De ce côté, nous accomplissons une partie du programme révélé par Mallarmé, la poésie à travers le Livre, mais portée personnellement (romantiquement) par quelques auteurs élus.

 

Or ce que le numérique nous incite à réaliser consiste justement à sortir de ces schémas de pensée, alors que nous modifions actuellement nos supports de lecture, nos manières de bâtir des œuvres, notre façon de concevoir la poésie. La nouvelle ère digitale qui s’ouvre ne devrait pas simplement reconduire les stratifications du Livre, pensées intensément à la fin du XIXe siècle, mais aller vers une aventure plus globale et complexe. « Poésie » pourrait être le nom de cette exploration. Pour quelles raisons? Parce que la poésie contient non seulement un des hauts lieux de la réflexivité du langage, mais aussi parce qu’elle offre des formalisations puissantes de l’incarnation, de l’ancrage situé dans le monde. Elle est en outre le moyen par lequel chaque nouveau support peut être investi d’une incarnation par le langage même. Si la poésie a été religieuse, si la poésie a été courtoise puis mondaine, si la poésie a été philosophique, la poésie revoit désormais ses modèles anthropologiques avec l’aide du numérique. En accompagnant l’élan numérique, elle se rend apte à l’associer aux pouvoirs du métaphorique, du rythme, qui forment les ressorts de la pensée incarnée. Peut-on développer de véritables conquêtes numériques sans un investissement poétique qui offre le pendant incorporé des technologies et des raisons instrumentales?

 

Toutefois, le numérique n’est qu’un moyen, tout comme l’imprimé et le livre en leur temps. Si la poésie investit le numérique, c’est pour que son langage puisse apporter de nouvelles valorisations, de nouvelles interactions; celles de l’incarnation réfléchie dans une tension cognitive et empathique. Mais ces interactions nouvelles peuvent reconduire ce que portait déjà le culte du Livre (et de l’Auteur implicitement), au lieu d’améliorer l’innovation collective, les redistributions de la reconnaissance. Ces derniers points, nous essayons de les accomplir justement à travers les différentes actions consacrées à la poésie: la mise en valeur du réseau d’acteurs, dans sa diversité, ses mouvements et ses intensités. Ce réseau s’élabore avec et en dehors de l’idée du Livre désormais: il intègre aussi bien les imprimés que les performances, aussi bien les festivals que la poésie transmédiale. En somme, le réseau Poésie englobe désormais le Livre, qui ne serait qu’une de ses étapes historiques, un de ses possibles actuels en partie rêvé, en partie réalisé. Ainsi, les diverses tendances de notre époque — la poésie sur les sites, les blogs, les médias sociaux, mais aussi les festivals de poésie — ne sont que des moyens d’amener le réseau Poésie à prendre conscience de sa force, à échapper à la mélancolie qui l’inhibe dans le destin même du livre, auquel il a contribué glorieusement.

 

Si le début du XXIe siècle a marqué une équivalence en théorie de la poésie entre le numérique et l’imprimé, nous sortons depuis peu de ces rapports trop étroits grâce aux humanités numériques. Le changement de support devrait nous aider à mieux comprendre nos fonctionnements, nos possibles et à faire bouger nos délimitations. Parmi les dangers que le XXe siècle a soulignés se trouvait une rationalité instrumentale, alimentée par l’idée du progrès, servant les destructions majeures, dans une perte radicale d’empathie et d’incarnation collectives. Si la poésie pouvait servir à ce qui la dépasse, parmi les intérêts communs les plus importants, il s’agirait justement d’investir les nouvelles technologies par l’incarnation du langage qu’elle possède et qui fait réfléchir organiquement l’homme sur les structures et les possibles du support lui-même. C’est pourquoi la poésie ne sert plus à réaliser le Livre, mais à élaborer concrètement le Réseau par excellence, le réseau des réseaux; non comme une totalisation de tous les réseaux, mais par la prise de conscience de son organicité, de ses guidages, de sa structure, ainsi que des synergies entre les fragments exécutés par ses acteurs.

 

Antonio Rodriguez

 

 

(À suivre le 23 juillet 2017 : Par-delà le « roman national » poétique)

 

 

Pour citer cet article, indiquez : Antonio Rodriguez, 21 juillet 2017, «Un réseau nommé poésie — 4. Après le Livre», <URL://https://poesieromande.lyricalvalley.org/2017/07/un-reseau-nomme-poesie-4/>