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Shemsi Makolli, du Kosovo à la Suisse

Le poète Shemsi Makolli a dû fuir le Kosovo pendant la guerre des années 1990. Il est arrivé en Suisse dans un pays qui représente pour lui l’apaisement. Il se livre à un entretien avec quatre étudiants du cours Poésie à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne.

Étudiants: Votre premier recueil raconte l’histoire d’un départ, mais aussi celle d’un espoir — nous faisons, entre autres, référence à votre poème «Je danserai» — alors que vos derniers recueils sont plutôt emprunts d’une certaine nostalgie. Comment expliquez-vous cette transition, cette évolution?

Shemsi Makolli: Ce premier recueil commence au moment où j’ai quitté le Kosovo. C’est alors une période de changement radical qui commence pour moi, où tant de ce qui participait désormais de mon quotidien m’était inconnu. C’était l’année lors de laquelle la guerre a éclaté en ex-Yougoslavie — les choses étaient déjà compliquées avant, mais elles devenaient presque invivables. Comme beaucoup d’autres, je suis parti à l’étranger avec l’espoir de faire de l’argent pendant quelques mois puis de revenir. Cependant, ce voyage, qui devait n’être que provisoire, a fini par être éternel. «Je danserai» symbolise donc l’espoir que j’avais de revenir au pays, mais aussi celui de voir la situation changer. La nostalgie elle, était peu présente à ce moment-là; elle est venue progressivement.

É.: C’est donc quand vous avez compris qu’il vous faudrait rester en Suisse que cette nostalgie s’est intensifiée?

S. M.: Oui, la situation en ex-Yougoslavie rendait tout retour impossible. C’était frustrant d’être dans la constante attente d’une possibilité de retrouver ma terre natale.

É.: Face à ce contexte difficile, diriez-vous que l’écriture a été un processus de guérison pour vous? Et si oui, est-ce toujours le cas? Une forme d’aide?

S. M.: Oui, l’écriture était essentielle, c’était une forme de survie pour moi. Elle m’était d’abord comme un refuge, comme un moyen de momentanément supporter les choses, mais plus tard, elle est devenue bien plus: elle a été comme une thérapie pour moi, un moyen de me guérir sur le long terme.

É.: Dans votre ouvrage Poèmes d’un immigré, la Suisse semble être source de douleur pour le simple fait qu’elle se trouve si loin de votre terre natale. Mais au-delà de cette distance, elle paraît plutôt comme calme, agréable, comme dans votre poème «Frontière» où vous soulignez sa bienveillance. Comment nous raconteriez-vous cette transition?

S. M.: Toute la douleur exprimée dans ma poésie, je l’ai apportée avec moi. La Suisse me sert en fait de calmant: c’est un long processus, mais, grâce à elle, mes peines s’apaisent.

É.: Dans vos recueils Élégie d’automne et L’anatomie du rêve, les poèmes portent justement cette nostalgie dont on parlait avant; aucun poème n’est purement joie et bonheur. En tant qu’écrivain et poète, pensez-vous que le malheur est fondamental à la transmission d’émotions au lecteur, que le malheur en dit finalement davantage que le bonheur?  

S. M.: Hélas, oui. Je me serai volontiers passé de cette source d’inspiration, mais il semble que c’est de là que proviennent les plus grandes créations artistiques, comme on peut le constater en s’intéressant aux plus grands classiques de l’histoire.

É.: Dans votre dernier recueil Déesses profanées, vous ne parlez pas seulement de votre expérience mais vous rendez hommage aux 20’000 femmes victimes de crimes sexuels par l’armée et la police serbe pendant la guerre des Balkans, pourquoi en parlez dans votre recueil?

S. M.: Que ce soit au Kosovo ou ailleurs, les viols qui prennent place lors des guerres sont des choses qui ne sont pas assez mentionnées, et sur lequel on ferme trop souvent les yeux. J’ai eu en tête de traiter cette question depuis 23 ans, et j’ai hésité à le faire à travers un documentaire plutôt que par la poésie. C’est une tragédie et une émotion très difficiles à exprimer, mais je souhaite être la voix de ces femmes, car elles en sont dépourvues; les gens ne les écoutent pas, tandis qu’elles souffrent quotidiennement de ce qu’elles ont vécu. 

É.: Vous écrivez vos recueils en albanais et en français; entretenez-vous un rapport différent aux deux langues?

S. M.: Je ne dirai pas que j’ai une relation différente à ces langues lorsque j’écris, ce qui m’intéresse est le fait qu’elles peuvent être complémentaires: il y a des choses qu’on peut faire avec l’une et pas avec l’autre.

É.: Écrire dans ces deux langues est-il un moyen de viser deux publics de lecteurs, respectivement à leur langue ou y a-t-il aussi une volonté, pour ce qui est de l’albanais, de réaffirmer une langue qui a été, durant un certain temps, réprimée?

S. M.: Je dirai que les deux volontés sont présentes, mais pas forcément parce que l’albanais a été réprimé. C’est surtout que, en plus d’être ma langue natale, l’albanais est trop peu connu. C’est notamment le cas dans le monde de la littérature, alors qu’elle me semble avoir des vraies qualités à exploiter pour ce domaine. Quand j’écris en français, j’ai l’impression d’être à l’extérieur de la bulle, et être plus artistique, poétique pour décrire ces événements tragiques, alors qu’en albanais moins; je suis plus envahi par l’émotion.

É.: Vous voyez Déesses profanées comme un véritable travail de mémoire, peut-on donc dire que, pour vous, le poète n’est pas qu’un observateur mais aussi un combattant? 

S. M.: Oui. Lors des épreuves bouleversantes, comme la guerre dans ce cas, quelque chose meurt en nous qu’on ne pourra jamais retrouver. Face à ça, il faut réagir, se reconstruire — c’est ça le combat —, et la création artistique le permet. 

É.: Diriez-vous que c’était votre ouvrage le plus douloureux à écrire?

S. M.: Oui, mais aussi le plus nécéssaire.

É.: Vous avez dit que vous hésitiez à faire un documentaire pour traiter du sujet des femmes violées, mais que vous avez finalement opté pour la poésie avec Déesses profanées. Pensez-vous que celle-ci est le meilleur médium pour toucher le cœur des gens? 

S. M.: Oui. Dans un documentaire, on rentre sur le terrain des historiens; il y a alors des contraintes qui n’existent pas en poésie. Celle-ci, notamment à travers sa musicalité, peut susciter des émotions plus fortes en nous.

Propos recueillis par Léodie Mancini, Juliette Meier, Gloria Mateus et Aurélien Sladen.