Les groupes, les collectifs, les factions, les ensembles.
L’échange, mais aussi l’épreuve de se confronter à la critique,
au regard de l’autre. Cela permet de vivifier son propre rapport
à la langue avec l’objectif de composer des micro-sociétés
en réaction (résistance) face aux formules creuses
que l’on trouve dans les journaux et les publicités,
face à cette langue qui veut vendre ou nous habiter malgré nous.
Né en 1974 à Toronto, Sylvain Thévoz est poète et anthropologue. Il vit à Genève, travaille dans l’action sociale. Il a été membre du comité de rédaction de la revue Hétérographe, « revue des homolittératures ou pas ». Il collabore avec la revue culturelle des jésuites : Choisir. Son premier recueil de poésie, Virer large course court, a été publié aux éditions Le Miel de l’Ours en février 2008. Il a publié en mai 2009 Courroies arrobase frontières avec Patrice Duret et fin 2012 Les Sanglots du sanglier, plume d’or de la société genevoise des écrivains, illustré par Patrice Duret, toujours aux éditions Le Miel de l’ours. Nos Possibilités d’impasses sont innombrables et son dernier recueil, Poèmes pour quand j’aurai 18 ans, ont paru chez Samizdat. Sylvain Thévoz est conseiller municipal socialiste de la ville de Genève depuis 2011, réélu cette année, et bientôt pris par une campagne électorale. Aura-t-il encore le temps de se consacrer à la poésie ?
© Sylvain Thévoz. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l'auteur.
Première intervention du 11 mai 2015
Je suis tabou
Il a 8 ans, il est ivoirien, il est pressé dans une valise pour passer la frontière.
La femme qui le transporte, elle a 19 ans. Quand elle arrive au poste de frontière de Ceuta elle regarde à droite et à gauche, elle semble nerveuse. Elle ne veut pas mettre la valise sur le tapis du scanner. Cela rend les douaniers suspicieux. (Toute la journée ils scrutent, on ne la leur fait pas). Ils pensent qu’elle transporte de la drogue. Ils l’arrêtent. Ils ouvrent la valise. Peut-être qu’ils sourient un peu, je ne sais pas. Dedans, il y a un jeune gamin, les genoux repliés sous le menton. Il a très chaud ou très froid, ou alors il a peur. En tous les cas, il grelotte. Il a soif. Il dit : je m’appelle Abou. Il le dit en français, c’est tout. Il ne connaît pas la femme qui le transporte. Il ne connaît pas les visages qui le scrutent. Il ne sait pas lire. Il ne connaît rien de la Bible, du Coran à peine quelques bribes. La religion c’est du vent. Il connaît le foot, Messi et Tevez. Abou a grandi aux sabots des chameaux. Il a bu l’eau trouble des gourdes de peau. Il répète que son père est en Espagne. Il ne sait pas où. C’est un chiot du désert, un enfant nourri au sable, au lait, aux dates, aux tablettes de chocolat Herschey’s et cannettes d’Isostar. Les touristes les abandonnent avec leurs restes, après avoir tripé dans le désert pour se reconnecter spirituellement dans l’immensité du rien.
Les blondes américaines – doubles graisses – parlent fort et suintent sous le soleil. Elles le prennent en photo, lui laissent encore et encore des plaques de chocolat et des marshmallows. Le chocolat, il connaît bien, il aime ça. Elles viennent, elles twittent, elles sourient, elles aiment les couchers de soleil, puis repartent. Il a 8 ans, il reste là. Il fait partie du décor. Il les entend dire, les grosses : citoyenne du monde citizen of the world i am je suis, se prendre en photo, selfie bras dessus bras dessous, et chanter presque we are the world avec un regard mièvre bombé de bonté et de charité sur lui. Elles se prennent pour Madonna, Mère Teresa, Lady Gaga, elles s’ouvrent les chakras au forceps avec leur road-trip sous les étoiles, avec du sable et du sable encore, partout. Pendant ce temps, les chameliers bavent. Ses oncles ont envie de sauter les blondes. Ils s’agrippent à leur corde usée. Mains calleuses sur les selles, autour du cou des animaux, serrent les licous, la laine. Il voit les blondes se dandiner sur les dunes de sable. Il a eu peur qu’elles l’adoptent. Il préfère la valise en cuir usé de 80 cm sur 80 cm et passer sous les radars, dans les scanners, risquer sa peau en soute, que d’être adopté par la grosse qui l’envisage piteusement comme un affamé de Somalie ou d’Erythrée. Il préfère voyager clandestin que finir dans une banlieue du New-Hampshire ou de Malibu. C’est fini l’époque de l’esclavagisme. Il s’appelle Abou, joueur de football en devenir que son père attend en Europe.
Qui l’a mis au monde ? Qui l’a fourré dans cette valise ; au péril de sa vie, a voulu le sauver ? Qui l’a abandonné dans les mains d’une passeuse post-adolescente complètement larguée ? Qui l’a bouclé là-dedans, sans trou de respiration, sans vivres, parmi les vêtements épars, l’a laissé se faire embarquer par une main fragile, tremblante au moment de passer des portiques, portails, dispositifs de sécurité, casquettes des douaniers, détecteurs thermiques, caméras, chiens, scanners, détecteurs de métaux, de faux papiers, empreintes digitales, passeports biométriques, empreintes de l’iris ? Qui l’a bourré là-dedans et pensé que c’était : LA MOINS MAUVAISE SOLUTION POSSIBLE ? Il voulait juste une main ferme bien serrée pour l’aider à traverser la route et aller à l’école. Une main bien posée sur la sienne, ou sur sa tête pour la caresser, rien de plus. Pas la valise.
Une fois bouclé dedans, il a pensé qu’il allait passer les récifs tout droit, surfer sous la vague… même pas qu’il pouvait crever. Il s’est dit : tout plutôt que les grosses blondes adipeuses, les touristes qui parlent fort en se foutant de nos gueules quand on prie et s’angoissent au moment de s’en aller, ayant toujours peur de rater leur vol. On lui a répété de ne pas bouger, pas respirer, pas crier. Quoi qu’il arrive il n’aurait pas moufté. Rien. Bien entendu. Il serait mort sans un bruit. Il était préparé à cela. Il s’est mordu les lèvres. Il était prêt à disparaître dans son petit cercueil de cuir confortable. On aurait pu le mettre ensuite à la poubelle, comme s’il n’avait jamais existé.
Il connaît du monde, le petit Omar le cousin Khalid, qui sont partis au nord et que l’on n’a plus revu. Un dans la mer, un en Libye. Pour rien.
Les douaniers ont envie de rire subitement. Quel petit con. Comment pensait-il passer ainsi, se jouer d’eux d’une manière aussi archaïque ? Ses grands frères courent vers la barrière et se jettent dessus pour l’escalader, un et deux et dix, individuellement, puis par groupes. La plupart sont pris, certains passent. Le nombre l’emporte sur les drones. Les douaniers pensent au début : les cons, nous avons des tasers, des gaz lacrymogènes, des menottes. Mais impossible d’arrêter une armée de pauvres.
Une colonne de désespérés, tu ne la stoppes pas.
— La Méditerranée sera comblée par nos corps. Nos petits frères nous marcheront dessus s’il le faut.
C’est ce que disent ceux qui embarquent sur les rafiots, les péniches, s’accrochent aux bidons. Mieux vaut crever dans la mer que d’une balle dans la tête. Imparable. Les douaniers ne peuvent tous les arrêter, ne peuvent leur tirer dessus. Les douaniers sont circonspects. C’est difficile d’arrêter des hommes qui n’ont rien à perdre. Un, ça va mais dix mais vingt mais cent, en même temps, quelle merde. La déprime. Du boulot plein les bras. Ils rêvent de vacances à Helsinki ou Berlin. Là où la frontière est loin, où il fait frais et gris, où rien n’est sec ni salé. A Genève pourquoi pas, capitale des droits de l’homme, avec l’hypocrisie crasse et le fric abondant, où l’on ne voit pas toute cette merde des gamins asphyxiés dans des valises, dans les soutes des cargos où les gens se piétinent pour entrer ou sortir.
Vacances à Genève, à Berlin, là où l’anus est bien cerclé, bien fermé, bien étanche, calibré. Hermétique : c’est parfait ça. A Genève, découvrir une session des Nations unies, le musée de la Croix-Rouge, un colloque de formation continue, pour contempler une guerre à distance, pourquoi pas, ou alors l’exposition universelle à Milan. A voir, ça dépendra du petit futé ou du guide du Routard.
En attendant les vacances, ici ça pousse encore. Sous les bâches des camions, dans les double fond des coffres, attachés sur des rafiots afin qu’en cas de panique le navire ne chavire pas. Dans les pirogues de fortune, sur des radeaux de planches mal assemblées, dans les trains d’atterrissage des avions, ça file. Abou senior, Abou junior, Abou fœtus dans un container, un bidon, un camion frigorifique, dans un carton de banane, une carcasse de bête, sous le poisson, les crevettes, entre les arêtes, faut que ça entre Abou, ça doit entrer, ça doit passer Abou, et sinon tu essaieras à nouveau. Les caravanes sont ciblées dans le désert. Ici, on te tire comme un chien. Seule issue, seule la mer, la fuite vers le Nord. La mort comme ascension directe.retour à la liste des résidences
Bon, alors, ces vacances cet été ? Plutôt au sud quand même ? Ne pas oublier alors de refaire le passeport, validité 6 mois minimum. Expiration anticipée. Devant la valise, faire un choix. Ne pas prendre trop de vêtements, juste l’essentiel. Crème solaire, quelques vêtements de rechange, une paire de tongs, de sandales, ça ira bien. On voyage mieux léger. Peut-être une petite laine quand même, au cas où… les soirées à la mer peuvent toujours être fraîches. Le reste : à acheter sur place, c’est bien de faire fonctionner l’économie locale.
Alors les vacances de cet été ? Eviter les pays instables, choisir la sécurité. Renoncer aux pays trop pauvres, trop musulmans, c’est déprimant, pas trop intolérant. Rester toujours du bon côté du mur, même loin de chez soi. Un peu de musique dans l’ipod, we are the world, c’est clair, c’est très bien, nous sommes l’universel, des citoyen-ne-s du monde, pas des douaniers des passeurs, des morts-la-faim, des mendiants. Nous sommes des voyageurs, des explorateurs, pas besoin d’une valise trop grande, une petite de 80 sur 80 suffira pour les livres et les fringues. Et si vraiment tu n’as plus de place, tu en achèteras une nouvelle. Il y en a plein pour pas cher aux marchés, c’est parfait pour y ranger les bibelots du souk et les cadeaux-souvenirs.
Sylvain Thévoz
Genève, 10 mai 2015
Deuxième intervention du 28 mai 2015
Dans ma résidence d’écriture
Dans ma résidence d’écriture, je fouaille, fouine, ramène des carcasses de bêtes à demi mangées où se dessinent des entailles de canines, des empreintes de molaires, de fourmis et de fraises écrasées.
Dans ma résidence d’écriture, je traîne les os par une sangle, remonte mes manches aux aisselles. Salive aux babines, au mur mes outils bien rangés, une paire de gants rapiécés. On y sent à plein nez la sciure, la résine et le blé.
Rien de virtuel.
Dans ma résidence d’écriture, l’hygiène est restée à l’entrée. Le Shop a livré rouleaux de papier chiottes et tubes de déo bleuté. Une caisse entière de dentifrice et de sel. Commande enregistrée par Monsieur X zéro point zéro deux, effectuée à minuit via le web, totalement anonyme.
Dans ma résidence d’écriture, je plonge les crocs dans le miel, soulève des jambes par le ventre, écarte le suc des côtes. Doucement, je m’inscris dans le centre, élastique.
Rien de virtuel.
Je tricote un récit, travaille les chutes à l’aiguille. Ou plutôt : m’évade sous l’ourlet. Dans mon grenier, viscères, ça grenouille sur les hanches. Pattes de mouches, écritures lentes, torsades de tissus tendres. Chair vanille : mes tatouages.
Impressions vagues, pointillé serré de mes e.
Rien de véridique.
Dans ma résidence d’écriture, là où Antonio Rodriguez m’a invité d’un tope-là, je ronge des bâtonnets de bois, me cure les ongles au soleil.
Lumière à 30 pour cent, c’est bon, rien de virtuel.
A l’utopie rien n’est impossible.
Dans ma résidence d’écriture je décapsule des bouteilles de thé, fais bouillir une menthe trop amère trop sucrée sur le réchaud d’un psautier.
Là où Rodriguez m’a logé, où Antonio m’a inscrit, où Rodriguez me relance : dans ma résidence de cris, cellule du cœur, il y a de l’encre au plafond, de la gouache aux tempes aux tibias. Sylviane et Silvia travaillent à l’orée de la forêt sur les mêmes planches. Je déborde. Partout du jus et de la graisse à frire.
En résidence d’écriture, je lape le vin tiède des fentes.
Un air d’invalide, je pèle mes pommes au balcon, rafistole le tuyau du poêle. Mes mots sont cuits à l’étouffée, couvés, puis jetés par la fenêtre ; saisis par le froid, lâchés comme des oisillons du nid – et vole ! et va ! et lance-toi ! et bats — des ailes — et muscle ton torse, tes doigts et muscle-toi… ou tombe droit comme une pêche mûre.
Dans ma résidence d’écriture je planque les vêtements au tapis, lustre le sol à l’huile d’olive, me lèche les doigts au palais. La soie absorbe la sueur. Je creuse des signes sur le sol, carve les crevasses de mon front.
Dans mon récit j’asphyxie, réanime, roule des yeux et reprends goût par la gorge. Il y a du sang du sperme et de l’ennui sur les joues pointues de mes u, les courbes graves de mes b, e, a.
Ecrire n’est pas un exercice de décontraction ou de style. Je ne veux pas faire rire la galerie. Pas courber l’échine aux galères.
Dans mon récit avec elle, je suis devenu virtuel.
Poésie ? Trop facile.
Coup de faucille. La lame tombe bas.
Reprendre le fil de l’exigence. Je tatoue ma peau à la cendre.
Il reste, dans ma résidence virtuelle, à faire le ménage de l’écriture.
Un grand coup de balais ras.
La poésie romande est un radeau ou roulis, une orange pour la langue.
Sucre d’orge, ça tangue dans le ventre. Mmmh ça c’est bon.
Sylvain Thévoz, 28 mai 2015
Troisième intervention du 8 juillet 2015
Temps de chien
Quant à la Canicule, qui ignore que, se levant, elle allume l’ardeur du soleil ?
Les gens sensibles n’ont pas de place sur la terre. Elle glisse cela en passant, au gré de la conversation, avant de raconter sa vie, un segment. Les gens sensibles n’ont pas de place sur terre. Les généreux, la nuit, les scintillements serrés, c’est gouffre et silence, morceaux de viande découpés et mains sur le ventre.
Les gens sensibles n’ont pas de place sur la terre.
Elle ne dort pas la nuit : problèmes respiratoires.
Sa mère l’a quittée à 3 ans.
Attente de l’infirmière.
Aller du frigidaire au lit. Et du lit à la télé.
L’infirmière passe trois fois par semaine.
Pour voir que tout va bien. Parler un peu. Et repartir.
Amener une bouteille d’eau fraîche. Une boîte de chocolats. Par cette chaleur ils fondent.
Lécher le cacao fondu sur la glace aluminium.
Se gratter le ventre.
Encore.
Elle a vu une main se lever à la fenêtre d’en face. Durant de longues heures heurter le radiateur avec sa bague, sans parvenir à attirer l’attention.
La chaleur. Etouffante.
Elle a regardé cette main s’agiter. Longtemps. Avant de bouger. Longtemps. Elle a appelé les secours. Longtemps. La vieille tombée a pu être mise sur un brancard. Emportée. Et s’il elle ne l’avait pas vue ? Si la main avait cessé de s’agiter ? Les gens sensibles n’ont pas de place sur la terre.
Quant à la Canicule, qui ignore que, se levant, elle allume l’ardeur du soleil ?
Les mers bouillonnent, à son lever, les vins fermentent dans les celliers, les eaux stagnantes s’agitent. Les supermarchés climatisés deviennent un refuge, on met la tête dans le frigo, le dos dans la baignoire, les pieds en éventail.
Les mers bouillonnent, le tour de France va commencer, c’est Wimbledon, apéritif et grillades en famille. Les migrants continuent de se noyer dans la Méditerranée. On les met dans des abris de la protection dans l’attente du vol de retour. On les allonge dans le sable sur la plage. Chassé-croisé sur l’autoroute. Juillettiste aoûtien et naufragés en Sicile.
Le soleil cogne.
Fort.
La chaleur nous écrase.
Quant à la Canicule, qui ignore que, se levant, elle allume l’ardeur du soleil
La Suisse est recouverte de rouge, de pansements, de bobos, de panneaux urgence, d’attention ou d’alertes. Il faut boire encore, ne pas sortir. Se coucher tôt, ne pas se lever trop vite, enlever ses pantoufles, attention au vertige, boire encore, renoncer à la peau, au poil, au contact, à l’électricité, à la salive, au sperme. Tout faire économe, tout faire au ralenti, pour l’économie, tout faire à la climatisation, avant midi, et faire mousser la bière, avant minuit.
Les gens sensibles n’ont pas de place sur la terre.
Quant à la Canicule, qui ignore que, se levant, elle allume l’ardeur du soleil ?
*
Quant à la Canicule, qui ignore que, se levant, elle allume l’ardeur du soleil ? Pline l’Ancien, L’Histoire naturelle, livre II.
Sylvain Thévoz,
Juillet 2015