« Plus j’avance, moins je vois de distinction
entre la prose et la poésie. Les poésies que j’écris maintenant,
je les vois comme des histoires ou l’histoire de quelque chose. »
Née en 1971 à Lausanne, Claire Genoux est écrivain et poète. Ses premiers recueils de poèmes, Soleil ovale (1997) et Saisons du corps (2000) ont paru chez Empreintes. Elle publie ensuite chez Bernard Campiche L’Heure apprivoisée (2004), Faire feu (2008). Chez le même éditeur, elle a fait paraître des nouvelles et un premier roman en 2014 : La Barrière des peaux. Elle a reçu le prix de Poésie C. F. Ramuz 1999.
© Claire Genoux. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l'auteur.
Première intervention du 9 novembre 2015
Résidence 1
Orpheline
Les épreuves sont posées sur mon bureau, reçues il y a trois jours de Bernard.
Une dernière relecture à faire. Le livre sortira au printemps.
Mais comment ça commence, un livre. D’où ça vient dans le corps. Est-ce qu’on peut le dire. Est-ce que ça vient d’un vide ou d’un plein. D’un trop-vide ou d’un trop-plein.
Orpheline ça a commencé le 18 janvier 2014. On ne savait pas alors que ça commençait, on n’avait aucun moyen de le savoir. Des choses, des événements arrivent dans la vie. On prend le bus numéro 4, il fait nuit déjà, on est en retard. C’est la nuit même que ça commencera, par quelques mots écrits à la plume dans un carnet. Ces mots ne sont pas comme d’autres. Ces mots n’ont jamais été écrits avant et ils ne le seront jamais plus après. On ne le sait pas encore.
Tous les livres ne commencent peut-être pas de cette manière. Pour celui-ci en particulier il faudra inventer une langue. Et le faire dans l’urgence. Les mots de maintenant ne conviennent plus. Mais les mots, est-ce vraiment cela qui est recherché ou plutôt la musique, ou plutôt la sonorité. Ou plutôt une matière opaque, des corps perdus dans les longues pluies d’hiver. Est-ce vraiment comme ça que ça commence. On croit qu’on a le temps. Des mois, des années devant soi pour dire.
Mais pour Orpheline, on ne l’aura pas.
Durant les quelques mois que ça durera, l’écriture d’Orpheline, on pleurera. On pleurera sur l’encre, sur les feuilles. On se pleurera sur les mains. On avancera dans les mots en pleurant, en ne croyant pas qu’on les écrit. On les écrira malgré soi. On écrira dans le besoin de ne pas les écrire.
C’est de là qu’on part, de ces quelques mots tracés à la plume et de ce vertige des pleurs. De ce vertige de l’accélération des événements. Des silences. Des blancs. De la solitude. De celle du 18 janvier au soir quand on rentre avec le bus 4 et que ça fait mal partout au corps. Certains vers, certaines lignes déjà ne bougeront plus. Je ne sais pas où l’écriture va, car je ne sais pas où la vie va. Les événements seront apportés devant moi, dans la clarté la plus pure, dans l’extrême violence et je les vivrai les yeux ouverts sans pouvoir faire rien que rendre compte de. Que sentir quoi. Que deviner où.
Ça n’aura pas le temps de reposer. Ça reposera plus tard. Comme maintenant par exemple dans ces semaines de novembre. Et on veut garder à soi, garder tout près les pages. Que soit une dernière fois à nous, en plein corps. Noué avec les veines et le sang. Noué avec notre vie à nous. Dans le désir de les écrire encore, de ne pas les perdre. Car les perdre, ce serait la perdre.
Les fraises de novembre
Deuxième intervention : 30 novembre 2015
Résidence 2
Les poèmes d’Orpheline ? Ils étaient déjà contenus dans la Barrière des peaux. Mais je ne le savais pas. Je l’ai vu après, quand le livre a été terminé. J’ai vu ce qu’il contenait, quelque chose de très différent de ce que j’avais imaginé. Les mots étaient là. Mystérieusement. Orpheline s’est écrit en même temps que la Barrière des peaux. Et sûrement qu’un livre nouveau a commencé de s’écrire là aussi. Oui, je le pense. C’est comme ça que ça s’écrit et qui fait qu’il n’y aucune différence pour moi entre le poème et le roman. La Barrière des peaux, je l’ai conçue comme un long poème. Orpheline est un roman. Je l’envisage comme tel, avec sa structure dramatique, ses rebondissements, ses retours en arrière. Je ne sais pas faire autrement que travailler toujours la même masse de mots, le même chantier, à plein corps. Ça ne s’arrête pas, c’est dans la vie comme ça. Toujours du texte fermente, veut se montrer sur la page. Les histoires vont indifféremment dans des formes courtes ou longues. Il n’y a pas de forme préférée. Il y a le plaisir de travailler les phrases au corps, de les faire bouger, d’aller et de venir et que ça fasse monde.
Mais encore pour la Barrière : je n’ai pas vu. Je n’ai pas vu ce qui s’y passait. Je pense qu’on est aveugle quand on écrit. On ne voit pas. J’ai voulu écrire telle histoire, d’un couple qui n’arrive pas à se poser dans la vie. Une autre histoire s’est écrite à la place de celle-ci. Je l’ai vu en janvier 2014, alors que tout commençait de la maladie. Tout était joué. J’ai été effrayée de voir à quel point ça avait traversé le texte de part en part. Mais je pense que c’est ça écrire : écrire avant de savoir quoi. Ça ne vient pas du dehors, même si ça prend l’air du dehors, même si ça prend le vent et les forêts et les collines sèches, ça pousse du dedans.
Et je n’en ai pas fini avec les poèmes d’Orpheline. Ils veulent parler encore et raconter. Redire à l’infini. Ils commencent seulement à exister. Ils vont proliférer, envahir d’autres proses.
La maladie
Quelques mots pour François
Des petits carrés
de mots
de poésies
on les envoie vers ta nuit
encore chaude de douceur
et les fleurs fument
aux jardins de novembre
pour nous les vivants
dans le noir et dans la lumière
aucune paix
mais cette grâce
de t’avoir connu
Troisième intervention : 16 janvier 2016
Résidence 3
Lecture d’Orpheline en quatre temps par Claire Genoux
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Enregistrement par Claire Genoux 1
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Enregistrement par Claire Genoux 2
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Enregistrement par Claire Genoux 3
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Enregistrement par Claire Genoux 4
Quatrième intervention : 6 février 2016
Résidence 4
Ephémères
Il y a toujours un moment entre fin janvier et début février – je cite Corinna Bille de mémoire – où du printemps tout est dit. Ce sont ces jours que cela se passe, me rendant heureuse infiniment
Claude Simon, Marie-Hélène Lafon, les entretiens de Duras. Tout est poésie, c’est-à-dire écoute et appel du monde
dans les livres – poésies et prose – j’aime qu’on n’avance pas, que ça n’aille nulle part
que simplement ça bouge
ce matin à Pully
le cimetière où je ne te retrouve plus
j’étais devant les vitres
et je pleurais
Londres, avril 2014
pendant un temps
j’ai porté tes manteaux tes écharpes tes chemises
et puis après plus
quel corps ici pour porter
et que deviennent les cris
quand tout n’est pas frappé
d’un coup seul
comme si elle avait dit
au moment de partir
je vous laisse la terre
le lac est longtemps regardé
c’est un soir d’été
Annie Ernaux dit
« j’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent »
la nuit de l’incendie
quand elle disait au revoir avec la bouche
et que déjà les sons ne sortaient plus
que la fumée avançait
on l’avait vu dire des mots
quelque chose est enfoncé dans l’épaisse poussière de la nuit
ça prendra la peau et le ventre
ça viendra sur les jambes
ça restera toute la nuit sur le corps
il entend venir les oiseaux
ça l’occupe les oiseaux
regarder les formes sombres
que fait le vent
en poussant vers les arbres
« un écrivain a souvent des rapports difficiles avec la parole »
dit Modiano
je t’offre mes yeux dans la nuit
qui m’a appris à écrire ?
toi
tu tenais ma main pour former des lettres
« les yeux appartiennent au ciel pas à la chair »
dit Bobin
ce magnifique petit livre d’Hubert Mingarelli
Une histoire de tempête
c’était déjà transporté ailleurs
— dans l’enfance
et une histoire est venue s’y loger
personne ne sait très bien ce qu’il y a derrière les murs de la maison
on a pas vraiment regardé
on est parti sans rien dire
en embrassant les portes
elle est visible depuis la route seulement
elle ne bouge pas
Je suis vivante – parce que
Je ne possède pas de Maison –
Qui me soit attribuée – précise –
Et ne convenant à aucune autre –
Et marquée du nom de mon Enfance
Emily Dickinson
ça dure des heures
ce feu noir
devant le trou des arbres
cette chaleur insensée
savoir
où porter
tout cela