Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une dizaine d’auteurs. 

enquête #7

 

4 décembre 2020

La poésie comme exploration de l’intime?

Depuis 2015, six enquêtes ont été menées sur les rapports à la poésie aujourd’hui. Après une enquête sur l’engagement, le vers libre ou encore la valeur de la ponctuation dans la poésie, nous avons proposé aux auteurs de réfléchir à la question de l’«intime»: la poésie est-elle un moyen d’exploration de l’intime? Implique-t-elle une relation particulière à la lecture et aux émotions? Que signifie l’intime aujourd’hui? Doit-on interroger sa valeur à l’aune des réseaux et des formes d’écriture qui livrent l’extime (autofiction, autobiographie notamment)? À quel point est-ce que la poésie détermine la propension à dévoiler le personnel? Est-ce que l’intime est au cœur du travail d’écriture des auteurs? L’écriture doit-elle parvenir à des formes de vérité sur soi?

Voir la synthèse de l’enquête.

 

 
Réponses de: Françoise Delorme, Sylviane Dupuis, Eric Duvoisin, Cesare Mongodi, Marina Skalova, Pierre-Alain Tâche et Jean-Pierre Vallotton.
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Sylviane DUPUIS

Creuser
– seule loi, pour qui encor s’obstine
à désirer: l’espace autour de nous
a fondu, là-bas n’est plus
qu’au-dedans – seul
labyrinthe

Pour moi tout a commencé comme ça. Par ce verbe: creuser, et par ce poème (il y a maintenant trente-cinq ans).

– Savoir d’où les mots
naissent
           de quelle nudité ivre,
ce remuement
                        du centre

À quelque genre qu’elle appartienne – et même si aboutir à une forme est essentiel, même si rien ne «prend», ni en poésie ni ailleurs, hors de cette coagulation ou de cette complexe élaboration qu’est la forme –, l’écriture, pour moi, vise avant tout à extraire ou à révéler de nous (et, idéalement, par réfraction, à révéler chez quiconque nous lira) une «vérité»: mais laquelle?

Pas du tout ce qu’on a coutume d’appeler notre «personnalité», ou – aurait dit Proust – notre «moi social». Mais une vérité qui précisément nous échappe, tout comme elle reste inaccessible à autrui, non parce qu’elle serait invisible ou cachée, mais parce que seule l’écriture – qui est un certain mode de parole ayant passé par le corps et la mémoire, par le plus intime de soi – la fait surgir de nous, la tire au jour; et le plus souvent, en un premier temps, à notre insu. Vérité de la douleur enfouie (qui peut aussi bien ne pas être vraiment la nôtre, mais nous avoir traversé, se servir de nous pour se dire, alors qu’elle nous vient d’un-e autre: d’une mère, d’un père, d’un être inconnu, croisé par hasard – et cela, par communication des affects, empathie, ou ressemblance intime insoupçonnée…). Vérité du manque («nous communiquons par nos manques», écrit Daniel Sibony). Ou du deuil. Ou de la colère. Vérité de nos hantises, de nos désirs, de nos détresses, ou de la joie. De nos inextricables labyrinthes. Et qui constitue, nécessairement, le noyau central de tout poème si ce dernier contient, emprisonne dans sa forme quelque chose qui reste vivant pour chaque lecteur. (Écrire un poème c’est «ciseler ses cris» disait Maïakovski.)

Car l’opposition entre «singulier» et «universel» est en réalité factice. Dans le meilleur des cas (c’est-à-dire quand l’écriture ne ment pas, fût-ce par le détour d’une fiction: quand elle est «vraie»), parce que nous sommes des humains dotés d’une conscience commune et secoués par les mêmes émotions fondamentales, déchirés par les mêmes cris, la vérité la plus singulière et la vérité de tout être humain se rejoignent; ce que j’éprouve au plus intime de ce que je crois être moi risque bien d’être éprouvé de manière presque identique par tout-e autre… C’est précisément la force de la poésie, ou de tout mode d’écriture qui lui ressemble, que de faire lever dans les mots, les images, les rythmes, les sons ou les dessins de la langue, en suggérant plutôt qu’en disant (Mallarmé), ce qui – commun à tous – demeurait muet, non perçu, inentendu, incernable, innommé. Ce qui tremble (Holan) en deçà ou en marge des mots, des images ou des idées usées. Nous happant vers autre chose: vers un lieu de la langue, et de l’intime, inabordé.

Sarraute disait qu’en littérature, son aire d’investigation était minuscule, mais que l’essentiel était pour elle de descendre aussi loin, aussi «profond» que possible dans l’inconnu: dans «l’indéfinissable» de cette «source secrète de notre existence» que constituent ce qu’elle appelle les tropismes. Il me semble que le vrai poète – et cela, dans toutes les cultures –, même s’il raconte des histoires, ou prétend seulement décrire ou représenter ce qui est, s’est toujours tenu au plus près de cette injonction: descendre «au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau» (Baudelaire). Ou trouver de l’éternellement neuf dans ce qui ne cesse de faire retour: «Tout redire pour tout renouveler» (Pinget). C’est-à-dire, encore et encore: pour connaître, et inventer. Ce pour quoi l’homme est fait.

Et pourtant, si l’on s’interroge sur les raisons qui nous font écrire (et particulièrement, de la poésie), qui sans doute sont innombrables, la première ne serait-elle pas le besoin instinctif de se donner ce «lieu à soi» dont a parlé Virginia Woolf – mais un «lieu» (auquel j’identifie le poème) non pas tant situé dans l’espace que dans les mots, dans la (ou les) langue(s) et dans l’espace architecturé et «respiratoire» de la page, et du livre? Un lieu qui peut aussi devenir, au sein de l’illimité de la Toile, celui que délimite modestement chaque poème qui vient s’y poser, ou qui y voyage erratiquement, copié et recopié par autant de lecteurs désireux de le faire lire à d’autres. Parce que, miraculeusement, cet espace créé pour respirer mieux, et où trouver abri et sens, mon poème, est devenu, aussi, lieu pour autrui. Jetant un pont entre l’intime de l’un et l’intime de l’autre: une

tente fragile
à même le sable
ou la cendre

invisible insurrection abstraite
dressée mot à mot
dans l’ouvert

abri
provisoire
pour l’âme déracinée

racine
mobile
désancrée

– ou pont jeté sur l’air
             par-dessus les têtes de l’espace et du temps
et d’un inconciliable
à l’autre

L’intime: non pas la mécanique ou les jeux froids de l’érotisme quand il est sans joie – mais ce qui vibre, dans l’obscur, sous l’effleurement de la tendresse inespérée, douce à crier. Non pas l’exhibition complaisante du cher «moi» (ou du «moi» haï) dont use et abuse aujourd’hui l’autofiction, par défaut d’imagination et de métamorphose – mais l’archéologie du dessous; non pas le «petit tas de secrets» mis au jour par celui (ou celle) qui jouit de soi dans le regard de l’autre, ou se venge – mais le plus inconnu de soi miraculeusement déplié par l’écriture, et tendu à autrui pour qu’il y reconnaisse une part de ce qu’il est…

Ajouter ceci, en conclusion.

Que l’intime est ce qui va très prochainement (à moins que tout ne soit déjà perdu) nous manquer, nous être retiré.

Que dans les années qui viennent, la poésie aura beaucoup à faire pour que le «lieu» d’où elle parle, où elle prend sa source et s’arrime au solide, ce lieu minuscule et sans fond de l’intime, du propre, de l’inaliénable, ne se voie pas rayé des cartes, et des consciences.

*

Eric DUVOISIN

L’intime, il faudrait pouvoir définir ce que ce terme signifie. Il n’y a pas d’intime en soi, on ne peut par exemple pas dire que l’intime se rapporte uniquement à l’intériorité, à la vie intérieure d’un sujet, à ce qui est profond ou personnel. Il n’est pas une chambre close où vivent isolés un imaginaire et une sensibilité définis une fois pour toutes par un héritage émotionnel, psychique ou intellectuel. L’intime est un état d’être en constante mutation, il est une caisse de résonnance où se répercute la réalité dans un corps et une voix.

Si l’intime est cette fine peau en contact constant avec le monde et ses turbulences, avec l’autre qui me façonne, alors oui, l’intime est au centre de mon travail poétique. La poésie, par sa liberté de formes et son extrême densité, me permet de formuler un vécu, des expériences. C’est un processus de filtrage et de condensation qui se nourrit bien sûr de l’autobiographique tout en étant redevable d’aucun pacte. La seule obligation que je me fixe, c’est de donner une forme sensible et universelle à mes mots. Si j’écris pour me parcourir (Michaux), c’est parce qu’il n’y a ni cartes ni guides de ma géographie intime: cette contrée reste encore à être arpentée.

*

Cesare MONGODI

La poésie comme moyen d’exploration de l’intime
Mon écriture poétique naît d’un événement qui me révèle ma propre vulnérabilité et celle d’autrui. Même si j’ai été bouleversé par des drames advenus de l’autre côté de la planète, ils ne m’ont jamais poussé à écrire. C’est seulement lorsque je suis physiquement présent à un événement que se produisent des mouvements intérieurs susceptibles de générer mon écriture. Parfois, ces mouvements s’estompent juste en les accueillant par la méditation. D’autres fois, ils me plongent dans une promesse d’aventure intérieure qui appelle les mots.

Depuis quelques années, j’ai appris à reconnaître cette promesse comme une singulière démangeaison provoquée par la révolte face à un aspect de la réalité et par l’urgence d’en témoigner. J’éprouve la responsabilité de témoigner, mais sans savoir de quoi exactement. D’où, peut-être, cette d’anxiété présente lorsque je commence à écrire ou je reprends un poème. Une voix me murmure que si je me comporte en lâche, si je n’ose pas la poésie, je renonce à l’opportunité qui m’est offerte d’explorer mon humanité et d’essayer de la partager avec autrui. Je reste à la surface de
moi-même et isolé des autres. Je renonce à la révolte et à l’espoir qu’un acte créatif puisse contribuer à transformer un peu la réalité.

Le langage parlé, en effet, m’a toujours semblé insuffisant pour partager ce qui me tient le plus à cœur. Dans l’écriture poétique au contraire, chaque mot, tel un pied-de-biche, m’engage à ouvrir davantage les vannes du brasier intime: certains mots attisent le magma poétique; d’autres le calment temporairement; d’autres encore l’éteignent. Je ne sais jamais comment ils agissent.

Je réécris un poème, parfois après des mois, si en le relisant j’ai le sentiment de rester à la lisière d’un «centre» où il semble me diriger. Je l’avais effleuré, sans avoir encore trouvé la puissance nécessaire pour m’en approcher davantage. Il me faut toujours laisser reposer un poème pour un certain temps afin de faire baisser sa température émotionnelle. Je peux ainsi me situer devant lui comme s’il s’agissait d’un texte écrit par autrui. Le
poème, au fur et à mesure que je le réécris, m’apparaît comme un oignon que je pèle: si je reste trop éloigné de lui, mes mots s’émoussent et ne font retentir rien d’essentiel en moi; si je m’en approche trop, les mots s’alourdissent d’une intensité trop «larmoyante». Il m’arrive souvent de réécrire un poème plusieurs fois avant qu’il me laisse en paix, c’est-à-dire qu’il me dénude suffisamment pour trouver sa forme unique.

Une relation particulière à la lecture et aux émotions
Je ne lis des poèmes que lorsque je suis disposé à explorer le monde à travers le prisme singulier que m’offre un poème. Si dans mon corps subsistent des émotions qui empêchent d’en accueillir d’autres, je ne suis pas disponible à la lecture de la poésie. Je dois me trouver dans un état de neutralité affective et éprouver une curiosité empathique pour ouvrir (toujours au hasard) un recueil. Parfois je le fais en imaginant que le texte que je lirai m’est adressé (comme si je tirais une carte des Tarots). Il arrive qu’un tel sentiment de synchronicité ne se manifeste pas, faute de résonances intimes. Est-ce parce que je n’étais pas prêt? Avais-je trop d’attentes? Est-ce que le poème était trop opaque?

La valeur de la poésie à l’aune des réseaux et des formes d’écriture qui livrent l’extime (autofiction, autobiographie)
Contrairement à l’autofiction ou à l’autobiographie, la démarche poétique n’est pas sous le signe d’un projet. Après quelques mois d’écriture dans mon carnet, je vois émerger un thème. La liberté formelle de la poésie contemporaine favorisant le jaillissement des morceaux épars du firmament intérieur, chacun avec sa forme particulière, sa tonalité et ses couleurs affectives.

Mon expérience de l’intime ne peut être que fragmentaire, incohérente, paradoxale. En tant que poète je ne suis pas mû par un désir conscient d’en trouver l’unité ni de tisser un fil conducteur entre mes textes. C’est à l’intérieur du recueil même, en suivant «l’initiative» du poème que se font des échos et se dessinent des axes thématiques et des résonances stylistiques. J’observe néanmoins dans la poésie francophone et italophone contemporaine une tendance à regrouper plusieurs poèmes sous un même titre afin de créer une cohérence d’un texte à l’autre.

Le genre comme appelant à dévoiler le personnel, l’écriture comme vérité sur soi, la signification de l’intime aujourd’hui 
Depuis quelques décennies, de grands rêves ont balisé mon cheminement spirituel. Un rêve est révélateur lorsqu’il m’incite à «dialoguer» avec lui en l’écrivant et en lui donnant forme par le dessin ou la danse. Les contes de fées et les Tarots de Marseille m’ont aussi aidé, grâce à leurs images archétypiques, à puiser dans les grandes énergies de transformation qui œuvrent dans les profondeurs de mon être. L’intime – que je définirais
comme la partie de notre conscience mise en veilleuse par l’esprit rationnel – s’offre en se dérobant, se manifeste à travers des images énigmatiques qui nous invitent à sa quête.

L’écriture poétique nous plonge dans ce magma intime. Lorsqu’un événement l’agite, si j’attends trop longtemps pour écrire, je perdrai le désir de l’explorer. Le magma alors, petit à petit, se refroidira car c’est ce désir d’aventure qui accroît son ébullition et fait jaillir les mots. Lors du premier jet, j’accueille avec confiance l’inconnu voire le bizarre ou l’incongru charriés par les mots; et je me sens lavé et renouvelé par l’imaginaire qu’ils véhiculent et incarnent. Lorsqu’il m’arrive de ne pas écrire de la poésie pendant plusieurs semaines, j’éprouve des peurs de stagner. Mais j’ai confiance qu’un processus de maturation a lieu dans le for intime et je fixe régulièrement dans mon agenda des journées réservées à l’écriture.

L’improvisation théâtrale, que je pratique depuis peu, m’offre un parallèle avec l’écriture poétique. En improvisant, la peur de perdre la face, d’être ridicule ou de révéler des aspects inacceptables de notre personnalité bloque la spontanéité et l’imaginaire. Il en va de même avec l’écriture poétique: plus j’ose accueillir ma peur du rejet, plus je peux demeurer authentique et m’approcher du «noyau» du poème.

C’est peut-être pour oser exprimer même l’inacceptable, que j’ai commencé à écrire de la poésie en italien (la langue de mon enfance et mon adolescence) après avoir écrit deux recueils en français. La langue italienne me permet en effet de creuser dans des couches d’expériences très enfouies en utilisant des mots de registres variés. De plus, lorsque je m’exprime en italien (même à l’oral) peuvent surgir des souvenirs de gestes et d’attitudes issus des grandes figures comiques de mon enfance (Totò, Alberto Sordi, Roberto Benigni ou Massimo Troisi par exemple). Ma vulnérabilité et mon intimité se révèlent souvent à travers l’auto-ironie et le comique. Peut-être que j’écris de la poésie non seulement pour témoigner de ma révolte mais aussi afin d’assouvir mon besoin vital d’appartenance. Le paradoxe étant que la poésie est peu lue!

L’écriture poétique, comme les rêves, aiguise le sentiment du mystère insondable qui nous constitue; ainsi que notre désir d’en «délivrer» quelques miettes – à force d’humilité, d’audace et de confiance. C’est, je crois, ce qui est évoqué par ce poème de Guillevic:

«Pénible d’éprouver
Qu’on n’a presque rien révélé
De ce qu’on porte
Et qui vient de ce monde
Inentamé, si lourd,
Toujours plein de ces choses
Qui serinent
Qu’on les délivre.» (Art Poétique).

Cesare Mongodi, Palézieux, le 17 janvier 2020

*

Marina SKALOVA

L’intime en poésie est ce qui devient partageable.
Non pas les tribulations privées du petit moi, non.
Mais la réalité vécue par le corps, ses vérités enfouies, ce que l’on pensait n’appartenir qu’à soi et
qui par la langue se découvre social et collectif.

L’intime traverse absolument mon travail, il m’intéresse par sa puissance subversive. Poser des mots sur ce qui est relégué à la honte, au tabou, au non-dit.
Écrire depuis l’intérieur du corps féminin=lui faire une place en littérature, y faire entrer les odyssées intimes traversées par plus de la moitié de l’humanité.

*

Pierre-Alain TÂCHE 

Il en va de l’intime comme de tout ce qui concerne la part de soi qui est indélégable: il échappe à toute définition qui se prétendrait univoque, chaque individu justifiant des nuances susceptibles de prendre en compte les traits particuliers de son caractère ou de sa personnalité. L’intime se trouve ainsi privé de toute unité sur le plan sémantique. Avec cette conséquence que tenter de caractériser son rapport à la poésie revient toujours, en fin de compte, à se référer à une expérience individuelle qui fonde une «vérité» inopposable à autrui.

Il apparaît, cela étant, que l’écrivain importe plus ici que le genre littéraire qu’il pratique. Avec cette conséquence que la «valeur» de l’intime se doit d’être appréciée à l’aune de celui qui écrit et non à celle «des réseaux et des formes d’écriture» qui le révèlent (et qu’il s’agisse de prose ou de poésie s’avère ici de nul effet). Cette «valeur» devra donc être évaluée au cas par cas, en évitant de généraliser et en gardant constamment à l’esprit que le champ de la poésie déborde largement celui de l’intime. Ainsi, lorsque j’en décèle des traces dans la poésie de Follain, dans celle de Jouve, de Jaccottet, de Bonnefoy ou même chez du Bouchet ou chez Réda (pour m’en tenir à quelques-uns de mes «phares» en poésie), c’est toujours selon des modalités singulières et, forcément, à des degrés d’intensité variable.

Pour ce qui me concerne et puisqu’on m’invite à en préciser les contours, je dirais que l’intime est cet arrière-fond de la conscience où situer le noyau identitaire tout à la fois le plus profond, le plus secret et le plus impénétrable. Et que c’est une raison suffisante pour n’avoir à refuser aucune des occasions qui me sont fournies de l’interroger. (Ce serait, sans quoi, me voiler la face en renonçant à une meilleure connaissance de mes gouffres.) Mais, à ce stade, il n’est pas, il ne saurait être déjà question de poésie. En effet, je me situe alors dans l’en-deçà d’une parole où s’éprouvera ma capacité de témoigner de mon appartenance au vivant et de l’attention que je porte au monde. Là où le questionnement de l’intime instaure un nécessaire décalage avec moi-même; là où l’exploration du rapport de soi à soi m’aide à discerner mieux qui je suis et à évaluer ce que j’accepterai, cas échéant, de laisser émerger ou ce que j’entends conserver par devers moi, dans le processus créatif. Je revendique ainsi la même liberté que tout un chacun, car je ne crois pas que l’écrivain ait un devoir de totale transparence. Il délivre de lui, à ses risques et périls, ce qui lui convient. Mais où sont les limites? Et dans quelle mesure ai-je outrepassé celles que j’ai cru pouvoir établir en dévoilant tel ou tel versant de «mon cœur mis à nu»?

Une transaction avec moi-même constitue le fondement de la responsabilité que j’entends engager dans toute relation que je choisis d’établir. Cela vaut donc pour celle que le poème inaugure. Je ne puis livrer ma vie en vrac au lecteur. Et c’est pourquoi il est indispensable, à chaque fois que l’intime affleure, de renouveler le cheminement intérieur qui en éveille la pleine conscience et de fixer les règles en fonction des circonstances et des enjeux. Et c’est alors qu’une certaine réserve s’impose parfois dans l’échange.

Alors oui, la poésie peut se révéler un bon moyen d’explorer l’intime. Mais j’hésiterais à placer ce dernier au cœur de l’aventure d’écrire. Non, il surgit simplement dans le poème qui, tout à la fois, l’inclut et le dépasse. Mais il y sourd comme une source dont il conviendra de surveiller l’épanchement. Car je me dois d’être soucieux de ménager un accueil à l’intime en étant attentif à ne pas surjouer et en étant conscient que subsistent des zones d’ombre que je dois être en mesure d’assumer. Mais sans céder à la tentation de passer l’épaule. Il me semble en effet exclu de pratiquer l’écriture poétique en vue de parvenir «à des formes de vérité sur soi» quand c’est tout au plus un don que la poésie vous fait – parfois! Au demeurant, je n’ai jamais considéré que telle puisse être sa vocation première.

Cela dit, est-il vraiment nécessaire de régler la mesure de l’intime? J’ai l’exhibitionnisme littéraire en horreur. Un fond de pudeur m’interdit l’excès que d’autres se permettront sans état d’âme. Grand bien leur fasse! Mais c’est ainsi: il y a, fût-ce inconsciemment, des bornes (éthiques? morales?) que je m’interdis de franchir, écrivant. Non que j’aie quelque chose à cacher, mais par un goût de la mesure que le poème ne cesse d’exercer – quel qu’en soit par ailleurs le propos. Et parce que ma nature me porte à cette forme d’auto-censure dont on consentira, j’espère, à considérer qu’elle n’a pas pour unique dessein de me protéger. J’estime en tirer souvent un avantage légitime. En effet, par sa pratique mesurée, j’ai l’impression de maintenir une ouverture, de parvenir à ne pas forcer le passage et de proposer l’échange en évitant d’imposer un sens. Car un poème ne saurait se contenter d’être par et pour lui-même. La démarche est inaboutie s’il n’implique pas, pour le lecteur, la latitude d’y percevoir des résonnances qui lui appartiennent en propre et de mobiliser ainsi cet imaginaire que je voudrais atteindre au-delà de son intelligence ou de sa sensibilité.

Cette mise en équation de l’intime n’est pas sans emporter certaines conséquences. La plus évidente est que je ne puis raisonnablement escompter que ce qui fut recueilli comme à l’orée de ma propre conscience soit clairement explicité par autrui alors qu’il me demeure en partie obscur. Mais peu importe, en définitive, car il ne s’agit pas, il ne s’agira jamais, pour le lecteur que je me souhaite, de faire rendre gorge au poème pour le parer d’un sens qui soit objectivement fondé. J’attends plutôt de lui qu’il implique sa propre intimité dans le déchiffrement pour en vivre (et non pour en construire) une compréhension qui l’engagera. Est-ce trop exiger? Peut-être, si je n’étais pas prêt non seulement à admettre, mais encore à soutenir qu’aucune interprétation n’est illégitime pour peu qu’elle ne procède pas d’un contresens évident. Car, à tout prendre, je préfère miser sur la capacité du lecteur de résister à la déresponsabilisation programmée et de renouer avec son être intime malgré le vacarme du temps. La poésie, alors, faute d’être en mesure de sauver le monde, pourrait au moins encore espérer préserver l’individu de l’hébétude qu’on lui réserve en lui tendant la main pour le reconduire à lui-même.

*

Françoise DELORME

comment savoir si tes muqueuses t’agacent
quand je décris le soleil fragmenté et ses rayons fameux
ce rouge offre une nuance introuvable parce qu’elle brûle à l’intérieur
dans la nature énigmatique du jamais vu de ses phénomènes discrets
je le vois le rouge dans ce que tu vois et dans ce que tu m’en dis
ce que tu m’en dis m’enchante me désenchante et ferme mon corps
pour qu’il s’ouvre à la couleur impénétrable de l’envers évidé du tien
à celles changeantes des feux assoupis dans les pierres des feux volubiles
dans les altercations divinatrices chaos de ta langue dans la mienne
que je ne connais pas sans les vocables que tu pousses vers le jour

                                 Dans le puzzle/Françoise Delorme (éd. L’amble, 2005)

«Et comment décider si c’est l’odeur d’une chaussette propre ou celle des sales qu’on préfère?» écrit James Sacré, dans un très bref poème de «La petite herbe des mots». En lisant cet appel à contribution enquêtant sur la notion «d’intime» dans le poème, c’est la phrase qui m’est venue immédiatement à l’esprit, accompagnée de l’image d’une danseuse et d’un danseur, jeunes ou vieux, amateurs ou non, qui, dans Kontakthof, la chorégraphie de Pina Bausch dont un des sujets de réflexion fut sûrement et avec une puissance rare «l’intime», vérifient l’une l’ajustement d’une fine bretelle sur son épaule et l’autre, furtivement, l’odeur de sa chaussette, avant de s’avancer l’un vers l’autre. Je me disais qu’il serait difficile d’aller plus avant, et de s’approcher plus près de cette problématique où apparaît la frontière indécidable, mais vitale, entre un dedans et un dehors pas si faciles à définir, désirables. Pour moi qui ne serai jamais sûre de ce que veut dire «une exploration de l’intime» – je crois entendre ici une notion d’intériorité tout en profondeur – et qui me demande si souvent où se passe en nous ce qui pourrait s’appeler ainsi, tout fait question comme jamais. Je ne sais pas ce que c’est ni même si ça existe, l’intime. Et pourtant si. Même si fragile qu’il risque à tout moment de s’effacer, repris en charge par les mots agencés en poème,

«pour moi le corps se redessine en paroles,                                                                                                                                                                                                                     ce peu qui reste».

                                «Formes d’eau» dans Quel que soit le nom/Pierre Lepori
                                traduit de l’italien par Mathilde Vischer (éd. D’en bas, 2010)

Car remonte à la surface, revient dans la mémoire une donnée qui me tourmente souvent. Un être humain à qui l’on refuse toute sensation, toute perception de différences et de ressemblances avec ce qui n’est pas «lui», peu à peu devient fou, se dissout, se disloque, perd toute relation à soi parce qu’il a perdu toute relation au monde qui l’entoure et dont il fait partie. Ce serait la pire et la plus annihilante des tortures. Le cerveau, plus vibratile et labile que les viscères, peut s’écarteler, exploser, se décomposer sans relation avec ce qu’il est convenu d’appeler l’extérieur. Qu’en est-t-il alors de cette imprenable place forte qui n’existe, semble-t-il que si elle est perméable à tout ce qui n’est pas elle: sons, lumières, couleurs, formes, matières, regards, gestes, élans ou rejets, appels en questions et réponses? Est-ce qu’il y a une vie intérieure? Oui, si je reçois des impressions de l’extérieur, oui, si quelqu’un me parle, et réciproquement, premier «modèle» du dialogue intérieur, que le poème peut pousser jusqu’à la plus vitale énonciation:

Mais tu sais je te porte et tu m’as tous les jours dans ton corps et
dans le poème ma vie je rime à tu.

Ta résonance, ma retenue/Serge Ritman (éditions Tarabuste, 2017)

Mais il se peut aussi que trop de sensations, trop de sollicitations sonores et visuelles, olfactives et tactiles, mettent à rude épreuve le sentiment de soi (et de l’autre) et détruisent l’enveloppe comme son contenu si souvent presque réversibles, inextricablement entremêlés. D’où un désir, parfois, de solitude, que pointent avec une émouvante lucidité Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl dans Le livre des jumelles ou le piège du miroir où elles relatent une expérience rare qui semble porter à incandescence les deux sens du mot «intimité», faisant jouer la membrane qui sépare ou rassemble – jusqu’à la presque fusion et au désir d’être l’autre – le sentiment d’être soi et la proximité la plus grande imaginable entre un soi et un autre.

En lisant ou en écrivant, pour chacun, s’anime un complexe de sensations qui suscitent un ou des sentiments qui «prennent corps» comme autour d’une sorte d’attracteur étrange, composé à la fois du moins personnel et du plus subjectif – fusionnel et séparé – sans qu’il soit toujours possible de départager consciemment ce qui s’agrège de ce qui agrège, agissants et étant agis dans une dépendance et une indépendance imbriquées en un «dehors» et un «dedans» dont les limites réciproques sont floues, tout en étant assez sûres, nécessaires. Pierre-Alain Tâche dans un beau triptyque L’état des lieux (éd. Empreintes, 1998) donne à sentir la complexité des rapports entre ce «dedans» et ce «dehors» qui s’accordent l’un à l’autre l’espace et le temps pour exister, par la grâce d’harmonies consonantes et dissonantes, délicates et fragiles, rares. Dans Bruissements (éd. Empreintes, 2005), le poète évoque les «Vies silencieuses», œuvres picturales d’Alexandre Hollan qui me semblent à moi aussi permettre à une intimité de soi de rejoindre une intimité du réel extérieur dans un rapport intime qui diffuse cette intimité dans celle du spectateur; quelques vieux contenants, arrosoirs, seaux, pots s’exposent dans la lumière au regard attentif et accueillant du peintre. Pierre-Alain Tâche saisit dans ses vers le flouté mobile et coloré qui rassemble en un seul composé sensoriel et profus nos impressions d’être humain vivant sur la terre:

la couleur (celle qui est dedans,
celle née d’être toutes les autres)
tremble très faiblement, s’anime
et suscite une joie tactile
en montant de la profondeur
comme une chaleur intime.

Vers extraits de «La lumière va bondir».

J’aime l’idée que des œuvres d’art, poème tout aussi bien, puissent dégager comme une sorte de chaleur, suggérant la présence d’une peau que l’on touche, qui touche. Nathalie Sarraute ausculte avec une attention hors du commun cette «palpitation de la vie» et la fait apparaître-disparaître dans les surfaces mouvantes et moirées de ses textes. Dans l’usage que nous faisons des mots, elle sent un frémissement insaisissable et sans assignation, au-delà de toute catégorisation et toute hiérarchisation (genre, couleur, âge, fonction, position qui cependant en constituent la substance) un bruissement dans la langue qui la déborde largement; ils lui rappellent l’élan incoercible et un peu erratique des végétaux, les «tropismes». Les observant dans l’effort d’une écriture à proprement parler poétique, elle cherche justement à ne pas arraisonner ni tuer ces ondes de surface, venues d’où, traces de quel bouillonnement? Ces fugaces apparitions, brèves et denses, ressembleraient peut-être aux mouvements qui agitent la matière elle-même, ses manières d’être. Je crois avec Sarraute et bien d’autres que la littérature dans son ensemble, mais plus encore la poésie, possède réellement une force exploratoire, celle d’une vérité humaine, une «vérité en situation» de nos fors intérieurs et de nos plus ou moins grandes proximités, même si je suis consciente que celle-ci ne préexiste pas d’une manière très claire à la mise en œuvre des recherches qui la découvrent. La poésie, celle que l’on écrit comme celle qu’on lit, met en jeu autant d’émotions que de réflexions; elle convoque aussi ce qui relie pensée sensible et pensée logique. Devenant alors imagination radicale, elle dilate ce qui tient lieu d’intimité dans notre sentiment de nous-mêmes en nous, comme ce qui source de plus loin, de plus vaste, de sans mesure et sans clôture. Toujours présent.

Cette intimité s’enracine aussi dans le passé, le plus subjectif d’abord: la mémoire de soi dans le monde si elle se dissout emporte avec elle toute frontière entre un dedans et un dehors fragiles que nous construisons et qui nous construisent, frontière absolument nécessaire. Déployée par une interrogation des mythes qui nous habitent et que nous habitons, un héritage d’alluvions fertiles nous donne à nous-mêmes naissance autant que substance et continuité rendues sensibles par le poème, créant aussi cette «profondeur» que nous appelons «l’intime»:

elle sent grandir en elle
le lent savoir des morts
et le chant des vivants

doigt à doigt
cil à cil, je
rentre dans ma peau
je
nais! Et je m’ignore
encore

Cantate à sept voix/Sylviane Dupuis (éd. Le miel de l’Ours, 2009)

L’écriture a libéré une distance et une durée profitables, a étoffé une mémoire individuelle et collective. Elle a mis en œuvre un dédoublement dont nous approchions lentement et avec peine les possibles et les impossibles, qu’il s’agisse d’expression et d’intériorisation, de relation(s), de partage(s). Nous ne comprenons toujours pas grand-chose à ces processus et phénomènes, enclenchés par l’écriture et surgis de sa puissance. Je me méfie donc extrêmement des médiations démultipliantes de la numérisation et des calculs algorithmiques, des différents matériels et usages informatiques. Loin d’être seulement des «outils», ils nous définissent en devenant nos conditions obligées de vie quotidienne qui modifient notre sentiment d’exister, amoindrissent peut-être notre expérience en la réduisant à un des aspects les moins sensibles de la communication. Posséder ou non une intimité devient une question plus pressante: regarder et être regardé, voir, écouter et être écouté, entendre, jusqu’à quel point, pour qui, par qui, comment, pourquoi? Qu’en est-il des possibilités de ressentir et de s’émouvoir lorsque des caméras devenues indifférentes nous scrutent et nous «objectivent» même dans les forêts les plus «sauvages», jusqu’à nous faire disparaître dans un présent de sensations court-circuitées et sans relance, sans regards, parmi des voix sans corps, procurant un sentiment d’étouffement, provoquant la perte radicale d’un intime et vital rapport à soi, au monde et dans le monde? La relation vécue par des corps vivants entre eux que ne détruisait pas entièrement l’écriture travaillée par le poème, mais qu’elle permettait sûrement d’appréhender, n’était peut-être pas entièrement une illusion:

Oui nous vous entendons parlez bien devant l’interphone s’il
vous plaît Oui votre image apparaît sur nos écrans Non vous
ne pouvez pas entrer Oui nous vous donnons la raison
statistiquement votre cas n’existe pas Oui le corps de ce cas
que vous nous soumettez semble exister bien et bel là sur nos
écrans Oui nous sommes d’accord pour vous accorder cette
existence réclamée à corps et à cris Non nous avons le regret
de vous signifier une fin catégorique de recevoir Non
n’insistez pas vous DEVEZ comprendre votre cas n’existe
pas tip tip tip tip tip tip

                                 Vracquentaire/Christine Zihri (éditions Polder, 2019)

*

Jean-Pierre VALLOTTON

Si l’on consulte l’article «intime» du Grand Robert[1], on peut lire sous chiffre 3 lettre d: «(1780). Spécialt. Se dit d’écrits autobiographiques qui touchent la vie privée d’un auteur et qu’il ne destine généralement pas à la publication. Le journal intime de Benjamin Constant

À mon sens, la deuxième partie de la définition proposée («et qu’il ne destine généralement pas […]» est sujette à caution. Ou il faudrait préciser «à la publication de son vivant». Aucun écrit d’écrivain n’est innocent. Tenir un journal sans se douter qu’il sera peut-être un jour dévoilé au public serait par trop naïf. La seule façon d’être certain qu’un texte ne sera pas édité est de le détruire. Évidemment, il se peut que la mort nous prenne de court…

Certains auteurs choisissent une solution intermédiaire en indiquant dans leurs directives testamentaires que tels corpus inédits ne pourront pas être publiés avant tel nombre d’années après leur décès.

Si la tentation d’écrire un journal est trop forte (car elle peut être aussi puissante que celle qui nous pousse à écrire des poèmes ­— et ce n’est pas Amiel qui me contredirait), d’autres usent de divers stratagèmes.

Ainsi la veuve d’un poète m’a-t-elle confié que celui-ci avait tenu un journal tout au long de sa vie, mais que même pour elle (spécialiste de son œuvre) il était très difficile à déchiffrer car il avait eu soin de le rédiger d’une écriture minuscule, de crainte que sa précédente épouse ne puisse lire dans ses pensées.

L’énoncé de la présente enquête définit l’autobiographie comme extime (terme lacanien inconnu du dictionnaire précité mais dont Wikipédia nous apprend[2]qu’on le trouve déjà sous la plume d’Albert Thibaudet, dès 1923, dans un article de la N.R.F.).

En ligne également, voici la définition de ce mot que nous donne Larousse[3]: «Relatif à la part d’intimité qui est volontairement rendue publique (par opposition à intime): Un journal extime.»

Si l’on s’en tient à cette définition, tout journal intime publié deviendrait alors journal extime. Mais Michel Tournier nous en donne une autre conception, proche de celle de René de Obaldia lorsque ce dernier publie son Exobiographie (plutôt qu’autobiographie): c’est le monde extérieur et autrui qui en sont (ou sont supposés être) davantage le sujet.

Revenons à notre article chiffre 3 lettre d.

À la suite immédiate du texte cité, on trouve ces simples mots: «Poésie, genre intime» — ce qui constituerait donc une réponse absolue à la présente enquête.

La réalité est évidemment plus complexe. Remontons tout au début du même article et à sa première définition: «Littér. (Domaine psychique, humain). Qui est contenu au plus profond (d’un être), lié à l’essence (de cet être), et généralement secret, invisible, impénétrable.»

Appliqué à la poésie, cet énoncé ne laisse pas d’être embarrassant. Que l’intime soit secret, certes (du moins aussi longtemps qu’il n’est pas révélé par une confession ou exposé dans une publication). Invisible — c’est moins certain: notre intimité ne se trahit-elle pas souvent dans nos gestes, nos paroles, notre façon d’être? (et c’est ce que semble nous suggérer ce distique de Sylviane Dupuis: «Visages désencombrés de tout/ ­— sauf de l’intime».[4] Quant à impénétrable, si c’était le cas de la poésie, elle serait illisible, ce terme étant plus extrême encore que cet autre: hermétique, que l’on trouve souvent associée à une certaine tendance de ce genre littéraire (et c’est presque toujours Mallarmé que l’on cite en premier).

Plusieurs autres passages de l’article du Robert nous rappellent qu’intime est aussi un autre mot pour sexuel. Il s’agit donc alors en fait d’un euphémisme.

À la dernière question posée par l’énoncé de cette enquête, «L’écriture doit-elle parvenir à des formes de vérité sur soi?», je serais tenté de répondre: c’est même inévitable. Il s’agit moins d’une obligation («doit-elle») que d’une fatalité, proche de celle liée aux plasticiens («Qui expose s’expose»).

Quelque ruse qu’utilise un écrivain pour se travestir, il finit presque toujours par se trahir d’une façon ou d’une autre.

La pratique artistique (toutes disciplines confondues) ne va pas sans dangers (sinon, quel en serait le prix?).

En ce qui concerne les poètes, peut-on dire de tous qu’ils explorent «le plus profond et l’essence de leur être»? Il paraît difficile de répondre par l’affirmative: comment mettre sur le même plan les assoiffés d’absolu que furent, entre autres, Nerval, Plath, Daumal, Baudelaire, Artaud, Tsvetaïeva, Michaux, Bousquet, Novalis ou Bosschère avec la cohorte de ceux qui ne firent que déposer des mots anodins sur la page, tout en surface, tels Casimir Delavigne, Madame Tastu ou Paul Géraldy, pour nous en tenir aux défunts?

Cependant, toute poésie de haute volée n’est pas forcément vouée à l’intime, puisqu’il s’agit aussi d’explorer, voire de célébrer, le monde sous tous ses aspects, ainsi notamment de Whitman, Saint-John Perse, Tagore, Maeterlinck, Ritsos ou Neruda.

Dans toute création d’envergure, l’intime ne finit-il pas par rejoindre l’universel et réciproquement?


[1] Le Grand Robert de la langue française, tome 5, Paris, 1986, pp. 699-700.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Extimit%C3%A9 (consulté le 4 mars 2020).

[3] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/extime/186368 (consulté le 4 mars 2020).

[4] in D’un lieu l’autre suivi de Creuser la nuit et de Figures d’égarées, Moudon, Éditions Empreintes, 2000, p. 113.