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Camille Logoz traduit Else Lasker-Schüler, «Chanson d’amour» («Ein Liebeslied») et «Chez soi» («Heim»)

Camille Logoz traduit

Else Lasker-Schüler, «Chanson d’amour» («Ein Liebeslied») et «Chez soi» («Heim»)

 

Chanson d’amour 

 

Viens à moi dans la nuit

 nous dormons entrelacés.

Je suis très fatiguée, seule de tant veiller.

Un oiseau étranger a chanté dans le matin obscur, 

Tandis que mon rêve luttait encore contre moi et contre lui-même.


À toutes les sources des fleurs éclosent 

Et se teintent de tes yeux immortelles…

 

Viens à moi dans la nuit, chaussé de sept étoiles

Et dans ma tente l’amour enveloppé tard.

Des coffres de ciel empoussiérés s’élèvent des lunes.


Reposons en amour comme un animal rare

Dans les hauts roseaux derrière ce monde. 

Ein Liebeslied  

 

Komm zu mir in der Nacht 

 wir schlafen engverschlungen.

Müde bin ich sehr, vom Wachen einsam.

Ein fremder Vogel hat in dunkler Frühe schon gesungen, 

Als noch mein Traum mit sich und mir gerungen. 

 

Es öffnen Blumen sich vor allen Quellen 

Und färben sich mit deiner Augen Immortellen…

  

Komm zu mir in der Nacht auf Siebensternenschuhen

Und Liebe eingehüllt spät in mein Zelt.

Es steigen Monde aus verstaubten Himmelstruhen.

 

Wir wollen wie zwei seltene Tiere liebesruhen

Im hohen Rohre hinter dieser Welt.

Chez soi 

 

Nos chambres ont des murs bleus,

Et nous errons légers dans des étendues de ciel, 

Et le soir des intimités aux yeux d’ange

Mettent nos mains l’une dans l’autre.

 

Et nous racontons des histoires,   

Jusqu’à ce que le matin vienne dans des cloches d’argent

Et salue la pierre vespérale à travers ses boucles,

Le soleil par la porte des nuages amoncelés;

Et celui-ci danse sur nos tapis clairs

Prairie, juste au-dessus des tiges de fleurs endouceglouties!

Nos chaises invitent à écouter l’amour,

Et des piliers tombent des cascades de soie.

Heim

 

Unsere Zimmer haben blaue Wände,

Und wir wandeln leisen durch Himmelweiten,

Und am Abend legen Innigkeiten

Mit Engelaugen ineinander unsere Hände.

 

Und wir erzählen uns Geschichten,

Bis der Morgen kommt in Silberglocken

Und dem Dämmersteine in den Locken,

Der Sonne winkt durchs Tor von Wolkenschichten;

 

Und wie sie tanzt auf unseren wiesenhellen

Teppichen, leicht über sanftverschlungene Blumenstiele!

Zum Liebeslauschen laden unsere Stühle,

Und von den Pfeilern fallen Seidenquellen. 


*
*      *

Deux traductions: une entrée dans la poésie de Else Lasker-Schüler 

J’ai découvert Else Lasker-Schüler par son journal de Zurich, dans la vive traduction de Raphaëlle Gitlis chez Héros-Limite. Ces fragments (le titre complet de la publication est: Quelques feuillets du journal de Zurich (pot-pourri)), qui contiennent aussi une bonne part de poèmes, libèrent une écriture foisonnante, malicieuse, dans une traduction aussi créative qu’amusée. Dans ces pages, Else Lasker-Schüler dépeint son quotidien, dévoile spirales de pensées et tracas intimes, en choisissant de les présenter – loin du mysticisme qu’on accole souvent à sa poésie – par la brillance et l’espièglerie.

J’ai été frappée par cette liberté tant dans les sujets, qui vont du plus trivial au plus existentiel, que dans l’écriture, qui repose sur un mélange fou de motifs lyriques classiques, d’éléments religieux et d’un parler très personnel. Pour cette contribution, j’avais envie de réitérer ces tentatives, ces Wagnisse, comme on dit en allemand: le fait d’oser, de risquer – ces audaces. Pour cela, j’ai choisi de me focaliser sur les plans syntaxique, sémantique et d’être particulièrement attentive aux collocations. J’étais à la recherche d’un résultat qui laisse affleurer une immédiateté, mais qui invite à explorer les profondeurs.

Cette invitation m’a donné l’appui nécessaire pour entamer cette réflexion, puisque le format d’extrait, en ligne et commenté ouvrait le champ à l’expérimentation et me permettait de faire une véritable proposition. En me concentrant sur les problématiques qui m’intéressaient, j’ai notamment négligé dans cette étape de travail les rimes et la versification; j’ai réfléchi au rythme du point de vue de la mélodie.

Une trentaine d’années séparent les deux poèmes réunis ici («Heim», 1905 et «Ein Liebeslied», 1943), mais j’ai trouvé en chacun d’eux l’évocation d’un abri, un refuge, fait d’intimité partagée, d’un désir pleinement vécu, dessinant les contours d’une figure féminine qui fait brûler cette flamme, et qui pourrait se satisfaire du sentiment lui-même: de le vivre et de le contempler.

Dans mon travail de traduction, j’ai pris soin de garder mes distances avec la syntaxe: ne pas restituer de phrase induite par mon processus de compréhension, laisser à la langue son caractère morcelé, inattendu. J’ai également voulu garder un vocabulaire simple, me méfier du lyrisme, pour recréer un effet important du poème: l’évocation d’actions banales acquérant une signification profonde. Enfin, j’ai à tout prix cherché à préserver sa singularité: qu’il s’agisse d’une association étrange, d’une référence déstabilisante ou d’un néologisme, j’ai voulu casser ces réflexes qui poussent à la quête d’élégance et identifier plutôt par quels moyens cette poésie obtient ses couleurs uniques. J’espère un résultat qui donne à lire la grande quiétude dont sont empreints ces poèmes, où une intimité secrète évolue en univers immense.

L’un par l’autre 6
7 février 2022
© Association Lyrical Valley

Photographie utilisée: © Jeanne Martel