Nicolas Bouvier (1929-1998), écrivain suisse et infatigable voyageur, a aussi livré une partie de ses expériences sous forme poétique. Le Dehors et le Dedans [1982] constitue son unique recueil de poésie publié. En 2021, Anna Dutka-Mańkowska, professeure à l’Université de Varsovie, traductrice et poète nous offre une traduction en polonais.
Sandra Willhalm: Nicolas Bouvier est plutôt connu pour ses récits de voyage. Comment avez-vous découvert sa poésie? Comment en êtes-vous venue à traduire son recueil Le Dehors et le Dedans [1982] en polonais?
Anna Dutka-Mańkowska: J’ai connu la poésie de Nicolas Bouvier et l’auteur lui-même lorsque je séjournais à Lausanne en 1992 et que je bénéficiais d’une bourse de la Confédération Helvétique, destinée aux jeunes docteurs. J’ai été invitée par le professeur Jean-Michel Adam et je participais aux séminaires du professeur Patrick Sériot. Je passais mes journées à la bibliothèque. J’ai ainsi connu José-Flore Tappy qui a éveillé mon intérêt pour la poésie romande.
Des amis m’ont offert L’Usage du monde et Le Dehors et le Dedans. Les poèmes ont été pour moi une grande découverte qui demandait à être partagée, donc traduite.
Je pensais traduire tout le livre et j’ai commencé en présentant dans la revue trimestrielle Kresy quelques poèmes en 1997, mais aussi des fragments brefs en prose. Quelques années plus tard, une maison d’édition réputée m’a proposé la traduction des poèmes. J’étais bien sûr d’accord, mais ils ont finalement abandonné leur projet. Moi, je continuais mon travail et je cherchais un éditeur. J’ai profité d’un concours organisé par l’Association des Écrivains Polonais qui a décidé de publier une série Kolekcja Literacka («Collection Littéraire»). Au début de cette année (2021), j’ai envoyé mon manuscrit. Il a été retenu.
S.W.: Comment décririez-vous la poésie de cet auteur à quelqu’un qui ne la connaît pas encore, ou qui ne connaît que Nicolas Bouvier au travers de ses romans?
A.D-M.: Je dirais que cette poésie ne permet pas au lecteur de rester indifférent, de garder sa distance. Elle active en nous des émotions dont on ne se rend pas compte. Elle évoque des images à peine esquissées et elle nous invite à découvrir une autre manière de penser la solitude, le poids de la mort, la tristesse de vivre.
Il y a des bribes d’images, gravées dans la mémoire. Le lecteur ne les comprend pas toujours, mais il saisit l’atmosphère, l’état d’esprit. Il y a bien des choses suggérées, inquiétantes, bizarres, mystérieuses.
Ces poèmes sont liés aux voyages de Nicolas Bouvier, on peut y voir une sorte de littérature de voyage. C’est pourtant un voyage singulier. En parlant du monde, le poète parle surtout de lui-même, en liant le microcosme et le macrocosme. La poésie lui permettait, pour reprendre ses mots, un «full contact», ce que la prose ne pouvait pas lui donner. Je pense que c’est cet aspect qui m’a fascinée.
Dans la postface, j’ai donné trois citations qui expliquent pourquoi cette poésie m’est proche depuis des années: «la vie était si égarante et bonne», «démuni/tout à fait démuni» et «la fragilité/à laquelle tout conduit».
S.W.: Quelles sont les différences entre le français et le polonais qui ont particulièrement eu une influence sur votre traduction? Y a-t-il un poème qui vous a demandé une attention ou une créativité spécifiques?
A.D-M.: Les différences qui comptent relèvent de la phonétique (en polonais, les consonnes dominent, les voyelles sont moins nombreuses qu’en français et moins diversifiées, l’accent ne tombe pas sur la dernière syllabe du groupe rythmique), de la morphologie (en polonais, il y a la déclinaison, qui rend les mots plus longs), les rimes dues aux terminaisons grammaticales sont à éviter et il faut en donner le moins possible. Dans d’autres langues, cette contrainte manque, ou bien elle a un rôle réduit. Au niveau sémantique, il s’agit du sens lexical, mais aussi des expressions avec un double sens, impossibles à garder dans le texte traduit.
Pour traduire des poèmes que j’aime bien, je mobilise toutes mes ressources. Il m’a fallu être sensible à la mélodie, au rythme et patiemment chercher la solution qui me semblait la meilleure – ou au moins la plus acceptable. Tous les poèmes ont été un défi.
S.W.: L’œuvre de Nicolas Bouvier a subi plusieurs réécritures et a la particularité de combiner à la fois l’expérience de ses voyages (le dehors) et de l’intime (le dedans). Comment avez-vous appréhendé ces deux parties du recueil? Vous êtes-vous replongée dans ses textes antérieurs pour vous approprier ses poèmes?
A.D-M.: Je ne me suis jamais posé la question en ces termes. Pour moi, chaque poème est une entité à part. Je me suis concentrée sur la traduction de chaque poème en essayant de saisir des images à peine esquissées, comme je viens de l’évoquer, inquiétantes, mystérieuses. Une amie, traductrice elle-même, m’a dit qu’il lui aurait été impossible de traduire de la poésie aussi triste. Je n’ai jamais pensé en ces termes non plus. «Notre cœur en battant nous éloigne de tout» – j’ai été sensible à la distance inhérente à notre existence.
Rendre la composante cognitive et culturelle, c’est fondamental mais, comme l’a montré Doris Jakubec dans son chapitre publié dans H. Guydayer (dir.), Nicolas Bouvier. Espace et écriture (éditions Zoé, 2010), assigner un ancrage spatio-temporel appartient, dans le cas de Nicolas Bouvier, à l’acte de création poétique (l’auteure donne l’exemple du poème La fermeture du marché). J’en ai parlé dans la postface.
S.W.: Dans vos recherches académiques, vous avez souvent abordé les défis de la traduction du français au polonais dans les textes littéraires (notamment les adaptations de Madame Bovary en polonais). La poésie ayant une tradition orale marquée, que pouvez-vous nous dire sur votre traduction d’un point de vue phonétique? Comment s’est passée l’adaptation rythmique et sonore des poèmes?
A.D-M.: Inspirée par les recherches contrastives de Jacqueline Guillemin-Flescher et ses collaborateurs, je voulais rendre compte de la distinction entre l’usage collectif dans la langue d’arrivée, le polonais, qui s’impose au traducteur, et des choix qui témoignent de sa créativité. Par exemple, ajouter des conjonctions, répéter ou ne pas répéter des noms propres, effacer ou laisser le discours citant du type «dit-il», relève de l’usage collectif. Mais pour reconstruire le texte de départ, le traducteur jouit d’une grande liberté. Certains considèrent son activité comme celle d’un rapporteur, et conçoivent la traduction comme un cas spécifique du discours rapporté.
En traduisant des poèmes, j’essaie de conserver le rythme et la sonorité. Il est rare de pouvoir garder des assonances et des rimes, mais on peut chercher à en compenser la perte. Essayer de les garder peut complètement changer le sens du poème. Je tiens à respecter le texte de départ et à laisser au lecteur la possibilité de confronter la traduction à l’original, ainsi je suis partisane de l’édition bilingue. Trois livres qui présentent ma traduction de la poésie romande sont publiés avec l’original en regard.
Une telle édition permet de lire à voix haute les deux versions et de se rendre compte de la spécificité du texte traduit. C’est particulièrement intéressant lorsque le poète lui-même lit la version originale, et le traducteur – le texte traduit. J’ai eu cette expérience inoubliable lors de la promotion du volume des poèmes d’Anne Perrier, au printemps 1998 à Varsovie. Nos voix se répondaient et c’est par rapport à l’original que le public pouvait juger des effets de sonorité. La musique était un domaine de prédilection d’Anne Perrier, la traduction de ses poèmes exigeait une attention particulière pour cet aspect de sa création.
S.W.: Outre Nicolas Bouvier, vous avez traduit plusieurs poètes suisses romands, comme justement Anne Perrier, José-Flore Tappy ou encore François Debluë. Qu’est-ce qui vous a particulièrement plu ou interpellé dans la poésie romande?
A.D-M.: En effet, j’ai traduit Anne Perrier, José-Flore-Tappy, François Debluë, j’ai aussi présenté en polonais quelques poèmes de Sylviane Dupuis et de Daniel Maggetti.
J’ai commencé ma traduction par les poèmes d’Anne Perrier. Ils m’ont fasciné par la manière dont la poète s’exprime en parlant de la nature, en évoquant sa quête de l’infini, avec des effets de prosodie spéciaux.
J’ai retrouvé ce type de sensibilité chez d’autres poètes. Cet aspect de leur poésie m’est proche.
J’ai pu observer qu’elle résonnait chez les lecteurs polonais. Je vais citer deux cas qui me réjouissent.
1. J’ai trouvé ma traduction de «L’arbre de Ténéré» d’Anne Perrier dans un manuel pour les lycéens en 2004, dans l’introduction qui commente la métaphore de l’arbre de la culture. Le poème est placé après celui de Zbigniew Herbert, un grand poète polonais du XXe siècle, et il précède un poème de Rainer Maria Rilke et de Tadeusz Różewicz, un autre grand poète polonais contemporain.
2. L’Institut d’Études romanes à l’Université de Varsovie et l’Ambassade de Suisse ont invité José-Flore Tappy et François Debluë en Pologne dans le cadre de la Fête de la francophonie en 2019, juste avant la sortie du livre avec leurs poèmes en polonais. Je me proposais de rendre ainsi les poètes et leur poésie plus proche du public polonais. Après les avoir rencontrés, plusieurs étudiants m’ont demandé de traduire ensemble quelques poèmes romands. C’était en dehors du programme, qui ne prévoyait pas ce genre littéraire. On a eu quelques séances supplémentaires qui m’ont prouvé que la poésie romande interpelle d’une manière active de jeunes lecteurs.
Photographie: © Monika Kościółek