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Alain Rochat reçoit le Grand Prix de poésie Pierrette Micheloud 2023

Le Grand prix de poésie Pierrette Micheloud a été attribué à Alain Rochat pour l’ensemble de son œuvre. Poète, codirecteur des éditions Empreintes, enseignant, il répond à nos questions sur la place et le sens de l’écriture dans un quotidien habité par le langage et les autres. 

Morgane Heine: Vous aviez déjà reçu en 1992 le prix de poésie C. F. Ramuz pour votre recueil Fuir pour être celui qui ne fuit pas, que signifiait cette distinction pour vous à ce moment-là?

Alain Rochat: Elle a été très importante; mes deux premiers livres avaient paru chez Empreintes, certes avec l’œil très aiguisé de François Rossel, mais sans passer par un «comité de lecture». Pour me rassurer, je me disais que Guy Lévis Mano, lui aussi, avait publié ses livres dans sa propre maison d’édition. Quelle orgueilleuse référence!

Or, cette fois-ci, un jury avait sélectionné mon manuscrit! Cela m’a légitimé dans mon statut de «poète». C’est un livre d’adieu à l’adolescence et d’ouverture au monde, après mes expériences au CICR, ce qu’analyse magnifiquement Christian Sulser dans sa préface de la réédition aux Éditions de l’Aire. J’étais éditeur, et désormais poète consacré.

M. H.: Et que représente ce nouveau prix pour vous maintenant?

A. R.: Trente ans après… Le désir de reconnaissance, quand on vieillit, est un piège, qui amène à l’aigreur. J’ai consacré, pendant quarante ans, vingt pour-cent de mon temps à Empreintes, bénévolement, avec le soutien indéfectible de mon épouse; je me suis aussi occupé de mes enfants (pendant leur sieste, je faisais de la mise en page). Je passe plus de temps à faire des paquets et la queue à la poste qu’à écrire… Aussi, ce prix est une marque de reconnaissance magnifiquement bienvenue, «pour l’ensemble de [mon] œuvre»!

Je connais mal l’œuvre de Pierrette Micheloud; mais je retiens son indépendance et sa liberté, assumée, et revendiquée. À l’image des éditions Empreintes?

M. H.: Vous êtes poète et vous codirigez les éditions Empreintes depuis longtemps. Par ailleurs, vous êtes aussi enseignant et ancien conseiller municipal. Quelle place occupent l’écriture et la poésie par rapport à vos autres fonctions?

A. R.: Toutes mes activités touchent au langage, à la parole; et toutes me relient à autrui. Il y a un usage mortifère de la parole, un autre qui élève, et laisse la place au «visage» de l’autre. Quoi de plus beau que le visage de mes élèves? «Visages visages plus miraculeux que terre fertile», a écrit Guy Lévis Mano; ce vers est en exergue de mon livre Orients. Je pense aussi à la notion de visage chez Lévinas.

L’écriture alors est un moment de concentration, paradoxalement, peut-être, de silence, de retour à soi, après le tumulte et le brouhaha, une quête de la vraie parole, intime, qui vise le partage et l’universel.

M. H.: Est-ce que votre travail d’éditeur a été bénéfique pour votre création ou plutôt en concurrence avec elle? Comment vos activités externes ont-elles pu enrichir votre pratique poétique?

A. R.: Le commerce incessant avec la poésie des autres est, évidemment, une richesse, mais aussi une forme d’empêchement. Il s’agit de trouver sa propre voix. Il me semble que j’ai été nourri par tous les livres d’Empreintes, qui m’ont permis de préciser ce que je voulais faire, et sous quelle forme.

Mes poèmes sont des réponses que je tente à ce que j’appelle «l’avalanche du réel», sous laquelle je crains d’être englouti. Comme disait François Rossel, fondateur des éditions Empreintes: «Il faut tenir, il faut tenir». Tenir dans sa vie personnelle, avec ses aléas, tenir dans ses activités diverses, tenir face aux échecs, mais aussi face à la réussite. Tenir (écrire) une ligne, que l’on s’invente…

M. H.: Depuis votre premier recueil, Mon Visage nébuleuse publié en 1984, vous avez écrit plusieurs livres de poèmes, dont Orients (2000) et Rivières, tracteurs et autres poèmes (2019) aux éditions Empreintes. Pourriez-vous spécifier les changements de formes et de thèmes qui ont ponctué ces volumes?

A. R.: J’ai longtemps écrit des suites de poèmes, suites qui constituaient ensuite un livre. Rivières, tracteurs et autres poèmes est différent: poèmes avec des titres, très souvent sur une page, des instantanés, parfois. Mais l’organisation du livre, basé sur la symbolique des nombres, propose des lectures plurielles, selon le fil que l’on tire. J’ai inventé, si je puis dire, ces formes «rivière» (11 vers, en deux strophes, 5+6), plutôt lyriques, et «tracteur» (poèmes et vers courts), descriptifs, si possible avec une chute un peu troublante. Le tracteur, métaphore de la plume… J’aimerais bien que d’autres auteurs s’emparent de ces formes!

M. H.: Est-ce que de nouveaux thèmes ou de nouvelles formes vous incitent à écrire aujourd’hui? 

A. R.: J’ai écrit une suite de poèmes, Rhizomes, à partir de neuf peintures de Claire Nicole. Il s’agit de poèmes liés à des souvenirs et à des lieux de mon enfance. Si j’ai collaboré avec plusieurs peintres, c’est la première fois que le rapport s’inverse. J’aurai vécu trois ans avec les images sous les yeux… rare privilège!

Et je travaille à l’écriture de la suite d’Équinoxe (quatre concerts au printemps 2022, 1’500 auditeurs, enregistrement disponible sur la RTS); livrets pour des œuvres musicales, qui constitueront un «Oratorio de Pâques», sur six jours, ce qui, évidemment, est particulier… et très ambitieux. Œuvre collective, avec Jérôme Berney, compositeur, Renaud Bouvier, chef d’orchestre, et Marie-Madeleine Klopfenstein, du Chœur de la Cité. J’aime beaucoup écrire en pensant que mes mots seront «mis en bouche» et chantés; rythme, rimes, variété de formes et de vers, dramaturgie, unité et diversité, dialogues des voix… On est là au cœur de ce qu’est le poème.

J’écris aussi quelques textes, sous forme de chronique, «en colère», devant la bêtise et la cruauté du monde contemporain, inégalées, et les aléas pénibles du quotidien; mais, à l’exemple de Vialatte, elles se terminent, à chaque fois, par «Et c’est ainsi que le monde est beau!». L’une d’elles s’intitule «Flinguer la tourterelle»…, celle qui m’agace, tous les matins, postée sur la cheminée du voisin. Rassurez-vous, je ne passerai pas à l’acte.

Propos échangés avec Morgane Heine par courrier électronique, octobre 2023

Œuvres:

Mon visage nébuleuse, poèmes, Empreintes, 1984.

C’est un peu d’eau qui nous sépare, récit et livret d’opéra, musique de Jean-Luc Darbellay, Empreintes, 1987 et 1989.

Désert entre ces murs, gravures de Saïd Farhan, Empreintes, 1993. Partie de Fuir pour être celui qui ne fuit pas.

Fuir pour être celui qui ne fuit pas, Empreintes, 1993. Réédition L’Aire bleue, avec une préface de Christian Sulser, 1998.

Litanies des villes meurtries, gravures sur bois et monotypes de Claire Nydegger, typographie d’Enzo Messi et Urs Schmidt, Éditions Perdtemps – Claire Nydegger, 1997.

«  Cantate électrique », par Jérôme Berney, création en 2016 (quatre concerts). Partie d’Orients.

Orients, Empreintes, 2000; couverture de Claire Nydegger.

Dire que ventre,  pointes sèches de François Pont, Couleurs d’encre, 2013.

Rivières, tracteurs et autres poèmes, Empreintes, 2019. Couverture peinte de Zivo.

Équinoxe, Oratorio de Pâques, musique de Jérôme Berney, 2022. Texte dans le programme.

À paraître: Rhizomes, avec neuf peintures de Claire Nicole, Empreintes, 2024.