Dupuis_regard

 

 

« Qu’est-ce qu’un écrivain? Quelqu’un que ses propres pas inventent,

et qui avance sans savoir où il va ; quelqu’un que meut à l’origine une révolte,

une soif ou un emportement,

que hantent des obsessions ou une absence,

et qui tourne autour d’un centre aveugle… »

 

 

Née en 1956 à Genève, Sylviane Dupuis est poète, dramaturge, essayiste et critique, enseignante à l’Université de Genève. Prix C. F. Ramuz de Poésie 1986 pour Creuser la Nuit, boursière Leenaards en 2000, elle a publié à ce jour plusieurs livres de poésie dont Géométrie de l’illimité (La Dogana, 2000) et cinq pièces de théâtre. Sa poésie comme son théâtre sont traduits et édités en plusieurs langues. Principaux livres de poèmes: Poésie 1985-1989, Empreintes, Poche Poésie, 2000 ; Odes brèves, Empreintes, 1995 ;  Géométrie de l’illimité, La Dogana, 2000 ; Cantate à sept voix, Le Miel de l’Ours, 2009 ; Poème de la méthode, Empreintes, Collection peinte, 2011. Qu’y a-t-il en cours sur le bureau de Sylviane Dupuis ?

 

© Sylviane Dupuis. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l'auteur.

 

 

 

 

 

Cinquième intervention du 31 août 2015

 

 

Journal d’atelier 5

(août 2015)

L’ENTRE-DEUX COMME ISSUE

 

 

(Parle –

Mais ne sépare pas le Non du Oui)

(Sprich –

Doch scheide das Nein nicht vom Ja)

Paul Celan

De seuil en seuil / Von Schwelle zu Schwelle

 

 

(le poème, ou l’œuvre d’art : ) intermédiaire talismanique

 

Pierre Chappuis, L’invisible parole

 

 

 

5 juillet

 

Hier, dans le cadre du World Poetry Movement [1] (mouvement poétique mondial contre la guerre), invitée à participer à une lecture d’hommage à Nazim Hikmet, Yannis Ritsos et Roque Dalton en compagnie de quelques autres poètes genevois mais aussi de Nathalie Handal, en résidence d’écriture en Suisse et que l’affiche présentait comme « Palestinienne ». – En réalité, originaire de Bethléem mais née à Haïti et de nationalité franco-américaine, Nathalie a vécu en Palestine (où elle a toujours de la famille) mais aussi en Europe, en Amérique latine et aux USA (elle enseigne à Columbia University), parle plusieurs langues dont le français, et écrit en anglais. Une vraie mutante du monde globalisé. Le conflit israélo-palestinien ? Avant tout « un problème de situation historique et un problème politique à résoudre ». Elle tient une chronique (« The City and the Writer ») dans la revue Words without Borders, et incarne ce que pourrait être le futur si la hantise de l’origine, de l’appartenance, le poids des mémoires blessées et les murs qu’elles érigent – ou leur instrumentalisation – faisaient place à ces identités-rhyzomes, chacune unique et libre de s’inventer, qu’appelait de ses voeux Glissant…

 

Mais j’ignore encore tout d’elle au moment où, préparant ma lecture, je me demande comment faire pour parler, moi, dans l’entredeux ; et me souviens subitement d’un livre [2] acheté au Marché de la Poésie, en juin. Publié en trois langues (arabe, hébreu, et traduction française), il a pour auteurs un poète arabe d’origine irakienne exilé en France (Salah Al Hamdani) et un poète juif israélien (Ronny Someck) nés la même année à Bagdad, en 1951, qui ont fait le choix d’écrire, chacun, en direction de l’autre… J’en extrais deux poèmes. Les lis juste avant les miens.

 

La paix ce serait – non de choisir son camp, ou d’épouser une cause contre l’autre, mais de rendre habitable la co-existence.

 

 

Jasmin. Poème sur papier de verre (de Ronny Someck)

Fairouz tend ses lèvres

vers le ciel

pour qu’il pleuve du jasmin

sur les amants

qui s’aimaient sans le savoir.

Je l’écoute chanter dans la Fiat de Mohamed

à midi rue Ibn Gavirol [3].

Une chanteuse libanaise dans la voiture italienne

d’un poète arabe de Baka Al Garbyé

dans la rue d’un poète hébreu

qui vivait en Espagne.

Et le jasmin ? S’il tombe du ciel à la fin des jours

il deviendra

le feu vert

du prochain carrefour.

 

A la lisière de l’incendie (de Salah Al Hamdani)

 

pour Ronny Someck

 

Le corps debout

le jour dans le mur

et l’étoile de notre enfance

salie par les canailles

La lune

tu sais

est un ballon crevé

pour les gamins pauvres

de nos quartiers

L’herbe sur le balcon

n’a pas poussé

et moi, fruit mûr

vieilli sur l’arbre de l’exil

je n’ai pas été cueilli

Quant à toi, tes pas te mènent à leur guise

et ta tête t’entraîne là où tu ne veux pas aller

Tu murmures en hébreu à propos de Bagdad

des mots émigrés de mon cœur

[…]

Viens

inventons un poème-guillotine

pour les tueurs

devenons un refuge

pour les instants perdus

Dessinons notre mirage

sur les murs

et dressons des tables

pour notre banquet

[…]

 

 

6 juillet

 

Sur la page d’accueil du site de Nathalie Handal, consulté ce matin, pas d’image d’elle – seulement la photographie d’une main écrivant ce mot : « there » (ici). Et quelques phrases tirées d’articles parus à son sujet, qui passent en boucle (dont celle-ci : « Nathalie Handal’s poetry defies definition. It’s an act of border crossing. She creates a perfect space of translation. Her work asks us to redefine the categories that we use to identify people »).

 

Ici : lieu-sans-lieu du poème. Celui que la main dessine en arrachant aux mots, aux sons qu’ils forment, signe à signe, le tracé non seulement d’un sens ou d’une musique, mais d’une fragile architecture, d’un espace parallèle où pouvoir se tenir debout, à l’écart, mais aussi au carrefour des échanges : Space of translation.

 

 

On ne tient vraiment debout que dans la page.

Martin Rueff, Comme si quelque

 

 

Poème : seul « vrai lieu », out of the world et pourtant très réel – inscrit, au milieu du blanc qui l’encadre, entre soi et l’autre inconnu. Mutique empreinte humaine, en attente de qui sache lire.

 

 

Ici

est sans lieu

et sans temps

Ici

est mon lieu

ma maison aux fenêtres, aux portes grand’ouvertes

 

Ici

est ton lieu

Ici :

partout où se pose, en suspens

sur le vide

 

la tente fragile du poème

 

 

Contrairement au roman, aucun poème ne « va » quelque part. Il est geste suspendu, danse et rythme plutôt que marche, fragmentation prise dans la forme, tension irrésolue – et coïncidence, un instant, de l’irréconciliable. Soulèvement d’un insaisissable coagulé dans les mots – qui le fixent en l’illimitant.

 

Le poème : projection vers l’inconnu d’un élan, d’un cri ou d’un impossible à dire, que le lecteur seul sera capable de saisir et de faire sien, s’il entend.

 

 

13 juillet

 

Au cours du repas, comme U. V. me questionne, à son habitude, sur mes travaux en cours, j’évoque ma « résidence d’écriture » et son projet risqué. Tente d’expliquer qu’il consiste à trouver une forme pour se tenir « au milieu » : au lieu même du mur, mais pour l’abolir. Il s’étonne : « mais se tenir au milieu, est-ce que ce n’est pas renoncer à toute adhésion, à toute appartenance – et à toute passion ? Est-ce que ce n’est pas aboutir à une impasse ? »…

 

Sur le moment la question m’a ébranlée. Elle ne rejoignait que trop mes doutes sur l’entreprise, qui ne font qu’augmenter jour après jour, à mesure qu’autour de nous, et de plus en plus près, le front des haines, des extrémismes et des paniques (mais aussi des aveuglements et des crispations identitaires) se durcit. Et à mesure que s’accumulent les mots, les phrases, si dérisoires devant la violence du réel.

 

Mais j’aurais dû répondre qu’« habiter le milieu » (dans le sens où je l’entends, où j’essaie d’en faire l’expérience) n’est pas la neutralité, n’a rien à voir avec le non-agir ou la paralysie ; qu’il en va au contraire d’un constant réglage, et d’une forme de double résistance – ou de « passion » singulière : celle qui, de la Renaissance italienne jusqu’à nous, s’est vouée à défendre âprement, en dépit des différences d’origine, d’apparence physique, de sexe, de culture, de nationalité, d’idées ou de religion, la notion de « ressemblance humaine » [4] ; et qu’à la fin du XVIème, dans la tourmente des guerres de religion, cette passion fut précisément celle de Montaigne choisissant « la voie du milieu » contre tous les extrémismes et affirmant universellement que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » [5].

 

 

24 juillet, Rodez. Visite du Musée Pierre Soulages, ouvert il y a un an. Les Outrenoirs : icônes profanes de notre temps. Parce qu’il faut peut-être en passer par le noir – par la privation de lumière la plus radicale, pour commencer d’apercevoir une lumière autre, issue de l’obscurité même, ou (selon les termes du peintre) comme « encagée dans le noir »… (De la noirceur désespérée si souvent reprochée aux textes de Beckett, Peter Brook disait que « le désespoir met en jeu l’anti-désespoir » : ainsi Beckett « ne se délecte pas dans un ‘non’ facile, mais fabrique ce ‘non’ intransigeant dans l’étoffe d’un désir insatiable de dire ‘oui’. Le ‘oui’ de Beckett est invisible, comme l’est la ‘foudre noire’ de William Golding ».)

 

Du brou de noix que Soulages est le premier à ériger en matériau d’art, il dit qu’il l’a choisi parce que c’est une matière « entre transparence et opacité »… Tout, chez lui, semble d’abord issu de la technique utilisée. C’est elle qui fait sens, et le conduit à des découvertes (« j’ai fait de la gravure parce qu’avec la gravure, quelque chose apparaissait qui ne pouvait apparaître avec la peinture »). Mais il détourne l’outil et en joue, sans jamais s’en satisfaire ; et derrière, outrepassant toute technique en direction d’un inconnu, il y a la question insatiable du peintre interrogeant ce qui « vient » sous sa main (en choisissant parmi des hasards plus ou moins provoqués) – qui métamorphose peinture, gravure ou eau-forte en instruments de révélation.

 

 

25 juillet. Nous passons deux jours au festival de poésie de Sète [6]. Brève parenthèse dans cet été traversé d’actualités violentes. Durant une semaine, grâce à la poésie mais aussi grâce à un volontarisme politique et culturel qui dure ici depuis des années (le festival en est à sa sixième édition et il est entièrement gratuit), on pourrait croire encore possible l’utopie vécue d’un dialogue ignorant frontières et conflits entre ceux que tout pourrait au contraire séparer, mais dont les voix vont résonner ensemble ici durant dix jours, et devant un public en augmentation chaque année (plus de 53.000 spectateurs en 2014 !). Cette fois ils sont 80 poètes et conteurs venus de toutes « les méditerranées » : de France, d’Italie, d’Espagne, du Portugal, d’Albanie, de Grèce et de Chypre, de Serbie et de Croatie… mais aussi de Turquie, de Tunisie, de Jordanie, du Maroc, d’Iran, d’Egypte, du Liban et de la Syrie… mais aussi d’Israël et de Palestine. Dans son discours d’inauguration, la directrice du festival observe : « C’est une performance que d’obtenir des territoires pour faire exister la poésie ». En 2015, le festival aura même réussi à faire escale, en mai, au Maroc, et à Tolède en septembre… Sète, espace de reliement. Pour combien de temps encore ?

 

*

 

Lecture éblouie du Fou d’Elsa d’Aragon que (par sot préjugé, et ignorance des véritables enjeux du poème) je n’avais jamais ouvert.

 

Dans le rêve que je faisais de Grenade, il y avait un jardin descendant la colline […]. C’est ce jardin de mes poèmes, où tout fleurit pour toi seule…

 

Long poème-épopée aussi savant que visionnaire, mêlant vers et prose, poésie et commentaire, situé dans la Grenade de 1492 mais paru en 1963 et bourré d’allusions à l’histoire proche (comme un inventaire décalé des ruines et des désillusions du siècle : la débâcle de 1940 et l’exode, la guerre d’Espagne et l’Algérie[7], l’échec du communisme…), il est dédié à la femme aimée : Elsa Triolet (elle-même écrivain, et d’origine juive), et imite formellement[8] « la construction de ces traités de théologie amoureuse où l’islam poursuit la tradition du Cantique des cantiques et annonce la métaphysique érotique des troubadours ». S’y entrecroisent deux rêves (auxquels seul le poème est à même de donner lieu) : celui de l’amour absolu (« de l’homme et de la femme ensemble l’un à l’autre réponse à toute question ») ; et celui d’une Grenade réinventée, après le naufrage d’un croisement des cultures dont elle serait « l’image effondrée » – comme l’Europe d’après la Shoah. Grenade : « jardin traversé de tant de peuples », que le poète ambitionne de recréer dans la langue, à défaut de pouvoir refaire l’Histoire.

 

A la fin on bute à ce surprenant « verset d’une sourate imaginaire » : « Ô impie / Tu ne blasphémeras pas le nom du Seigneur puisqu’il n’existe point »… Qu’est-ce à dire, sinon que dans la fiction de ce poème « athée » pour Elsa (nouvelle Béatrice), une seule « foi » demeure (qui était déjà celle de Dante) : la puissance de métamorphose de l’amour – mais aussi de l’imagination ou de la Littérature.

 

 

27 juillet. Montpellier. Tombée aujourd’hui – par quel singulier hasard ? –, dans une librairie de livres anciens qu’on nous avait signalée à Sète, sur une traduction du « Discours sur la dignité de l’homme » (De hominis dignitate) de Pic de la Mirandole.

 

Maîtrisant à la fois l’italien et le français, le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe et le chaldaïque, s’intéressant à toutes les doctrines sans adhérer à aucune, Giovanni Pico n’a que vingt-quatre ans quand il rédige en 1486 (en latin) ce génial et très intempestif petit essai philosophique où se dessine une nouvelle conception de l’être humain, « créateur de lui-même » (faber sui) car dépourvu de nature propre ; et où s’élabore un nouveau concept : celui de dignité humaine. Publié bien après la mort de son auteur, en 1557, il emprunte à la fois à la scolastique et à l’humanisme chrétiens, à la kabbale juive, à l’héritage gréco-latin et à la pensée arabe, en passant par Zoroastre. Et s’ouvre par ces mots étonnants : « Très vénérables Pères, j’ai lu dans les écrits des Arabes… ».

 

*

 

« L’homme est le seul animal qui se réinvente à chaque pas » écrit (aujourd’hui) Valère Novarina, dans L’Envers de l’esprit [9].

 

*

 

J’entends dire par une guide qu’à l’époque où Rabelais – né exactement au moment où s’écrit le De hominis dignitate ! – y étudiait la médecine, l’université de Montpellier (l’une des trois plus anciennes de France, après Paris et Toulouse) accueillait des savants du monde entier, sans se préoccuper qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans – pourvu seulement qu’ils soient les plus avancés dans leur domaine…

 

*

 

Lecture de L’inquiétude d’être au monde [10] de Camille de Toledo – acheté en janvier mais qui attendait le loisir de l’été : « Je me suis juré, enfant, de ne jamais écrire ce mot : / racine. Je me suis promis de ne jamais croire / un instant qu’il y eut, un jour, / une origine autre que celle de notre bâtardise »… Né en 1976 à Lyon et vivant à Berlin, mais aussi descendant par son père d’une famille judéo-espagnole originaire de Tolède et chassée d’Espagne en 1492 – dont il a repris le nom pour mettre le sien à distance (ou pour s’exiler à son tour ?), il écrit à la fois en français (y introduisant parfois du yiddish, comme une réminiscence ou une langue-fantôme), en anglais et en espagnol, et préconise d’habiter « dans l’entre, où nous sommes / reliés »…

 

Chez lui aussi (de vingt ans plus jeune, et issu de cette génération post-68, post-révolte, post-effondrement de tout, qui a commencé dans le désabusement et le sentiment d’arriver trop tard, est passée par l’impuissance, le rire cynique, la dérision, et se cherche une issue au-delà du naufrage, ou du consumérisme) : la revendication d’un entre-deux où habiter dans la langue (ou la littérature), d’un entrechoquement fécond des identités, comme de la tension des contradictions assumées – en vue d’autre chose à trouver… Faudrait-il donc avoir fait l’expérience de cette coïncidence (de ce dialogue difficile), en soi, d’origines multiples et parfois contradictoires, ou même ennemies, pour pouvoir penser leur co-existence non comme un déchirement, un malheur ou une impossibilité, mais au contraire comme contradiction créatrice, dés-enfermement et « invention de soi » ? (Ramuz – à propos du peintre Auberjonois : « l’œuvre [sera] d’autant plus riche qu’elle contient plus d’éléments, en apparence contradictoires, et qui se trouvent par miracle finalement collaborer. Certaine duplicité vaincue, deux moitiés de soi-même coopérant enfin en vue de l’unité ». Et ailleurs, parlant de son propre travail[11] : « Je m’obstine […] à accorder des contrastes »…)

 

 *

 

6 août, Genève. Déjeuner avec F. D., à qui je parle de mon « journal de résidence ». – Frappée de la ressemblance de nos démarches, elle me signale le travail d’une amie sculpteur et céramiste, Regina Le Moigne, qui elle aussi, me dit-elle, travaille « à partir du mur » : l’une de ses installations [12] (6 mètres au sol pour 2,20 mètres de hauteur) consiste en deux groupes de petits personnages en grès blanc se dirigeant de part et d’autre en rangs serrés, tête levée, vers une haute paroi de plomb imitant la forme de gros blocs de pierre située exactement au centre… Installation muette, tendue comme un cri. Ironie de ces deux ensembles parfaitement identiques de petits personnages, mais qu’un mur semble irrémédiablement séparer, les empêchant de voir l’autre côté… On dirait qu’ils figurent à la fois, de chaque côté, l’ombre portée du haut mur noir – ou comme son négatif. Fascinés, irrésistiblement attirés par lui – ou mus par l’espérance de le franchir ? ils convergent vers lui…

 

Regina Le Moigne - le mur

 

Sur le site de l’artiste, je découvre une autre installation, intitulée « Maisons pour âmes errantes » [13]. Exposée en Pologne il y a dix ans, à l’occasion du soixantième anniversaire de la fin de la guerre, elle est faite de 1200 minuscules maisons de porcelaine fixées à des tiges invisibles (ce qui les fait osciller très légèrement, comme un champ sous le vent) et plongées dans une « lumière noire » : « 1200 maisons pour 12 millions de morts » dit sobrement le commentaire : parmi eux, les « âmes errantes » de ceux qui, à Auschwitz, s’en sont allés en fumée, et des 250.000 victimes des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki que la déflagration a rayés de la carte en moins d’une seconde et dont on commémore justement aujourd’hui le dérangeant anniversaire.

 

Regina Le Moigne  - maisons pour âmes errantes

 

 

9 août. La pétition en ligne « Poètes, hors des ondes ? » contre la suppression de la poésie sur France Culture recueille, en pleine pause estivale, 2000 signatures en dix jours. Et nombre de commentaires, dont celui-ci (d’Hélène Soris, élève au Lycée Fénelon de Lille, le 1er août) :

 

de plus en plus de gens écrivent de la poésie

cela semble devenir un besoin

[…] elle est la soupape de sécurité

 

 

Fin août. Depuis un mois j’assemble des fragments sans parvenir à conclure. Livrer un dernier texte et m’arrêter là – provisoirement.

 

Quelque chose m’empêche de continuer. Bloque l’imagination. Peut-être ce que l’on pressent de terrible, autour de nous ? Mais je ne crois pas au Mal. Se souvenir que le « terrible », en grec, le deinos, est un mot qui sert à la fois à désigner le pire, et le plus inouï en l’homme : les deux faces opposées de son énigme.

 

 

[1] http://www.wpm2011.org/node/759

[2] S. Al Hamdani & R. Someck, Bagdad – Jérusalem, à la lisière de l’incendie, Paris, Editions Bruno Doucet, 2012. Les deux poèmes cités figurent aux pages 121 et 139-141 (traduction de l’hébreu par M. E. Elial, et de l’arabe par S. Al Hamdani et I. Lagny).

[3] Salomon ibn Gabirol, rabbin andalou du XIème siècle, poète, théologien et philosophe juif (une des grandes artères de Tel Aviv porte son nom). Son œuvre la plus célèbre, Fons vitae (Fontaine de vie), écrite en arabe puis traduite en latin, fut longtemps prise soit pour un écrit chrétien, soit pour un écrit musulman, et influencera profondément la scolastique chrétienne et saint Thomas d’Aquin.

[4] Titre d’un essai d’Etienne Barilier paru en 1991, qui fait suite à un roman consacré à la figure de Pic de la Mirandole (Le Dixième Ciel, Julliard/L’Âge d’Homme, 1986), à qui Barilier fait dire (p. 141) : « Je voudrais situer le moment où les hommes se séparent. Parce que je voudrais les réunir. »

[5] Montaigne, Essais, III, 2.

[6] « Voix vives de méditerranée en méditerranée », festival de poésie de Sète : http://voixvivesmediterranee.com.

[7] « Oui, j’ai écrit ce poème en particulier dans le temps que se terminait la guerre d’Algérie […]. Il nous faut trouver entre eux et nous des lieux communs. Eh ! bien, j’ai eu entre autres choses l’idée […] que la poésie arabe qui est très mal connue dans mon pays est l’un de ces lieux communs. » (Aragon, conférence de Prague de 1962).

[8] Selon les termes de Claude Roy (dans Libération, le 7 janvier 1964) au moment de sa parution.

[9] P.O.L., 2009

[10] Verdier, 2012

[11] Journal du 3 décembre 1902.

[12] http://www.reginalemoigne.com/topic6/page7.html et http://www.reginalemoigne.com/topic6/page8.html

[13] http://www.reginalemoigne.com/topic6/page3.html

 

 


 

 

 

 

Quatrième intervention du 2 août 2015

Journal d’atelier 4

(juillet 2015)

 

 

 

un appel muet rôdait

dans les murs sans issue

Eugenio de Signoribus

Principio del giorno (Principe du jour)

 

 

HABITER LE MILIEU

 

 

1er juillet

 

Habiter le milieu. Tenter cela jusqu’au bout, même si la position peut paraître intenable.

Me tenir littéralement au pied du mur.

Ecrire le poème du pied du mur. Sans privilégier l’un ou l’autre côté, mais seulement le lien entre un côté et l’autre (et que matérialise paradoxalement cela même qui les sépare) : comme si tout mur renvoyait à une énigme, à un non-dit fondamental ou à la racine d’un problème beaucoup plus vaste dont le mur de Gaza (point de départ du poème) ne serait que l’un des symptômes… ou bien la métaphore.

 

Mur qui matérialise à la fois la séparation la plus radicale et la proximité de destin, ou de douleur, de ceux qu’il sépare…

 

(Que la poésie n’ait trait fondamentalement qu’à la douleur – la sienne, ou celle d’autrui ; qu’elle ne puisse « lever » que de là ; qu’elle soit ce corps de larmes en attente de métamorphose, ce poing fermé en attente de mots qui l’ouvrent – et donc : non pas consolation ou baume, ni pure révolte, ni louange, mais insurrection intérieure contre tous les murs, ceux du dehors comme ceux du dedans, et geste, dans la langue, de métamorphose et – parfois – de libération : je n’ai jamais cessé d’y revenir comme à une vérité sans cesse re-perdue et retrouvée.

Mais aucun poème ne saurait surgir, consciemment, d’une idée, ou d’un savoir. Si le poème conduit sans doute à « l’idée » qui le sous-tendait invisiblement, il ne saurait jamais trouver sa source ailleurs que dans l’expérience toujours recommencée.

Ainsi je croyais avoir à parler du mur. Et c’est encore une fois la douleur qui me rattrape malgré moi. Il va donc être question de cela. – Et de quelle douleur ? Uniquement celle des autres : les deux douleurs affrontées d’un peuple partout persécuté et qu’on a voulu exterminer – d’un côté, et de l’autre, celle d’un peuple chassé de la terre où il vivait, aujourd’hui réduite à une peau de chagrin, et lui aussi persécuté et abandonné à son sort ? Ou bien me faut-il admettre qu’il en va aussi pour une part de la mienne, et que c’est cette douleur qui est venue me chercher, l’été passé, au moment où culminait l’injustice faite aux habitants de Gaza – mais aussi en janvier dernier, au moment des attentats : douleur schizophrénique m’imposant de me mettre au travail ?)

 

 

le mur :

ghetto

retourné

 

douleur

ayant changé de camp

 

mais qui voit

que la prison, des deux côtés

est la même

 

 

Travailler le mur comme l’œuvre au noir : jusqu’à en retourner le signe. Jusqu’à faire du symptôme le révélateur du mal – et la possibilité de son dépassement. Jusqu’à tirer de la nuit où nous nous sommes englués la possibilité du jour. (Est-ce imaginable ?)

 

Mais dissoudre « poétiquement » le mur, si telle est la visée, ne suppose-t-il pas de l’avoir éprouvé en soi – d’en être passé soi-même, intérieurement, par l’expérience du mur ?

 

Dans Inconnaissance éblouie, de Roland Ladrière[1], je tombe sur ces vers : « Il arrive qu’un poème te lise : / c’est pour approfondir / en toi sa chute. ». Cela vaut aussi bien pour le poème d’autrui, qu’on lit et qui « descend » en nous pour nous révéler à nous-même, que pour le poème qu’on écrit sans savoir ce qu’il avait à nous dire et qui, lentement, après coup, « approfondit sa chute » en nous – nous contraignant à une lecture de soi

 

 

2 juillet

 

La poésie : nécessairement sans parti (ni parti-pris) – mais témoignant d’une position. Non pas nécessairement sans foi (en la fraternité humaine, en l’amour, en tout ce qu’on voudra : qui est ce qui porte en avant), mais sans religion ni terre (même s’il lui arrive d’emprunter à l’une – ou à ses récits – ses images et ses mythes, et à l’autre ses paysages). De l’humain vers l’humain – et rien d’autre.

 

Dans la langue commune, soumise à l’usage, à l’usure, à la clarté rationnelle et au refoulement de la mort, la percée d’une langue autre, issue de l’esprit et du corps : du son, du souffle, des émotions et des blessures…

 

Poignée de main vers l’autre inconnu. Pure hospitalité à ce qui est, à ce qui vient – et à autrui.

Ouverte au sens – même le plus improbable, ou le plus inouï.

Et à l’opposé des slogans, qui ne savent qu’affirmer pour mieux repousser. A l’opposé des dogmes, qui ne savent qu’exclure la contradiction. Ou à l’opposé de la tradition – à moins d’y revenir (comme Baudelaire se réapproprie le sonnet) pour mieux la détourner, la subvertir, ou la transformer en autre chose.

 

La poésie : pouvoir-sans-pouvoir. Mais le seul, avec la littérature, qui soit susceptible, depuis toujours, de nous réinventer – comme de nous hisser, à chaque nouvelle crise, hors de « l’effondrement des preuves » vers ce qui n’est pas encore.

 

Paul Celan (dans Le Méridien) : « les poèmes sont en chemin : il font route vers quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque lieu ouvert, à investir, vers un toi invocable, vers une réalité à invoquer ». Et : « Le poème veut aller vers un autre, il a besoin de cet autre, il en a besoin en face de lui. Il est à sa recherche, il ne s’adresse qu’à lui. »

 

Tenir le milieu – dos au mur.

Sans savoir où je vais. Ni à qui je parle. Ni ce qui en sortira.

Moi aussi : acculée à répondre de moi. A me demander : « qui suis-je ? ». A nommer le mur qui me traverse mais que n’ai jamais ressenti comme tel – et que tout le travail mené depuis l’été dernier (travail d’écriture mais aussi de prise de conscience, de questionnement et d’enquête, de désenchevêtrement intérieur) vise à la fois à construire et à défaire (car on ne peut pas défaire ce qu’on ne se représente pas).

 

 

3 juillet

 

(Alain Jourdan, dans La Tribune de Genève)

 

« Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté hier, à une très forte majorité, une résolution appelant à juger tous les responsables des crimes de guerre commis pendant le conflit à Gaza en 2014. Il y a quelques jours, la commission d’enquête de l’ONU rendait un rapport qui mettait en cause aussi bien les Israéliens que les Palestiniens. […] A cause de son caractère potentiellement explosif, le texte soumis au vote ce vendredi a donné lieu à d’intenses tractations diplomatiques jusqu’à la dernière minute. […] Tout le monde semblait soulagé hier d’avoir trouvé une solution de compromis. Aucun pays n’a souhaité ouvrir de débat pour accompagner le vote. »

 

Je lis l’article en ligne. Dans un autre, mentionné en marge et daté du 17 juin, le Suisse Pierre Krähenbuhl, commissaire général de l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens au Proche-Orient, observe qu’un an après l’opération menée l’été dernier contre Gaza par Israël pour mettre fin aux tirs de roquettes du Hamas sur son territoire, « le blocus israélien est toujours aussi strict, aucune des 9.000 maisons totalement détruites n’a été reconstruite. Et les Gazaouis qui dépendent de l’aide alimentaire de l’ONU sont passés de 80.000 en l’an 2000 à 860.000 aujourd’hui ». Dans la bande de Gaza, 65% de la population (1, 2 million d’habitants) a moins de 25 ans, rappelle-t-il : cette génération n’a jamais vu un Israélien autrement que sous l’apparence d’un soldat, tankiste ou fantassin. Et tout enfant de sept ans a déjà connu trois guerres. « Ceux qui croient qu’on peut continuer ainsi sont dans l’illusion et l’erreur » conclut-il.

 

En effet. Mais pour être juste il faudrait rappeler qu’en face, à aucun jeune Israélien on ne laisse le choix d’accepter ou non de sacrifier trois années de sa vie à faire le soldat, et que toute jeune Israélienne est astreinte à vingt-deux mois minimum de service militaire, ce qui retarde à la fois ses études et sa possibilité d’avoir des enfants… Pour être juste il faudrait dire que coexistent, à quelques kilomètres l’une de l’autre, mais absurdement séparées par un mur tant physique que mental, deux jeunesses sacrifiées, contraintes par une Histoire qu’elles connaissent souvent à peine et par la politique de leurs dirigeants à se détester sans même se connaître ni se parler, à hériter de la haine (comme le Roméo et la Juliette de Shakespeare) et à se tirer dessus – et que cela, en effet, ne peut plus durer

 

Dans un article daté du même 17 juin, paru dans Libération et transmis hier par G. (qui lit toute la presse et qui régulièrement, depuis des années, me fournit chaque fois que nous nous voyons en coupures diverses susceptibles de m’intéresser), l’écrivain israélien Avraham B. Yehoshua (Prix Médicis étranger 2012), contre BHL, contre la majorité des siens et peut-être contre lui-même, va jusqu’à défendre le boycott d’Israël comme moyen de pression pour la relance des négociations de paix en rappelant que, tout comme lui, malgré la loi votée par leur gouvernement qui les menace de poursuites judiciaires, « plusieurs milliers d’Israéliens ont déclaré leur soutien au boycott spécifique de toutes les colonies »…

 

 

« Que fait-on finalement dans une psychanalyse :

on se remémore et on réactive des souvenirs

et la capacité clinique du thérapeute est d’arriver

à faire quelque chose de ces traces

en aidant à leur donner un autre destin. »

Pierre Magistreti (neurobiologiste)

 

 

Le jardin partagé d’hier

s’est refermé comme un piège

 

ses ruines

se sont changées en tombeau

 

ses chants

perdus, tu les recueilles

dans le seul jardin

du poème

 

les tiens serrés dans ta main

comme un oiseau affolé qui tremble

 

un jour quand il sera temps

– si ce jour vient

 

tu ouvriras les doigts : leur nuée

s’envolera libre ! par-dessus

 

les pierres éboulées

 

 

4 juillet

 

Défendre ce qui nous apparaît comme la vérité, ou comme la justice, même si cela semble contraire à ses propres intérêts – ou à ceux du parti, de l’Etat, de la communauté ou de la famille auxquels on appartient par choix ou par naissance : condition de la position éthique. Qui – toujours minoritaire, et le plus souvent incomprise – suppose une radicale solitude. Mais aussi la foi en un changement possible (et collectif), en une réinvention de soi par soi qui ne pouvait faire l’économie de la lucidité.

 

Ainsi des cinéastes israéliens qui interrompent le festival du film de Jérusalem pour réclamer un cessez-le-feu, mi-juillet 2014. Ou de David Grossman (Prix Médicis étranger 2011)[2], qui menace en février 2015, avec d’autres écrivains, de boycotter le grand Prix culturel d’Israël pour contraindre le premier ministre (qui voulait limoger deux membres du prix pour non alignement) à revenir en arrière. Ainsi des innombrables organisations militant en Israël même pour la paix, pour le dialogue et pour la justice… mais dont personne ne parle[3].

 

De « l’autre côté » – dans la liasse d’articles récents découpés par G. à mon intention, je tombe sur une interview du poète syrien Adonis[4], « dernière grande voix de la poésie en langue arabe » mais critique sévère de cette poésie qui « a précédé l’islam » et qui, entrée en conflit avec la religion « après la « révélation » [coranique], n’a plus eu le droit de prétendre qu’elle disait la vérité » et a dû « se séparer de la pensée ». Il n’épargne que les grands poètes mystiques, qui « sont des figures du refus. Leur mysticisme est une révolution en rupture avec l’islam institutionnel qui était, et continue d’être, au pouvoir. » Ils « ont bouleversé l’identité. Leur idée est que ‘l’autre’ est une dimension constitutive du ‘moi’ et le moi n’existe pas sans l’autre. Dès qu’il y a l’autre, il y a pluralité. Alors que l’islam institutionnel n’accorde aucune place à l’autre… ».

 

Je tombe aussi – avec une exclamation de surprise – sur un article du 9 juin[5] intitulé… Brisons le mur ! : « Connectées, mondialisées, mélangées. […] A 25 ans, avec la seule aide de Facebook ou presque, Inès Weill-Rochant et Kenza Aloui ont réussi à créer un festival culturel unique en son genre puisqu’il réunit, l’espace d’un week-end à Paris[6], des artistes israéliens et palestiniens qui ont bien du mal à se croiser chez eux. […] L’une est juive, l’autre musulmane. Les deux parlent l’hébreu et l’arabe. Les deux ont vécu tour à tour en Israël et dans les pays arabes. […] Leur idée, secouer les gens par la culture. »

 

Inès, née à Paris, est française mais elle a grandi à Jérusalem. Kenza, née à Rabat, est marocaine mais elle a fait le choix de passer son année d’échange à l’université de Tel Aviv ; à Sciences Po (dont elles sont toutes deux diplômées), elle a étudié les relations internationales et la résolution de conflit… En 2014, elles trouvent une salle, récoltent de l’argent, réunissent 25 artistes en neuf mois, pour un premier festival (gratuit) dont tout le monde leur prédit l’échec et qui sera un succès : « Un ami nous a dit : ‘Vous vous êtes mises au milieu d’un champ de mines, et vous avez monté un chapiteau.’ » Sur la vidéo, le public témoigne : ce festival est là « pour qu’on apprenne à vivre ensemble »… Cette année, elles ont recommencé. On voudrait les embrasser.

 

Retrouvé quelque part ces notes en vrac.

(Certaines ne sont pas sans lien avec le sentiment qui m’a saisie, à la lecture de l’article que je viens de mentionner – le seul capable de nous réconforter un peu, dans le désarroi où nous jette l’actualité depuis six mois : le sentiment qu’en dépit des haines entretenues, des actes de barbarie qui se succèdent pour déstabiliser – et peu à peu radicaliser – les plus mesurés, en suscitant l’angoisse pour mettre fin à toute possibilité de dialogue entre les cultures comme entre les personnes, certains tirent à la même corde. D’abord invisiblement, et sans savoir qu’ils ne sont pas les seuls. Puis se reconnaissant jusqu’à – peut-être – faire nombre. Et donc : agir sur la réalité.)

 

  1. Le plus important de ce qu’on tente en art, d’un côté nous échappe (ayant sa source, pour une bonne part, dans l’inconscient), et de l’autre, excède absolument notre conscience individuelle, en nous reliant à d’autres.

 

  1. « C’est faux de dire : je pense ; on devrait dire : on me pense. »[7]: il y a de l’impersonnel dans toute pensée, comme dans toute création. – Mais qui se fraie nécessairement un chemin à partir de soi et de son désir (ou de son corps) propre, qui servent de catalyseur.

 

  1. Le créateur – au même titre que le chercheur – est toujours le contemporain de son temps : s’il croit pouvoir s’en abstraire ou le refuser, il se ment. (Mais s’il croit qu’en être le contemporain c’est seulement épouser ses modes, ses préjugés, et mettre ses pas dans ceux des autres, – ou renoncer à chercher ce qui lui manque et qui le fera souvent passer pour anachronique, utopiste, ou les deux, il se ment aussi.)

 

  1. Ce qu’il questionne, seul dans son coin, avec entêtement, il s’imagine que nul autre que lui ne s’en préoccupe – et découvre au bout du compte qu’ils étaient innombrables à chercher ensemble la même chose, ou à regarder dans la même direction : mais sans le savoir.

 

 

Sylviane Dupuis

 

 

[1] Publié par la revue NUNC / Editions de Corlevour, 2015.

[2] Dans Le vent jaune, sa première œuvre, essai paru au Seuil en 1988, il décrivait déjà les souffrances imposées aux Palestiniens par l’occupation de l’armée israélienne, ce qui lui vaudra, en Israël, d’être accusé de trahison.

[3] Shalom Akhshav (La Paix maintenant), Yesh Din (Il y a une loi), Rabbins pour les droits de l’Homme, qui soutient les fermiers palestiniens contre les attaques de certains colons, B’Tselem, qui collecte toutes les informations sur les atteintes aux droits de l’Homme et sur la colonisation en Cisjordanie, Breaking the Silence (Rompre le silence), association fondée il y dix ans qui publie sur internet des récits d’anciens militaires choqués par les méthodes appliquées et les actes prescrits sous couvert de sécurité, Tarabut-Hithabrut (« Se mettre ensemble » ou « S’associer », en arabe et hébreu), ONG judéoarabe active pour la défense des Arabes israéliens, etc. (Source : L’Express)

[4] http://www.liberation.fr/culture/2015/04/24/avec-l-islam-la-poesie-a-du-se-separer-de-la-pensee_1264586.

[5] http://www.liberation.fr/culture/2015/06/09/brisons-le-mur_1326102

[6] Première édition : 24-25 mai 2014 ; deuxième édition : 13-14 juin 2015 (cf. www.pelerinageendecalage.com).

[7] Arthur Rimbaud (à Georges Izambard) dans Lettres du voyant, 13 mai 1871.

 

 

 


 

 

 

Troisième intervention du 1er juillet 2015

 

 

Journal d’atelier 3

(juin 2015)

 

 

l’éblouissement s’est éteint

les métamorphoses ont péri

[…]

c’est la nuit sans étoiles

en un jour sans soleil

la promesse du Jardin

s’est abîmée

 

Abdelwahab Meddeb

Portrait du poète en soufi

 

 

 

D’UN JARDIN L’AUTRE

 

28 mai

Lire (et transmettre à d’autres sa lecture, par la parole ou par le texte). Écrire. C’est presque le même geste – mais inversé (allant de l’autre à soi quand on lit, et de soi aux autres quand on écrit) : il faut quitter l’un pour pouvoir se vouer à l’autre – et vice versa. « Schizophrénie active » (Butor) de l’alternance écriture-enseignement-écriture, ou écriture-essai critique-écriture…

 

Mais l’un et l’autre gestes renvoient en définitive à soi – ou plutôt, finissent par révéler à notre insu un fil rouge longtemps invisible mais qui insiste, et cela d’autant plus que nous n’y songions pas. En lisant l’autre c’est souvent soi-même qu’on trouve, ou ses propres obsessions qu’on finit par toucher du doigt, quoique sans l’avoir prémédité ni voulu. Et en écrivant – même et surtout sans parler de soi, et ne faisant qu’« imaginer » – c’est quelque chose en soi-même qu’on rejoint (ou qu’on finit par reconnaître) et que peut-être on ne saurait rejoindre autrement : « Je me sens bien dans mes textes parce que c’est un peu ma maison » (Marie Darrieussecq, dans Le Temps d’aujourd’hui).

 

Il se pourrait même qu’on ne soit totalement « chez soi » que là. Aucun amour, disait Duras, ne saurait tenir lieu de l’amour. Pour qui écrit, aucune maison, aucun lieu du monde, aucun pays réel ne saurait tenir lieu du lieu (utopique, atopique) suspendu quelque part entre le monde fini des êtres et des choses, ou entre le temps et l’histoire, et cet espace illimité, hors contingences et comme soustrait au temps et à la mort, qu’ouvre le poème ou qu’instaure en nous et hors de nous (vers autrui) l’écriture. (Cependant on s’y retrouve mêlé à tant d’autres que « je » ne veut plus dire grand-chose… « Je » : tout au plus, le « maître d’œuvre », à l’arrière. Ce qui lui revient en propre est l’architecture de la maison – la forme donnée ; les pierres, la plupart des pierres, lui viennent d’ailleurs.)

 

Si nous nous « sentons bien » dans nos textes (du moins au moment où ils s’élaborent, au plus près de soi, au moment où ils prennent forme), c’est donc que nous y sommes plusieurs en un (des dizaines, des centaines, que souvent nous ne soupçonnons pas, ayant oublié nos lectures et nos éblouissements, ayant oublié les phrases, les musiques, les images hétéroclites qui remontent, transformées, en nous) ; et que pourtant, ces textes ou ces poèmes nous ressemblent sans doute plus exactement, plus centralement qu’aucune des innombrables représentations contradictoires et fragmentaires que les autres se font de nous. C’est aussi que nous supposons – illusoirement ? – que qui nous lit nous connaît souvent mieux, ou de manière plus essentielle, que qui nous fréquente…(En réalité il n’y a que l’amour qui connaisse, en se passant à la fois des mots et des explications.)

 

Écrire : tenter de déposer dans une forme, avant de disparaître, quelque chose d’à la fois commun à tous et singulier qui continuerait à pouvoir être rejoint au-delà de l’absence, quelque chose qui maintiendrait miraculeusement, au-delà de la mort même, ce lien exclusivement humain entre les cœurs, les expériences et les consciences que permet seul « l’entretien infini » entre auteurs et lecteurs, ou entre auteurs ou lecteurs entre eux.

 

 

La poésie un temps à l’intérieur du temps

Adonis [1]

 

 

29 mai

Jacques Derrida (je tombe par hasard, au détour d’un article, sur cette citation extraite de son Entretien avec Anne Berger) : « Je m’aperçois que c’est en écrivant sur un texte littéraire que je commence à le lire et que ma première lecture, faite de lueurs intermittentes, est très lacunaire. […] Au fond, c’est l’enseignement qui me fait lire. »

 

 

30 mai

Très persuadée (même si je continue à penser, contre d’autres, qu’il faut distinguer rigoureusement écriture critique et écriture « de création », parce qu’il en va de deux gestes inverses et qui surtout n’engagent pas la même part de soi) qu’écrire sur les autres n’est au fond qu’une façon détournée de s’écrire – qui concourt aussi en permanence à nourrir l’écriture personnelle ou du moins, la conscience littéraire, et donc la réflexion permanente sur son propre travail. Nous évitant la naïveté (ou le conformisme qui s’ignore lui-même) : en réalité nous ne faisons jamais que mettre nos pas dans ceux qui nous ont précédés pour tenter d’aller un peu plus loin, ou ailleurs.

 

 

chemins creusés dans les débris d’autres chemins

 Adonis

 

 

1er juin

 

Relecture, hier, des épreuves de mon étude critique [2] sur Adam et Eve de C. F. Ramuz.

 

Me saute aux yeux la cohérence que je n’avais jamais vue, et qui me frappe brusquement – comme par un effet subit de coagulation, ou d’élaboration progressive du sens mais parfaitement involontaire, et jusqu’ici invisible pour moi (!) – entre cette lecture critique d’Adam et Eve et la pièce que j’ai consacrée au même sujet en 2004 [3], mais aussi ma toute première pièce de théâtre [4]… Or c’est tout à fait librement que j’ai choisi de parler, en mars dernier, dans le cadre d’une invitation à l’université de Lille, du seul roman ramuzien dont la Genèse figure explicitement l’intertexte – le seul à se construire du début à la fin sur ce tissage entre le récit qu’imagine le romancier à partir du Livre et le texte biblique lui-même…

 

Pourquoi cela m’apparaît-il maintenant ? Serait-ce à cause de ce qui m’occupe en ce moment ? Décidément ce « Journal d’atelier » providentiel, qui m’amène à « réfléchir tout haut » sur mon propre travail, a de surprenantes conséquences. Je réalise aujourd’hui seulement que ce Jardin du Livre, je ne cesse depuis des années de lui tourner autour… Que ce mythe initial fondateur des trois monothéismes – et qui, même pour ceux qui l’ont oublié ou ne veulent plus en entendre parler, même pour ceux qui n’y croient plus ou s’en moquent, ne cesse aujourd’hui encore de déterminer nos images, notre idée de l’homme et de la femme, et ce que nous prenons pour la réalité, alors qu’il ne s’agit que d’un récit d’origine parmi d’autres récits d’origine que l’homme s’est inventés pour s’expliquer à lui-même –, je ne cesse depuis vingt ans d’en interroger le sens, de le déconstruire ou de le subvertir… Sans savoir pourquoi je le fais.

 

 

libérez le monde d’Adam et de ses fables

Adonis

 

 

Juin

Quelle forme donner au « Journal 3 » ? Il faudrait la varier de fois en fois, puisque j’ai pris le parti de ne dérouler (du mois de mai au mois d’août) qu’un seul fil continu… Ne pas ennuyer. Ne pas se répéter. Trouver si possible chaque fois une formule, un agencement différent.

 

Je viens de lire le très beau dernier recueil d’Adonis : Prends-moi, chaos, dans tes bras (paru ce printemps). Ai relevé en passant plusieurs vers qui par une singulière coïncidence me semblent faire écho à certains passages de ce qui devrait donner « Journal d’atelier 3 » : les citer en marge, à droite du texte, comme une scansion musicale soulignant l’armature de l’ensemble ?

 

*

 

Revenir à ma prise de conscience de début juin. Ne pourrait-elle provenir du fait que, en travaillant sur Adam et Eve, et sur l’usage qu’y fait Ramuz du texte de la Genèse, on est amené à constater qu’au lieu de recourir au récit biblique pour le réinventer autrement et pour en libérer son personnage, Ramuz – pourtant agnostique, voire athée – l’y enferme, le condamnant à l’échec et à l’éternelle répétition de la « chute », en dépit de la tentative du personnage de « refaire le jardin » à neuf et de nier la condamnation ?

 

– et, nous, nous sommes sortis d’eux [Adam et Ève], pense-t-il, nos malheurs tellement emmêlés dans les leurs et tellement noués aux leurs qu’on ne pourra plus jamais les débrouiller

 

Serait-ce que cet enfermement de Ramuz dans l’Écriture (ou celui de son héros : car il n’est pas certain que l’auteur soit jusqu’au bout en accord avec lui, ou avec son projet initial – comme si le travail même de l’écriture l’avait progressivement amené à prendre ses distances avec eux…) m’a fait réaliser a contrario, et comme par contrecoup, que mon propre travail, au théâtre, a précisément consisté (de La Seconde Chute à Être là ou au Jeu d’Ève) à libérer mes personnages ?

 

*

 

…Nos mythes, nos récits nous dévoilent, nous pensent et depuis toujours, nous inventent. Mais nous ne voulons pas le savoir. Notre liberté nous fait peur, autant que le non-sens du monde et de la mort. Et si nous avons sacralisé la Révélation pour mieux nous enfermer dans sa Vérité, et nous interdire désormais de toucher aux récits qui nous fondent, de les mettre en question ou de les retourner, c’est pour nous protéger de la conscience. En réalité nous sommes libres à tout instant de réinventer nos images, nos récits et nos dieux. De redonner sens autrement aux mythes qui nous sont transmis par la tradition ou par les livres – ou bien de nous en débarrasser. Car (seraient-ils même inspirés par plus que l’homme) tous les livres sont de main d’homme ; et toutes les fables, sorties de son imagination.

 

Or cette subversion ou cette réinvention perpétuelle des textes, des images, et des visions du monde, c’est précisément le travail des poètes et de la littérature. Contrairement aux théologiens et aux philosophes dogmatiques, qui croient en leurs dogmes ou en leurs systèmes, les poètes savent qu’aucun savoir humain ni aucun récit ne dira jamais le vrai sur l’inconnaissable ; et que la science pourra bien s’en approcher jusqu’aux extrêmes limites de l’observable – elle échoue à donner sens. Seuls donnent du sens les créateurs de fables, ou d’images. (C’est pourquoi Platon chasse les poètes de sa République – en les traitant de « menteurs » pour mieux imposer son propre mythe ; et c’est pourquoi tous les fanatiques sont des iconoclastes en puissance, ou des destructeurs d’art : ils se veulent seuls détenteurs de l’absolu qu’ils prennent pour Dieu – et qu’ils ne font que confondre avec leur folie).

 

Or parmi ces fables ou ces images, on trouve précisément – passé d’Orient en Occident par le biais des poètes persans et du grand récit biblique commun (à l’origine) aux trois monothéismes – ce Jardin ou ce paradeisos qui travaille nos imaginaires depuis des millénaires, transitant géographiquement d’Ispahan ou de Bagdad à Jérusalem et à la Palestine – mais aussi, dans la langue, de poète à poète, et d’un texte à l’autre.

 

« Paradis perdu », hortus conclusus ou « jardin clos » (le Moyen Âge l’associait significativement à la Vierge à l’enfant !) qui n’est peut-être que l’image de ce ventre dont nous sommes littéralement « tombés » et d’où nous avons tous été expulsés un jour vers la vie, puis vers la conscience : double drame dont il fallait logiquement que la femme qui enfante fût déclarée coupable…

 

Jardin mythique mais dont la « chute dans le réel » coupe aujourd’hui en deux et fait si durement s’affronter peuple palestinien et monde arabe d’un côté, peuple juif, chrétiens, et monde occidental de l’autre…

 

 

Ici : spasmes, sursauts

de sacrifiés, rage d’histoire

martyre, mémoire

du sang – désastre

 

 

– là : peur au ventre et sans issue depuis

 

plus nulle part où aller si

 

crispation de persécutés

 

 

des deux côtés :

emmurement

 

 

mais le jardin, de part et d’autre

(le jardin perdu)

est le même

 

 

14-15 mai.

Les premières « Journées du film historique » (organisées par l’université dans le cadre des Rencontres de Genève Histoire et Cité) programment deux films documentaires dont on sort considérablement ébranlé. Dans le premier, Route 181 (tourné en 2003), le cinéaste israélien Eyal Sivan – né à Jérusalem – et son ami palestinien Michel Khleifi, présent d’un bout à l’autre à ses côtés, enquêtent caméra au poing sur l’histoire telle qu’elle a été vécue entre 1914 et les années 2000 des deux côtés : l’Israélien juif interrogeant et écoutant les Palestiniens, le Palestinien interrogeant et écoutant les juifs, et tous deux filmant et enregistrant tout ce qu’ils peuvent – y compris les propos racistes et méprisants de certains Israéliens, y compris les slogans « mort aux Juifs » et « mort aux Arabes » qui se font écho des deux côtés, comme en miroir, y compris les manifestations israéliennes anti-gouvernement et anti-colonies que personne ne nous montre –, tout en parcourant sur 470 kilomètres la ligne virtuelle de la résolution 181 (tracée en 1947 par les Nations Unies pour séparer en deux Etats Israël et la Palestine).

 

Dans leur enfance – les années 60-70 –, juifs israéliens et Palestiniens coexistaient pacifiquement (raconte Sivan au cours du débat précédant le film) ; les enfants s’apprenaient mutuellement l’hébreu et l’arabe ; maintenant, ils sont de part et d’autre « esclaves de la mémoire », et se haïssent mutuellement. (Figurait pourtant au programme de ces Rencontres le film Ana Arabia d’Amos Ghitaï, que je n’ai pas réussi à voir mais qui donne la parole, dans la banlieue de Jaffa, à une petite communauté d’habitants juifs et arabes vivant encore – en 2013 du moins – en bonne relation, et comme à l’écart du conflit…)

 

Toute création, dit encore Sivan, est la « tentative permanente de construire un monde commun » : l’« effort de vérité » dont témoigne ce film n’est qu’« effort vers la réconciliation ». (Le même mot que Hannah Arendt… Lui non plus ne parle jamais de « pardon », mais seulement de « réconciliation ». Il ne regarde que devant.) Puis il conclut : « Il ne faut pas laisser aux seuls enfants le droit de dire : ‘le roi est nu’. »

 

ne retiens la mémoire que pour la transformer en sources

Adonis

 

 

Le second documentaire (tourné en 2012), Dans un jardin je suis entré, confronte lui aussi le passé au présent (mais avec plus de désespoir parce que le présent est désormais un « cul-de-sac ») : le cinéaste israélien Avi Mograbi se filme avec son ami palestinien Ali Al-Azhari, qui fut son professeur d’arabe. (Et au début on ne sait pas qui mène la conversation. Par ce que c’est lui qui est filmé, on pense que c’est Ali. Et puis on s’aperçoit que celui qui tient la caméra est Avi, et on se dit que c’est lui qui mène le jeu. Mais peu à peu on constate que, comme dans le film précédent, aucun ne domine l’autre. Qu’ils réalisent ce miracle de se parler absolument à égalité.) Le jardin est celui de cette terre du Moyen-Orient où jadis « l’espace était ouvert » mais qu’un mur coupe en deux, et qu’arpentent en dialoguant les deux hommes. Et c’est aussi celui de l’utopie, de ce rêve de paix que tisse, devant la caméra, entre ceux que tout devrait séparer, la parole amie, ou que symbolise la jeune enfant d’Ali, de père palestinien et de mère juive, qui accompagne le voyage des deux hommes, assise à l’arrière de la voiture comme l’incarnation même de l’oxymore…

 

 

Je ne suis pas encore né

On vient au monde hors de l’endroit où on naît

Adonis

 

 

enfant qui es malgré toi

le mur : qui portes en toi

l’inconciliable

 

qui es l’un, qui es l’autre

et qui es l’horizon

 

enfant en qui s’embrassent

sans haine, les inimitiés

 

enfant pour le demain

à naître

 

 

Tu n’as pas besoin de savoir qui tu es où tu es et d’où tu viens

si tu accueilles l’univers à partir du point du cercle

Adonis

 

 

le mur :

effriter sa nuit

inhumaine,

la réduire en poudre

en gravats

 

intifada du cœur

soulevé

 

mots-pierres

qui récriraient l’Histoire

à l’envers,

des deux côtés

 

décombres changés en

chemin

 

 

27 juin

Sur Espace 2, la voix du psychanalyste et pédopsychiatre genevois François Ansermet.

Interrogé (dans le cadre de la récente votation) sur l’insémination artificielle et les questions qu’elle soulève, en particulier dans le cas où l’enfant ignore l’identité de l’un ou l’autre de ses parents biologiques, il déclare avec une tranquillité souriante : « L’origine n’est pas un destin. » Et ajoute : « l’ignorer peut ouvrir à une liberté »… Car en tant qu’être humain, qui est moins déterminé génétiquement que l’animal, « chacun est le metteur en scène de son propre devenir » : il faudrait passer d’une logique de la cause à une logique de la réponse.

 

Sylviane Dupuis

 

 

[1] Tous les poèmes d’Adonis cités en marge de ce « Journal 3 » sont empruntés à Prends-moi, chaos, dans tes bras (traduction de l’arabe : Vénus Khoury-Ghata), Paris, Mercure de France 2015.

[2] Sylviane DUPUIS, « Adam et Ève de C. F. Ramuz, ou le jardin défait/recomposé/ruiné : intertexte biblique et métaphore du processus de création », dans « Apparition Disparition Réapparition », rubrique Cycle sur « Les Écritures Complexes », Deuxième séquence, Lille, revue en ligne des Littératures Francophones La Tortue Verte, juillet 2015, p. 5-18 : La Tortue verte. Revue des Littératures francophones, Université de Lille 3.

[3] Le Jeu d’Ève (in : Figures féminines de l’Ancien Testament), Genève, Zoé, 2006.

[4] La Seconde Chute, ou Godot acte III [1993], Zoé, 1996. La pièce donne une « chute » au Godot de Beckett mais figure aussi la « chute » des personnages dans la conscience.

 

 


 

 

 

Deuxième intervention du 29 mai 2015

Journal d’atelier 2

(mai 2015)

 

 

 

La résurrection

suit son cours

juchée

sur une carapace de tortue

Abdellatif Laâbi, La Saison manquante

 

 

 

LE MUR EST UNE MÉMOIRE BLOQUÉE

 

 

1er mai

 

Salon du Livre. Avec Abdellatif Laâbi et Pierre-Alain Tâche, conviée à un débat sur « le rôle de la poésie dans l’époque contemporaine ». A un moment donné je suggère que le poème pourrait être vu comme une autre forme de la prière, ou de la méditation, comme un instrument d’approche et de connaissance, dans la langue, de cet absolu du désir, ou de l’amour, qui intéresse à la fois religion et poésie – mais quant à la seconde, sur un plan exclusivement humain, terrestre, et hors de toute réponse donnée, de tout dogme quel qu’il soit, de toute clôture du sens comme de toute limitation… Laâbi sourit, acquiesce, dit qu’en effet le poème « est la seule forme de prière qu’il pratique ». Et bien sûr nous en venons à parler des grands poètes mystiques arabes, d’Ibn’Arabi et al-Hallâj à Djelâl ad-Dîn Rûmî…

 

 

Mots-kaddish

mots-sourates

mots-psaumes

 

vieux mots de passe

usés : faut-il

vous réveiller, dans la monnaie en ruine

des prières,

vous démailloter tel Lazare

comme un chant qu’on déroule

et libère

– vous rendre souffle ?

 

(Et sauriez-vous encore

réparer l’irréparable, et coudre

un Nom et une plaie à l’autre ?)

 

 

La veille, au Pavillon du monde arabe, au cours d’un débat sur « Mystique et spiritualité dans la littérature et la pensée arabes », Salah Stétié évoquait lui aussi Al-Hallaj, Ibn’Arabi, la mystique négative d’El-Maâri (à la limite de l’athéisme ou de l’agnosie) et la poétique des soufis (qui aura influencé jusqu’à Adonis, Abdelwahab Meddeb… et Stétié lui-même – tout en servant parfois de masque à des poètes arabes contemporains n’osant pas s’avouer surréalistes, ou libres penseurs) : rappelant que « l’essence de la civilisation musulmane est là ». « Dans tous les domaines, le soufisme a été la marque de la créativité dans l’Islam » résumera le modérateur. Une autre participante au débat (Bariza Khiari) l’aura défini, quant à elle, comme « épreuve de liberté », le poète soufi recourant, contre les dogmes, les interdits et tous les conformismes, à l’allusif, voire à une « obscurité » faite de couches de sens superposées que seule l’intuition (la vue intérieure) du lecteur saura rejoindre…

 

Dans les années 80, je me suis nourrie de ces poètes et de leurs tentatives d’approche de « l’impossible à dire », avec le sentiment d’un décalage abyssal entre la curiosité passionnée, rigoureusement inactuelle, que je vouais à ces « fous d’amour » et de Néant – et la plupart de mes contemporains : lisant tout à la fois Ibn’Arabi, Al-Hallaj, El-Maâri, Al-Niffari… mais aussi mystiques chrétiens (de Ruysbroeck ou Jean de la Croix à Angelus Silesius) et juifs (par le détour de Jabès ou de Gershom Scholem).

 En 2000, invitée au Caire, j’y donne même – sans me douter qu’un tel sujet allait y recevoir accueil aussi favorable – une conférence intitulée « Poésie, mystique et modernité »[1] où j’ose (tout en disant ma dette à l’égard des poètes mystiques) revendiquer pour la modernité de « tenir le pas gagné » de la séparation – depuis Rimbaud[2], Nietzsche et Mallarmé – entre foi (religieuse) et poésie… Et conclus par ces lignes (non relues depuis des années) qui me troublent aujourd’hui comme une prémonition :

 

Pour ouvrir la voie au futur, l’Histoire du siècle précédent l’a montré, et le présent ne cesse de nous le rappeler : inutile de chercher à museler le « religieux » ; il renaît partout et sans cesse, sous des formes ou des idéologies diverses… Ce qui exigerait donc plus que jamais d’être pensé (non seulement par la philosophie, la sociologie, l’anthropologie ou la psychanalyse, mais également par le politique, contraint aujourd’hui de reconsidérer les utopies du XXe siècle en tenant compte de leur dimension « religieuse » – et aussi, à sa manière, par la poésie), c’est cet excès et cette indéracinable aspiration à l’absolu (ou cette tentation d’abîme) qui sont au coeur du désir humain ; c’est cet « instinct religieux » monopolisé jusqu’ici par les religions ou confisqué par les idéologies qui le détournent à leur profit, et qui inspire, aussi bien, l’amour illimité des mystiques, nos idéaux les plus nobles et la plus haute poésie, que la violence passionnelle et l’intolérance des fanatismes… Nous devons apprendre à penser le deux (ou le multiple) : car toujours, et à chaque instant, nous en sommes ramenés à l’ambivalence irréductible du réel, ou de notre désir. Vouloir (comme tous les intégrismes) résoudre définitivement l’ambivalence, imposer n’importe quelle réponse définitive à la complexité insoluble du vivant, c’est trahir les conditions mêmes de la vie en cherchant désespérément à la simplifier

 

autres extraits :

Si je suis convaincue, avec Salah Stétié pour qui « la démarche poétique et la démarche mystique sont couplées aussi longtemps que leur objet leur demeure obscur… », que poètes et mystiques presque nécessairement « se croisent à un carrefour »[3], il importe aussi impérativement de les distinguer comme de ne pas revenir en arrière (sur le plan de la conscience, comme sur le plan formel), et bien plutôt – selon l’injonction de Baudelaire au dernier vers des Fleurs du mal – d’ouvrir la possibilité du nouveau. Ce qui signifie, pour le poète moderne, renoncer à l’illusion qui consisterait à prétendre pouvoir témoigner d’une « vérité » ou d’un « sens » absolus (quels qu’ils soient), d’une vérité ou d’un sens dissociés de sa propre subjectivité (ou de sa propre expérience intérieure) – c’est-à-dire aussi renoncer à la tentation du prophétisme ; et abandonner quant à l’art toute prétention au « salut » pour lui substituer la notion d’invention (inachevable) du sens : tournée vers l’universel, certes, et postulant une certaine forme de vérité, d’adéquation à soi, ou de « coïncidence intérieure » ; mais strictement humaine. Et donc : faillible. A partir de là seulement, se reprendre à l’imaginaire, à la langue et à la poétique des mystiques (comme à un matériau oublié, voire occulté – en tout cas en France –, et susceptible de réinfuser à l’écriture poétique d’aujourd’hui quelque chose de la prodigieuse énergie paradoxale de cette poésie) pourrait bien apparaître, des deux côtés (occidental et oriental), comme la chance à la fois d’un reliement et de circulations neuves, inédites, entre cultures et consciences en apparence si séparées…

 

J’ignore si mon attirance, très tôt, pour la poésie des mystiques me vient en partie du contexte culturel (la Suisse romande) au sein duquel j’ai grandi. Je sais seulement que l’écriture m’est apparue d’emblée (dès l’adolescence) comme la seule réponse possible à une soif d’absolu ou à une forme d’excès que je retrouverais chez certains poètes romands, et qui contrastent singulièrement avec l’image conventionnelle d’une Suisse éprise de mesure, de conformisme, de pragmatisme et d’ordre : comme si ce pays était double, et que sous l’apparence couvait une étrange violence, le refoulement d’une folie possible…

 

Mais il est plus probable que cette aspiration à l’absolu n’ait rien à voir avec le fait d’être né ici ou là, et qu’il en aille d’une dimension universelle (aussi fondamentale qu’ambivalente) de l’aspiration humaine – et donc de la poésie. A lire mystiques et poètes, quelles que soient leur langue ou la culture à laquelle ils appartiennent, on retrouve la même expérience du manque, de l’exil intérieur, le même appel au dépassement, la même tentation du vide et la même avancée extrême entre nuit et clarté – hier comme aujourd’hui. Et force est de constater que, paradoxalement, c’est précisément cet « exil » ou ce manque qui, au-delà des divergences culturelles ou historiques, finissent par les relier le plus sûrement : nous communiquons par nos soifs, mieux et plus loin que par nos certitudes…

 

Il me faut bien admettre que depuis Travaux du Voyage[4], et en dépit d’un vaste détour par le théâtre (mais tant La Seconde Chute que Le Jeu d’Eve renvoient au Livre de la Genèse et au mythe de la Chute !), je n’ai jamais complètement cessé de regarder en direction de ce lieu paradoxal s’il en est (de ce lieu devenu impossible ?) où je tente actuellement – pour la première fois – de planter la tente du poème : à l’intersection inhabitable des mondes chrétien, juif et musulman, en ce point (littéralement : au pied du mur) où se rencontrent les trois mystiques et les trois religions issues du même Livre, mais où seule peut encore espérer avoir accès l’utopie poétique – faisant brèche. Lieu fictif ; lieu rêvé. Le seul pourtant à partir duquel il soit concevable, avec nos mots et nos manques, de (ré)inventer du commun, pour demain ou pour quand ?

 

 

 

« Dieu »

et tous ses noms

(ses fictions) :

 

cicatrice d’absolu

sur le tracé des murs

des temples écroulés

des jardins

des tombeaux

 

passage

invisible du souffle

 

– ou racine secrète

enfouie, muette

et dure

 

de notre humain désir

irrassasiable

 

 

Les mots sont d’hier

Mais le poème qu’ils composent est le demain

Serait-ce l’alchimie de la poésie

Adonis, Célébrations

 

 

Poème :

dans le défaut des murs

 

cette tente légère

provisoire, à même le sable

 

à dresser mot à mot

patiemment, dans l’ouvert

 

station du cœur

passagère

 

lieu poreux

aux rythmes et au souffle

 

qui est moi

et plus que moi :

 

corde tendue,

pont jeté

 

vers toi, d’un inconciliable

à l’autre

 

 

3 mai

 

Surprise : je découvre sur Internet que le socialiste Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, où il inaugurait le 15 janvier dernier (une semaine après les attentats) le premier forum international consacré aux « Renouveaux du monde arabe », pour appuyer ses propos sur les chantiers auxquels collaborent dans l’ombre (nettement moins médiatisés que les terroristes, mais au moins aussi agissants) créateurs, intellectuels et citoyens de ce monde en profonde mutation, cite… le mystique Ibn’Arabi : « la religion que je professe est celle de l’amour »… Façon habile de débouter les différences au profit du commun ? Instrumentalisation politique d’une aspiration souterraine, imprévisible, et qui se cherche aux antipodes de la violence terroriste et de la haine ? Ou mot d’ordre ayant pour but de riposter à la catastrophe du 7 janvier ? Ce qui est sûr, c’est qu’il se passe quelque chose qu’il y a quinze ans je n’aurais même pas imaginé possible, en confrontant poétique des mystiques, poésie contemporaine et philosophie soufie devant un public égyptien (à défaut d’oser le faire en France ou ici) – quelque chose dont témoignait la présence incongrue, cette année, au Salon du Livre de Genève, de quelques-uns des plus éminents poètes contemporains du monde arabe, de débats – très suivis – autour du sens de la poésie, du soufisme, ou de la philosophie, et d’un hommage au meilleur et au plus libre « passeur » du soufisme en Occident (avec Salah Stétié) : Abdelwahab Meddeb, auteur, il y a presque trente ans, de Tombeau d’Ibn’Arabi[5], et d’un Portrait du poète en soufi paru en 2014 – au lendemain de sa mort…

 

« On ne construit pas sur l’inculture » (Bariza Khiari). Serions-nous donc enfin prêts à cette révolution : inverser le processus de perte, de destruction générale de l’héritage culturel humain et de sa transmission – en le réinvestissant à neuf pour le réinventer ?

A chaque instant il y a extinction et renaissance (expiration/inspiration) du monde par le Souffle qui est Allah – disait Ibn’Arabi.

A chaque instant il y a possibilité de vie et de mort. D’oubli et de retour de mémoire.

A chaque instant, le choix du mur – ou de la brèche.

 

« Le monde est un tissu d’épiphanies » (A. Meddeb, Portrait du poète en soufi)

 

 

Au pied du mur

et tu vois soudain

que le mur est en toi – en tous

 

n’est que ce vide mortel

qui gagne,

l’oubli froid qui descend

et creuse

au cœur de l’homme dépris

de ses images

et de ses mots

 

 

18 mai

 

Message de P. A. (lui aussi en résidence d’écriture, quelque part dans le midi de la France) à propos de Journal d’atelier 1, qu’il vient de lire : « Ce qui serait intéressant, ce serait d’aller avec ce Journal jusqu’à l’élaboration du livre de poèmes […] pour qu’à la fin soit mis à disposition un an (ou deux) de travail : la genèse progressive des textes, la « cuisine », parallèlement au livre lui-même… ». Y songer ? Même si j’ai toujours été farouchement opposée, jusqu’ici, à l’idée de laisser voir à quiconque, précisément, les brouillons, les états intermédiaires ou la « cuisine » de l’œuvre…

 

Décidément il apparaît de plus en clairement que ce livre en gestation représentera – s’il aboutit à quelque chose – un tournant dont je ne suis pas capable encore de mesurer le sens ni l’ampleur, mais dont je pressens qu’il me contraindra d’une façon ou d’une autre à « lâcher la rampe » : à m’avouer peut-être plus que je ne l’ai encore jamais fait, à me situer au plus près de cette parole qu’il faut bien, un jour, en arriver à signer avec tout ce que l’on est. (Il n’est sans doute d’écriture digne de ce nom qu’au prix d’une vérité qu’elle ouvre, chaque fois un peu plus loin. Et qu’on ne choisit pas de dire, mais qui pousse d’en dessous – guidant la main vers l’origine qui est devant.)

 

Moi aussi je suis au mur.

Je suis le corps du poème.

Je suis le mur-poème.

 

 

Sylviane Dupuis

 

 

[1] Cette conférence est parue, réécrite sous une forme plus développée, dans le Bulletin du CPE de mars 2007 (Colloque en l’honneur de Marc Faessler).

[2] « Il faut être absolument moderne./ Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! » (A. Rimbaud, Une Saison en Enfer, « Adieu »).

[3] « Le mystique, lui, ne veut pas d’oeuvre d’art, ce qu’il veut c’est sa réalisation personnelle, même et surtout si cette réalisation est, en quelque sorte… son annihilation. […] Les mystiques […] rencontrent en chemin la formulation esthétique. Les poètes […] rencontrent l’obsession mystique […]. Les uns et les autres se croisent à un carrefour. » (S. Stétié, La Parole et la Preuve, Saint-Nazaire, M.E.E.T., 1997).

[4] Travaux du Voyage, Genève, Zoé, 1991

[5] A. Meddeb, Tombeau d’Ibn’Arabi (1987), Fata Morgana, 1995.


 

 

Première intervention du 11 mai 2015

 

Journal d’atelier 1

(mars-avril 2015)

dédié à Avraham Burg, ancien président de la Knesset, et à

Leila Shahid, représentante de la Palestine auprès de l’Union européenne,

artisans têtus de la paix (et de l’instauration de deux Etats libres)

entre Israël et la Palestine

 

 

LE MUR EST UNE SITUATION DE DÉPART

 

 

22 mars

 

Message inattendu d’Antonio Rodriguez qui relance le site « poesieromande.ch » avec une nouvelle équipe et me propose, généreusement, une « résidence virtuelle » de quatre mois.

 

Dire non. Lui expliquer. Que la culture du blog n’est pas (du tout) la mienne : impossible, pour moi, de soumettre l’écriture au direct qui est la loi des médias, ou d’internet, pas celle de la littérature qui est travail d’investigation du dedans et de métamorphose, d’oubli et de réinvention, d’extraction lente, si lente, de percée à l’aveugle en direction d’on ne sait quoi, par couches de sens accumulées issues de pillages et de digestion des mots des autres qui s’amalgament obscurément à notre voix, à notre corps, à notre nécessité propre inconnue, et finissent indirectement par reconduire à soi (au « noyau à soi » – Ramuz)… mais souterrainement, en creux, après toutes sortes d’errances et de méandres et de ratages… pour qu’émerge enfin de là (pour que soit dite, au-delà de soi, sans savoir quoi) une douleur ou une joie ou un sens peut-être partageables…

S’en tenir à cette conviction que l’œuvre publiée suffit, qui suppose la longue et tâtonnante et toujours incertaine mais très organique élaboration d’une forme qui, dès que proposée à autrui, commence à vivre hors de nous de sa vie propre, et dont envers et contre tout je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est la condition de toute littérature.

…Et puis toujours, devant de telles sollicitations, crainte du piège narcissique. Montrer les coulisses ? l’atelier ? C’est toujours se mettre en scène. Et, seulement, mimer le naturel (à moins de tout donner du journal, des notes, des esquisses, du vrac, et débrouillez-vous avec cela, ce qui serait sans doute le plus honnête – et le moins responsable).

Dire non.

 

J’ai dit oui, merci. Et que : qui sait, une telle sollicitation pourrait bien amener sur la table ce qui n’y serait pas venu sans cela, ouvrir à quelque chose de neuf, ou me permettre d’y voir plus clair. À cause de cette suite de poèmes commencée le 11 août dernier, sous le coup de l’émotion (parce que rien n’a jamais lieu sans elle, en poésie), et dont j’ignore absolument où et jusqu’où ils me mèneront, ou bien par quoi ils m’obligeront d’en passer pour aboutir à la forme – mais qui ont en même temps valeur de réponse au présent, et donc, jusqu’à un certain point, d’engagement.

 

Avoir conscience que cela accroît le risque d’insignifiance : une fois passée la circonstance qui a conduit aux poèmes, comment leur éviter le destin de l’article de presse qui, lui, tombera très vite dans l’inactuel et le daté ? – En les arrachant à la circonstance, justement. Puis en les recomposant au sein d’un livre où mots et poèmes « s’équilibreront à distance » pour « participer au rythme total » du Poème, selon l’incontournable exigence que posait Mallarmé.

 

Donc (comme on livre des textes à une revue pour les « tester ») : tenter l’expérience de faire paraître ces poèmes en deux temps : celui, en travail, inachevé, incertain, de « l’atelier » – et celui, plus tard, du livre, dont je ne sais rien encore et où peut-être ils figureront sous une autre forme, voire même auront disparu pour faire place à d’autres…

 

« Double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. » (Mallarmé, Crise de vers)

 

Il se pourrait aussi que l’obligation inconfortable où je me mets de livrer chaque mois un nouvel état de l’« atelier » soit une manière de conjuration de ce silence de près de trois ans dont je finissais par redouter qu’en matière de poème, il ne devînt définitif. Silence ponctué d’autres textes, et surtout de collaborations avec des peintres qui ont chaque fois relancé l’écriture (comme si de plus en plus il en allait pour moi d’un geste dans la langue à trouver) – mais qui m’inquiétait. Alors que, je devrais le savoir par expérience, ce « vide » (ce symptôme d’un remuement du dedans qui m’échappe) est toujours le prix à payer pour passer d’un livre à l’autre : comme si la terre, en nous aussi, avait besoin de se renouveler en profondeur, d’en passer par la jachère et le silence pour se refaire et se retrouver capable de produire. Ou comme si chaque étape de création supposait de se re-confronter à l’obstacle, à un mur intérieur à disloquer pour pouvoir aller plus loin, ou seulement continuer…

 

Pierre Reverdy (dans Le Gant de crin) : « Chaque poème est le terme d’un mouvement de l’âme. » De même, tout nouveau livre est le terme d’un mouvement du sens.

 

11-12 août 2014. Une suite de poèmes « lève » d’un coup, donnée, dont je sais bien que je ne garderai au plus que la moitié. Mais c’est là. Premières pierres posées d’un travail qui se donne enfin, en réponse à l’insupportable. À cette faille que chaque jour creuse un peu plus en moi. (Pourquoi est-ce rarement la joie qui exige d’être nommée, et toujours la douleur – la sienne, ou celle des autres, confondues ? Sans doute parce que la poésie est d’abord ce qui aide à tenir debout.)

 

 

Maintenant le mur :

quelque chose qu’on ne peut pas

ne pas voir

 

 

il mure

la voix

 

 

il est l’animal de nos peurs

 

Le poème a surgi sous la pression des événements, comme un bouchon qui saute : je ne supporte plus ce qui se passe à Gaza (cette escalade des haines et de la surdité) ; je ne supporte pas non plus qu’on me contraigne à choisir mon camp avec les uns contre les autres. Ni, désormais, de me taire. Je note :

 

la poésie consiste à faire tenir le deux

ensemble (fût-ce contradictoirement)

 

 

Co-

exister, ce serait

habiter l’absence de mur

en ne cessant de faire deux :

oxymore

pacifié

 

 

Un dessinateur passe sa vie à faire comme si, comme si on pouvait changer le monde, comme si le mur de Berlin pouvait tomber. Et un jour, il tombe. Je fais le pari qu’un jour le mur qui sépare Palestiniens et Israéliens tombera.

 

Jean Plantu

(Le Temps, 10 janvier 2015)

 

 

13 août. Opposer aux agressions réciproques, aux très vieilles haines entretenues, le projectile dérisoire du poème. Faire du mur le point de départ d’un travail dans la langue dont le point d’arrivée serait sa dissolution. Viser quelque chose comme une « petite métaphysique du mur » en partant non seulement de sa réalité concrète, et des images qui lèvent à partir de lui, mais du mot lui-même (comme nous l’a enseigné Francis Ponge). Tenter d’explorer le mur sous toutes ses formes et de le miner peu à peu jusqu’à ce que l’écroule (illusoirement), le démantèle, le réduise en poussière (allégoriquement) le geste du poème… Le renverser (a-mur) en son contraire (amour). Tenter encore et encore, même désespérément, de réinventer l’amour à neuf.

Tout poème est hanté par une mémoire – ne serait-ce que celle du vers, ou celle des mots. À Gaza, de part et d’autre du mur, entre Israël et Palestine, la mémoire est coupable de ne rien pardonner, de ne rien pouvoir oublier ni transformer. Le mur est une mémoire bloquée, refermée comme un poing. Alors que le rôle (l’utopie) de la poésie est d’ouvrir, de refaire circuler les énergies et de produire intérieurement de la métamorphose.

Faire du mur un poème. Pour tirer de son opacité même une lumière, comme se dissimule paradoxalement la clarté au sein du mot « nuit » et l’obscur au sein du mot « jour », selon l’observation de Mallarmé dénonçant, dans Crise de vers, « la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair »…

 

 

Nuit

pétrifiée, il sépare

les prisonniers qui errent

dos à dos

 

il est le nom dressé

de l’innommable

 

(suffirait peut-être de prononcer

ce Nom

pour que le mur parte en fumée)

 

 

15 août : j’achève la suite de poèmes commencée le 11. (Il faudra tailler dans le vif, et bien sûr ajouter d’autres textes.) Cela s’appellera (d’une formule empruntée à Antoine Emaz, dans Cuisine) : Le mur est une situation de départ.

 

 

23 mars

 

Cher Antonio,

 

Ta proposition ne pouvait mieux arriver… Je sors d’une période intensive de travail sur les autres avec une seule envie : consacrer jusqu’à la fin de l’été un maximum de temps à l’écriture poétique. (Même si je suis aussi très persuadée qu’écrire sur les autres est une autre façon d’avancer et de s’écrire, à même d’alimenter, après coup, le travail personnel et la conscience qu’on tente d’avoir de ce que l’on fait… Mais le poème a une autre urgence.)

Garder le « centre » vivant (s’y tenir) devient si périlleux. Nous sommes à tel point menacés de fragmentation, de surdité – de désagrégation… Et pour y résister, je ne sais rien de plus sûr que le creusement du poème. Ta proposition m’y contraint. Peut-être n’attendais-je que cela.

 

 

28 mars

 

Découverte, hier soir, chez C qui m’a hébergée à Lausanne pour que nous puissions travailler ce matin en ayant toute la matinée devant nous, du Journal de pensée (1950-1973) d’Hannah Arendt[1], paru à New York et à Munich en 2002, et en traduction française en 2005. Il était posé sur une table. Je l’ai ouvert et j’ai lu au lieu de dormir…

 

Jamais eu l’impression de voir penser de cette manière. On est dans l’atelier – ou le laboratoire. Et ce qui frappe d’emblée, c’est son dialogue permanent, à égalité d’intelligence, avec l’ensemble des autres philosophes, vivants ou morts (juillet 1968 : « C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux également parler avec moi-même, c’est-à-dire penser. »). Elle prend son bien partout, jongle (de mémoire) avec les références, de sorte qu’il se produit presque à chaque page de ces sortes de courts-circuits inattendus qui ouvrent au sens. Une pensée accouche d’elle-même et s’invente sous nos yeux – mais qui n’a rien de purement abstrait, qu’on devine au contraire partout issue de l’expérience et de la réflexion sur elle ; et mon plus grand étonnement, c’est de découvrir soudain, juxtaposé à ces hautes réflexions philosophiques, un poème ! (au décès de Hermann Broch – comme si devant l’événement de la mort il n’y avait plus que cette parole-là pour trouver les mots… toute autre se révélant impuissante).

 

Il y a chez Arendt une sorte de religion de la fidélité : à l’humain (à l’individu humain plus encore qu’à l’humanité elle-même, même si celle-ci en « garantit » l’existence) ; à l’être aimé (plus encore qu’à l’amour) ; et à la mémoire humaine, qui nous permet de « demeurer sur terre » en dépit de la mort – alors que tout nous survit, de l’arbre à la pierre –, mais qui « resterait tout à fait imaginaire sans la parole » (p. 123), seule capable de fixer ce qui, dès lors, se transmet

 

C’est éblouissant d’intelligence et de liberté ; mais aussi – comme, continuellement, Montaigne – étranger à tout ce qui serait oubli de l’humain (par esprit de système, ou excès d’abstraction). Elle va jusqu’à poser (p. 63) que « Si la fidélité n’existait pas, la vérité n’existerait pas, elle serait totalement irréelle »…

 

Juillet 51 : Arendt s’interroge sur « les éléments totalitaires chez Marx ». Prôner qu’« on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs » ou que « la fin justifie les moyens » lui apparaît comme une trahison de l’être humain au profit d’une idée de l’homme – ou d’une idée (abstraite) du Bien, préférée à l’amour des vivants… Ce qui condamne implicitement non seulement tous les totalitarismes – mais aussi toutes les formes violentes du terrorisme et du meurtre au nom d’une cause, qu’elle soit de nature politique, idéologique ou religieuse. (Si on la suit sur ce point, on pourrait avancer, très ironiquement, que des jeunes terroristes d’extrême-gauche des années 1970-1980 aux jeunes djihadistes d’aujourd’hui, il n’y a – en apparence – pas beaucoup de différence… les uns comme les autres recourant à la violence, à la destruction, à la lutte armée et au meurtre au nom d’une fin censée les justifier, au nom d’un « bien » ou d’une « vérité » pour tous qu’on prétend imposer par une violence radicale ; à cette différence près que le djihadisme – en quoi il correspond à notre temps sans utopie ni espérance terrestre, à notre temps si désespérément vide – n’a plus en vue aucun projet de société, aucun progrès (fût-il illusoire) de l’humanité, aucun désir (fût-il utopique) d’accroissement du bonheur, mais seulement une forme d’absolu qu’il prend pour la justice du ciel, et qui est en réalité le point extrême d’aboutissement de la haine de l’homme pour lui-même, de son besoin de se venger de la mort et du non-sens (ou de l’humiliation subie, ou du sentiment d’échec) par la destruction de tout. – Et cependant une comparaison objective entre ces deux formes de terrorisme post-traumatique : trauma de la Seconde Guerre mondiale d’une part / de la colonisation d’autre part, ferait peut-être apparaître qu’il s’agit dans les deux cas d’une réponse – suicidaire – au défaut de sens et d’espérance, ou d’estime de soi…)

 

Septembre 1951 (p. 148) : Arendt note que les caractéristiques du mal radical (das radikal Böses) sont 1. la gratuité des actes, 2. le manque complet d’imagination (qui engendre une défaillance de l’identification à autrui et de la compassion… ce qu’observait déjà, en 1759, Adam Smith dans sa Théorie des sentiments moraux !), et 3. la conséquence de tout ce qui est purement logique. Lumineux ! (Ajouter à cela ce qu’elle dénonçait dans Responsabilité et jugement, y voyant une explication de la « banalité du mal » : l’abdication du jugement personnel.)

 

Et cette note, encore (à méditer, dans le cadre du recueil en travail), en juin 1950 : « Le pardon entre les hommes ne peut que vouloir dire : renoncer à se venger, se taire et passer outre […]. La réconciliation, en revanche, […] rétablit l’égalité. Voilà pourquoi la réconciliation est l’exact opposé du pardon qui établit l’inégalité. » (je souligne).

 

 

1er avril

 

Entrée par curiosité dans le nouveau « Payot Rive-gauche » qui vient de déployer ses étages conquérants dans les Rues Basses – adjoignant à la librairie un café (de crainte que les livres ne suffisent plus à attirer le lecteur, qu’il faudrait donc désaltérer pour qu’il reste, l’autre soif ne suffisant plus à lui donner envie d’entrer ?), je tombe par hasard, en feuilletant une anthologie de la poésie arabe trouvée dans les maigres derniers rayons qu’on y concède encore à la poésie, sur un poème d’Adonis :

 

Une pierre est tombée

Quelque chose a fleuri sur les murs

[…]

Quelque chose a bougé dans le cœur de l’homme

 

 

8 avril

 

Découverte inattendue : le mot sourate, en arabe (sūraʰ, سورة – qui définit une unité du Coran formée d’un ensemble de versets, trois au minimum), désignerait à l’origine « une rangée de pierres, un mur » – et en araméen : (śûrat) : « une ligne, un écrit » ! Ainsi, méditant sur ce mur (aussi terriblement concret que symbolique) qui sépare aujourd’hui Israël de la Palestine, mais aussi monde juif et monde musulman – pourtant adossés au même texte premier, à l’origine (à l’instar aussi du monde chrétien), je serais sans le savoir, en laissant dériver les images (du mur au poème, de la pierre au mot, et du poème à la prière – comme si le poème n’était finalement qu’une prière orpheline de Dieu, du Sens, ou de cet absolu que vise en nous un désir irrépressible et impossible), remontée à la source ?

 

(La pierre – le mot : dès Creuser la nuit, publié il y a trente ans, – mais par quelle intuition, venue d’où ? – l’image était là.)

 

Le mur – le texte : en avançant à tâtons dans ce nouveau livre qui ne fait encore que balbutier, depuis août dernier, je suis ramenée (sans l’avoir cherché et sans avoir du tout fait le lien, de prime abord, avec Creuser la nuit) à une même image obsédante, par déplacement : le poème-disant-le-mur devenant cette suite de poèmes faits de mots-pierres (ou de gravats) qui peu à peu va constituer le livre…

 

 

Sylviane Dupuis

[1] Hannah Arendt, Journal de pensée (1950-1973) en 2 volumes, Seuil, 2005 (édité par Ursula Ludz et Ingeborg Nordman, traduit de l’allemand et de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy). Il s’agit de vingt-huit cahiers manuscrits ayant valeur d’« outil de travail », non destinés à la publication, et commencés en juin 1950, au moment où Arendt achève Les Origines du totalitarisme (1951).

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