Des questions sur l’esthétique, l’appartenance, les visées de la poésie sont posées à une quinzaine d’auteurs. 3000 signes environ sont accordés pour répondre.

enquête #5


1er novembre 2016

Les lectures publiques aujourd’hui ?

Faut-il dire ou donner sa poésie devant un public ? Le texte écrit ne se suffit-il pas à lui-même ? Pourquoi la poésie doit-elle «sortir» du cadre du livre, qu’elle soit simplement lue ou mise en scène ou performée ? Le poète doit-il égaler le comédien ou devenir comédien de son texte ? Quelle est la place de l’auteur dans la mise en scène ou la performance? Quelle est la place du texte écrit dans la performance ?

 

 

performance

 

 
Réponses de : Françoise Delorme, Sylviane Dupuis, Patrice Duret, Eric Duvoisin, Heike Fiedler, Gilles Jobin, Cesare Mongodi, Pierre-Alain Tâche, Frédéric Wandelère.
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Françoise DELORME

 

 

« La poésie n’est pas faite pour être lue, mais pour être relue », écrit Jacques Roubaud. La poésie se développe plutôt dans un rapport intense entre deux intimités en éveil, celle des poèmes et celle de celui qui les lit. Les livres sont le (mi)lieu idéal pour cette rencontre, ce retour sur le motif, longtemps, souvent. Il me semble que même la poésie orale des civilisations sans écriture aspirait à l’écriture, cherchait la mémoire qu’elle permet d’inventer, de partager et d’interroger. La poésie serait d’abord pour moi l’épreuve d’une émotion, mais elle exige plutôt une pratique contemplative. Souvent, écouter un poète dire ses poèmes dérange ma manière tranquille, et entière, d’y entrer.

Pourtant, j’aime entendre des poètes lire, mais je me rends compte que c’est pour des raisons sans lien avec la réception de leurs textes. J’aime rencontrer des poètes. En tant que poète, j’aime lire des poèmes à haute voix, les dire par coeur aussi, et rencontrer les personnes qui les ont entendus. Mais c’est pour tramer des relations humaines dans notre monde en partie virtuel et tout en si brèves circulations, qui laisse souvent aujourd’hui à beaucoup désirer en matière de vie affective et intellectuelle – toutes choses essentielles pour la vie, pour la réalisation progressive du poème.

Pour moi qui lis avec gourmandise les correspondances d’écrivains, avec passion les essais critiques, discute des oeuvres à plaisir et indéfiniment, qui aime dire les poèmes des autres par coeur (mettre ma mémoire à contribution m’oblige à une lecture attentive, livresque en somme), je préfère découvrir et apprivoiser les poèmes dans des livres, me laisser apprivoiser par eux. Les lectures publiques, je les préfère neutres, pour laisser du champ aux significations. Quand elles sont le fait du poète, il les lit comme il veut; s’il en « fait trop » il m’obligera à aller boire au livre, sans intermédiaire interprétatif. Je suis attirée par des lectures simples, « au verre d’eau », où rien ne vient trop gauchir l’accueil des poèmes.

Cependant, certains poètes m’ouvrent des portes sur leur oeuvre, car ils savent rendre sensibles des rythmes singuliers dont mes propres rythmes avaient entravé le déploiement (les suspens d’Ariane Dreyfus, la grammaire étonnée de James Sacré ou l’énergie tenue d’Isabelle Sbrissa !). Mais j’ai aussi été dupe de fortes lectures, m’entraînant vers des livres qui m’ont peu intéressée. L’inverse semble moins vrai, car le texte affleure quoiqu’il arrive même submergé ou trop encadré par un jeu prolixe. Curieusement, même la musique du poème gagne en possibles d’être lue pour soi, à l’intérieur de soi. Je me méfie encore plus des lectures de comédiens. La poésie n’entretient à mes yeux qu’un rapport lointain avec le théâtre. Bien qu’enracinée dans le corps du poète, elle gagne à ne pas se laisser enfermer dans des choix de jeu, dans des mises en espace complexes. Ce que peut gagner un poète en fréquentant l’art du comédien, c’est sûrement une plus grande présence scénique, mais est-elle indispensable ?

En matière d’exemple, j’ai appris des livres de Bernard Noël par coeur, à la fin de mon adolescence. Je n’ai entendu sa voix que bien plus tard et l’ai rencontré encore bien plus tard, vieil homme. Sa voix, qui a tracé dans mon cerveau une ligne sonore inoubliable (elle accompagne mes lectures aujourd’hui tant elle m’a émue) ne m’a, je crois, rien apporté dans mon rapport à ses poèmes. Leur profondeur n’en a été ni affectée ni mieux dévoilée.

Mais connaître l’homme compte. Infiniment.

Et je le lis peut-être autrement, quand même ?

 

*

 

Sylviane DUPUIS

 

Le poète ne « doit » rien. Simplement, la poésie est, ou n’est pas – adoptant n’importe quelle forme que ce soit, suivant les temps, les lieux, ou les circonstances. Et partout, elle a d’abord été orale ; c’est-à-dire qu’elle a servi à relier les hommes.

Certes, la forme écrite est la condition d’« éternisation » – relative – du poème : elle permet que, transmis au-delà du poète, de l’aède ou du griot, il passe de lecteur en lecteur, voire d’âge en âge ; mais seule la forme (sa singularité, sa justesse ou sa force, comme sa capacité de signifiance) est essentielle. Et le secret de ses pouvoirs (cela qui nous fait soudain reconnaître, ou pas, la poésie, ou ailleurs la musique) nous échappe, relève d’une mystérieuse alchimie ou de l’insaisissable… Aucune prescription jamais n’empêchera le poème de surgir inopinément là où on l’attendait le moins et sous la forme la moins prévue qui soit. Ainsi le graffiti éblouissant de concision et d’invention jeté sur le mur comme un cri, ou le poème slamé disant, feulant, chuchotant, clamant dans la langue-corps le manque et le besoin de notre temps, sera parfois plus « poème » que ces innombrables plaquettes trop sages et se ressemblant toutes que chaque époque produit sous le nom de « poésie ».

Toute poésie est de circonstance (Goethe) – mais aussi lui échappe.

Sans « circonstance » (extérieure ou intérieure), le poème prend le risque d’être trop voulu, trop conscient, voire fabriqué. Le geste (la pulsion souterraine) qui le meut ne peut venir, même invisiblement, que d’une émotion qui a pris forme – ainsi Novarina décrivant le surgissement de la parole poétique se travaillant au-dedans « jusqu’à ce que la chose parte toute seule, sans intention, continue toute seule ». C’est au poème à nous apprendre ce qu’il veut dire, et à nous y mener.

S’il y a poème c’est donc qu’il y a forme (unique) issue de la nécessité. Mais aussi adresse : « Ô vous frères humains »… Le poème, a écrit Paul Celan, est comme une main qu’on tendrait vers un « tu » inconnu, improbable et pourtant violemment espéré. Au-delà du travail d’écriture, chaque mise en scène, typographique (Un Coup de dés) ou théâtrale, chaque récitation du poème sera donc l’occasion possible de le donner à voir ou à entendre et peut-être d’en dévoiler autre chose. Il y a la circonstance qui conduit au poème et, chaque fois, celle de sa profération (par son auteur ou n’importe qui d’autre capable, non de l’interpréter, mais de le dire), qui constituent deux moments différents du dépliement du sens. J’ai moi-même fait deux ou trois fois – car le miracle est rare, et ne peut provenir que d’une rencontre exceptionnelle des subjectivités – l’expérience bouleversante (à la radio, ou en public) d’une lecture ayant suscité chez ceux qui m’écoutaient un silence assourdissant, ou des larmes, qui m’ont laissée aussi étonnée qu’eux. Quelque chose avait passé : quoi ? Impossible à dire. Quelque chose qui était et n’était pas dans les mots, dont j’étais et n’étais pas responsable, mais que la lecture orale, en donnant corps à la langue du poème, avait fait se lever, inexplicablement, dans la sensibilité, la mémoire ou la conscience de ceux qui, ensemble, écoutaient.

 

*

Patrice DURET

 

 

 

Parole lue, parole entendue

 

Ecrire pour être lu, écrire pour être entendu ?

Depuis L’Exil aux chemises mouillées (Samizdat, 2010), certains de mes recueils sont destinés à être lus en public. Faire corps avec sa voix. Faire voix avec ses mots. Mon goût pour les écrivains de la Beat Generation n’est pas étranger à cette approche.

Et ma petite expérience de lectures en duo m’a fortifié dans cette voie-là.

Avec Sylvain Thévoz, nous avons, depuis Courroies Arrobase Fontières (Le Miel de l’Ours, 2009) expérimenté la lecture à deux voix. D’abord dans un « Festival vagabond », accompagnés de Félicien Mazzola, multiinstrumentiste. Puis lors de différentes prestations, en librairies. Jusqu’à en faire un petit film tourné dans un zoo, « Poésie pour les Bêtes », en 2014. Expérience semblable avec Rolf Doppenberg et notre recueil en commun, Uriance (Le Miel de l’Ours 2014)

Ces moments de partage sonore, de mise en sonorité des poèmes apporte un élan ( je reviens toujours à ce concept-là). Lecteurs vs auditeurs : élan partagé. Serait-ce une aide pour une première approche d’un texte ? Certains viennent au texte après l’avoir entendu. Facilité d’approche ? S’approprie-t-on un univers poétique plus facilement avec une « béquille orale » ? Certains me l’ont dit…

Etre sur scène sans en « faire trop » ? Sans tomber dans le théâtral ? Ce dosage est toujours à remettre en question. S’ajuster à chaque lecture : devenir le plus « juste » possible. La sempiternelle question de justesse des mots et de la voix.

Du bon compagnonnage de son texte et de sa voix.

 

*

Eric DUVOISIN

 

La lecture comme un autre fil à tisser entre l’auteur, le texte et son lecteur. Un fil fait de cordes vocales, de salive, d’intonations, de pauses mesurées et d’accélérations rythmiques. Le texte se suffit à lui-même, mais il lui manque cependant une dimension sociale et de partage s’il n’est pas lu. Sur scène, la poésie peut dialoguer avec la musique ou l’image, arts complémentaires et exhausteurs de sens.

Celui qui lit et s’adresse au public — qui s’approprie un texte et qui l’incarne dans un langage corporel propre — peut choisir et varier les postures : assis ou debout, murmurer immobile le poème ou le proférer dans une gestuelle emportée. Les gammes de l’oralité étant elles-mêmes infinies, je pense que la lecture poétique doit trouver la tonalité qui s’accorde au mieux au texte écrit. Une certaine retenue est sans doute souhaitable, mais aussi une certaine incarnation « hantée » des mots.

La lecture publique est une seconde peau, une dimension alternative, un envol du poème : comme sorti du nid de l’écrit et prêt à résonner à l’air libre.

 

 

*

Heike FIEDLER

 

 

La question de la place occupe une place importante dans votre question. La place du texte, la place de l’auteur. La question qui me préoccupe est de savoir pour

orme ses textes de

une

place                        placer       ratique en tant                                                                                                                           rit ses textes ou les dit et maintenant, j’ai l’honneur d’évoquer ma pratique. Je pourrais effectivement vous envoyer un texte. Je pourrais vous envoyer un texte pour dire en quoi consiste ma pratique de dire mes textes au lieu de les écrire ou bien de les écrire et de les dire ensuite ou dire ce que je n’ai pas écrit ou écrire. Ecrire un texte ou le dire. Et qu’est-ce qu’il se passe quand je dis mes textes

Gedichte dichte dicht dich ich Dichterin ou bo           hémienne            une réponse possible.

 

Si on admet le fait qu’une poésie se récite et si je considère que dire n’est pas réciter, doit-on en déduire que je ne suis pas une poétesse et qu’il déplaise à certaines que je m’exprime ainsi, en ce qui concerne ce mot. Si ce que je vous dis est un texte, même sans l’avoir été écrit préalablement, est-ce qu’il est possible d’en déduire que ce n’est pas un texte ? Bon, admettons qu’il soit impossible de vérifier si oui ou non je suis en train de de de lire ou de dire en lisant, il est toutefois possible d’affirmer que vous êtes en train de lire ce que j’ai dit. En tout cas, je vous dis quelque chose et ce n’est-pas une récitation dans le sens de réciter. La question qui se pose maintenant, est de savoir pourquoi je vous dis toujours la même chose, au lieu de dire quelque chose d’autre, par exemple je pourrais parler de ma pratique. Ma pratique consiste en ceci : dire les choses et non pas les réciter j             , car réciter, ce n’est pas dire, comme je l’ai déjà mentionné et réciter n’est pas mentionner non plus, mais dire peut-être. Dire en passant en vitesse en passant tout juste en frôlant des choses parfois de près parfois de loin, en tout cas, mentionner n’est pas réciter, dire est mentionner, mais mentionner n’est pas réciter. Je me répète. C’est quoi, la répétition ? Est-ce que la répétition a quelque chose à faire avec la récitation ? Probablement. Alors ici, on pourrait dire que la répétition est le déco le le commu le voilà : l’élément commun est l’élément… alors, que disais-je ? Oui. La répétition. La répétition, donc. La répétition est l’élément commun entre le dire et le réciter. Vous l’auriez remarqué : je ne suis pas en train de réciter, mais je réalise des répétitions et quand je dis, je dois répéter pour que je puisse faire. Donc, la répétition. La répétition fonctionne ainsi : je dis quelque chose à plusieurs reprises pour dire ce que je suis en train de faire: produire. Est-ce que dire est = répéter ou est-ce que faire est expliquer ou est-ce que l’explication se fait à travers la répétition ? C’est encore une autre question, à la fois si près et si loin de la pratique de l’oralité, c’est à dire de la pratique de dire. Et quand est-ce que j’arrête l’action ? Je n’ai pas compté les mots que je suis en train de vous dire. Il m’est impossible de les compter en même temps que je les dis…c’est par ailleurs un des désavantages de la parole par rapport à l’écriture : je suis dans l’inconnu et c’est en même temps son avantage. Lorsqu’on dit, il est impossible de revenir en arrière pour vérifier ou modifier. C’est donc une performance. J’espère qu’il était possible de saisir ma pratique. Ou la place qu’elle occupe dans cet espace. Pour toute question ou en cas d’urgence, composez simplement le numéro 0797031727. https://vimeo.com/11870602 (2004) #hfpoetesse

 

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Gilles JOBIN

 

 

Écrire/Lire/Dire. Les mots voyagent. Ils montent, descendent des escaliers. Prennent le train. Attendent sur un banc qu’on les recueille. Émigrent, il arrive que tous ne reviennent pas. Circulent dans nos veines, dans nos interstices et nos doutes. Traînent parfois par terre comme une trottinette abandonnée sous l’appentis. Ils nous regardent. Nous ignorent. Sommes-nous le sang qui leur octroie destin ? Il en est qui se transforment, changent de sens, le contestent. Sans prévenir. Ils rapportent des fragments inédits quand on les déchiffre, quand on les entend. Ils nous lient les uns les autres. Retouchent le monde. Le tien, le nôtre, l’inconnu. Tu lis, j’écoute. Tu refermes le livre, ça me traduit, je résiste, je cède, j’attends. C’est un abri, un lieu de bataille, on s’y rencontre, s’y cogne. Lettres et sons nous frottent à la peau des mots. Parlent-ils aussi d’une voix que personne ne saisit ? Ne vivent-ils que leur seule vie ?

 

*

Cesare MONGODI

 

 

Lorsque je relis mes poèmes, je suis frappé par le sentiment d’ « étrangeté » que j’éprouve. Désaxé par le heurt entre ma personne et mes préoccupations d’aujourd’hui et ce « lointain intérieur » qui, à un moment donné de mon histoire, s’est exprimé. Pour cette raison et sans doute pour d’autres qui m’échappent, lire mes textes devant un public me cause un mélange d’enthousiasme et d’anxiété.

 

La perspective d’une lecture publique a parfois relancé mon processus d’écriture ou m’a offert l’occasion de réécrire un texte (souvent pour faire des coupes qui le laissent respirer).

 

J’avoue que lorsque j’assiste à une lecture de poésie, je ne résiste pas longtemps. La densité textuelle du poème (rythmes, sonorités et images) met fortement à contribution mon imaginaire. Et il m’arrive régulièrement de me laisser happer par une image vaguement entendue, un vers qui colle quelque part en moi, tourbillonne, boit mon attention.

 

Ce risque de décollage est certes présent aussi en entendant un texte narratif, mais il est plus important lors d’une lecture de poèmes. A cause de la densité textuelle du texte poétique et aussi d’une composante essentielle de la poésie qui manque à celui qui l’écoute : sa forme. Lorsque j’écris, j’aime regarder la forme prise par le texte. Elle est toujours unique. C’est un contenant d’énergie qui rythme la lecture et ancre l’attention.

 

Dès lors, le lecteur d’un texte poétique, s’il veut garder son public dans le présent de sa lecture, doit ménager des silences, lever le regard de son texte, scruter son public, varier le ton et le rythme de ses phrases. Lorsque j’ai l’occasion de lire ma poésie devant un auditoire, avant de prendre la parole, je pratique des exercices d’échauffement corporel et de respiration. Le corps chaud et en éveil m’aide à rester connecté aux personnes qui sont à quelques mètres de moi. Il m’aide aussi à charger d’émotions les mots que je leur adresse. Pour cela, rien de mieux qu’un morceau de musique joué entre deux textes.

 

Aujourd’hui, l’oralité et la performance sont revalorisées et il me semble que la littérature court le risque de céder à la tentation du spectacle et de la surface . A mon sens, une lecture de poème réussie est celle qui stimule l’auditeur à aller lire et relire le texte (en se confrontant ainsi à ses nuances, sa profondeur) dans les conditions de lecture qui lui sont propices. C’est notre vulnérabilité qui ouvre un recueil de poèmes, c’est un vague désir d’humanité et d’intimité. Et la poésie ne peut germer que dans le champ labouré par la Nuit. Ces conditions ne sont pas réunies au moment d’une lecture publique.

 

*

Pierre-Alain TÂCHE

 

Acquis au livre dès l’enfance, j’ai toujours considéré que le texte écrit devait se suffire à lui-même. Je m’avise, d’ailleurs, de ce que je n’ai jamais entendu lire la très grande part de la poésie qui m’importe. Mais je l’ai souvent scandée, intérieurement, pour mesurer son exacte amplitude à l’aide de la prosodie. (Cette pratique vaut aussi, faut-il le préciser, pour la mise en place de mes propres vers – mais elle est alors impérative.)

La lecture publique, qui instaure un partage dont la poésie a grand besoin, renoue avec l’origine. Le poème sort de l’ombre où l’écrit le confine. Il retrouve sa lumière et sa fluidité. Lorsque j’entends lire un poème que je ne connais pas, je ne cherche pas tant à m’assurer de le saisir qu’à percevoir son aura, comme au-delà des mots. Je me laisse alors emporter par un flux où le sens ne fait parfois qu’affleurer. Une difficulté subsiste, cependant : la mise en bouche resserre dans un temps donné un chant qui a souvent besoin d’une durée fractionnée ou, du moins, plus souple pour être assimilé, sinon compris. Et c’est pourquoi j’aspire bientôt à y revenir par le détour de l’écrit.

Cela dit, la limite est fragile, en la matière, entre ce qui sert le poème et ce qui lui reste d’un bien faible secours. Et puis, jusqu’où aller ? La poésie sonore restaure, certes, le primat de l’oralité, mais le texte, si tant est qu’il s’agisse bien encore de cela, se dissout dans la performance. (C’est autre chose ; et j’y trouve rarement mon compte.) Quant au concept d’art total, il ne m’attire guère, car je me méfie du mélange des genres, qui additionne plus qu’il n’accroît. Je m’en tiens donc à l’exigence d’une interprétation verbale de l’écrit dont j’attends qu’elle trouve une juste distance. À cette condition, l’apport d’un comédien peut se révéler décisif : le poème gagne alors sa pleine dimension d’expressivité.

Entendre le poète lire demeure une bonne option – quel que soit son talent de diseur ! En effet, nous sommes grâce à lui admis à la source même d’une forme et d’un sens. Il arrive que cela ouvre à un autre niveau de compréhension du poème, voire de l’œuvre entière – ainsi que j’en ai fait l’expérience, par exemple, avec le remarquable lecteur qu’était André du Bouchet.

Il reste que l’exercice, s’il m’incombe, engendre un phénomène de dissociation qui m’intéresse et, tout autant, me trouble. Ce que je pense pouvoir offrir au public n’est guère plus qu’un déchiffrement. Je tiens à faire entendre la musique du vers. Mais je peine, dans le même mouvement, à entrer dans mon poème et à le défendre pour ce qu’il voudrait exprimer. Un écart ainsi subsiste. Le texte peut me surprendre comme il peut aussi raviver mes doutes, dans le temps même de la lecture, me rendant, dans l’un et l’autre cas, spectateur de ma propre prestation.

 

*

Frédéric WANDELÈRE

 

Faut-il dire ou donner sa poésie devant un public ?  Chacun fait ce qu’il veut. Il m’est arrivé d’apprécier la lecture de leurs poèmes par certains poètes, cela me permettait de comprendre comment ils entendaient les questions de tempo, les tensions mètre/syntaxe, celles des rimes contrariant l’énoncé de la phrase… Mais la plupart du temps, c’est un pensum. Cela dit, tout poème doit passer par l’épreuve de la lecture à haute voix, pour soi-même, d’abord ; en privé ou en public, c’est livrer une clé de compréhension, c’est ouvrir une porte, comme je l’ai dit. –  Le poème sommeille dans le livre et ne vit réellement que dans la mémoire. Il y a un bonheur particulier à connaître par cœur des poèmes de poètes que j’aime…

Le texte écrit ne se suffit-il pas à lui-même ? Cela n’empêche pas la lecture publique à haute voix, qui peut être révélatrice. Mais l’effort de concentration exigé passe souvent les possibilités d’attention du public, et sa patience.

Pourquoi la poésie doit-elle « sortir» du cadre du livre, qu’elle soit simplement lue, ou mise en scène ou performée ? Elle ne doit pas, elle peut…

Le poète doit-il égaler le comédien ou devenir comédien de son texte ? Certainement pas. Il est rare qu’un comédien satisfasse un vrai lecteur de poésie. Je n’ai jamais aimé entendre mes poèmes dits par un comédien… toujours à côté de la plaque ! La difficulté est celle de la justesse de ton.

Quelle est la place de l’auteur dans la mise en scène ou la performance ? ça m’est complètement indifférent.

Quelle est la place du texte écrit dans la performance ? Je m’en fous.