Zoss 3

« Devant nous le monde n’attend pas, la mort parle sa langue par saccades, tire des lacets autour des mots, dans le défilement sans frein des traverses de fer, et, qui ont croulé dans l’herbe, les pommes jaunes, les ombres immenses qui rapprochent les feuillus »

Née en 1955 à Vaulion en Suisse, Mary-Laure Zoss vit et travaille à Lausanne. Elle a publié Le Noir du ciel, aux éditions Empreintes (Prix de poésie C.-F. Ramuz 2006 et prix de la Fondation L-A Finances pour la poésie 2008). À Cheyne, elle a publié Entre chien et loup jetés (Prix des Charmettes/Jean-Jacques Rousseau 2008), Où va se terrer la lumière (2010), Une syllabe, battant de bois (2012), et Au soleil, haine rouée (2014). Elle a également fait paraître un livre d’artiste, Route, aux éditions du frau (2012), et des textes en revues : dans la Revue de Belles-Lettres, ainsi que dans N4728 (Angers) et Fario (Paris).

© Mary-Laure Zoss. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l'auteur.

Première intervention : 9 novembre 2015

extraits le tampon de terre et de poils, la poignée de cailloux, du terrier retourné comme un gant, mis à l’air foin, brindilles, déjections

reflue l’injonctive rumeur, assourdissante; non l’air de la forêt [1], ni la plume feu du passereau ou la première neige sur les pierriers ; ni traces de bêtes ni fumées – un torchon de papier journal pour enflammer trois brindilles de frêne

insituable brouhaha plutôt dans la haute pression des vapeurs de sodium, les halogénures métalliques ; logomachie et prêt-à-porter réglementaire ; tiens-toi droit, talons joints, parle juste, parle comme et bras au corps, articule la phrase assujettie avec écrous et tire-fond, redresse-la

*

Il serait criminel et stupide de mettre des lucioles sous un projecteur en croyant mieux les observer. Comme il ne sert à rien de les étudier en les ayant tuées au préalable, épinglées sur une table d’entomologiste ou regardées comme de très vieilles choses saisies dans l’ambre depuis des millions d’années [2].

Dans un essai paru en 2009 qui s’enquiert du pouvoir de la poésie aujourd’hui, Georges Didi-Huberman ouvre sa réflexion à partir d’un article ainsi que deux lettres de Pier Paolo Pasolini, où ce dernier déplore la disparition des lucioles dans les collines romaines, et avec elles, des moment(s) de grâce qui résiste(nt) au monde de la terreur [3].

Au poète et scénariste italien, les lucioles apparaissent comme une alternative aux temps trop sombres ou trop éclairés du fascisme triomphant, au rayon inquisiteur de ses projecteurs et à l’aboiement effrayant de chiens de garde dans la nuit [4].

Leur disparition devient la métaphore du dépérissement de formes culturelles qui constituaient une résistance aux temps du fascisme historique, et avaient le pouvoir d’éclairer la nuit par quelques lueurs de pensée [5] , avant la consécration du « néo-capitalisme télévisuel » [6], d’une « époque de dictature industrielle et consumériste où tout un chacun finit par s’exhiber à l’égal d’une marchandise dans sa vitrine, façon de ne pas apparaître justement» [7].

Dépérissement ou dessèchement des lucioles sous la lumière artificielle des projecteurs, sous l’œil panoptique des caméras de surveillance, sous l’agitation mortifère des écrans de télévision [8].

*

se répandraient l’envers des pages lestées en vrac, verbes retraits sans ourlets ni faufils ; phrases produites en quartiers, pièces de chair pendues saignantes ou affalées sur le marbre épais ; lièvre écorché du « dernier maudit » [9]

table crûment rendue visible, tiroirs débondés, vrai foutoir saisi par l’arrêt sur image, on n’y verra pas plus clair, à moins que

étal où de crainte se rabougrit la voix, derrière chaque mot un aiguilleur sardonique ;  retourne tes poches ; dispose à plat leur contenu ; exhibe où tu vas

*

… pendant ce temps, quelque part, l’ennemi creuse lentement et silencieusement tout en se rapprochant de moi. Je ne veux pas dire qu’il ait plus de flair que moi ; peut-être est-il aussi ignorant de mon existence que moi de la sienne. Mais il y a des bandits acharnés qui fouillent la terre à l’aveuglette, et vu l’énorme étendue de mon terrier, même eux peuvent espérer tomber un jour sur l’une de mes galeries [10]

*

sur le seuil je me tiens, sur le seuil seulement, tournant le dos aux galeries, à leurs ramifications sans fin ; en dépôt je ne suis fichue de laisser que quelques trébuchantes images levées sur ces journées d’octobre : la pente raide, jaunie en face du glacier, le clavier d’os d’un chevreuil dépecé à l’aube par quel chasseur ; à mes doigts une poussière de charbon

si difficile d’être juste; se sentir quitte – une nécessité absolue, de l’épreuve du regard à fleur d’épiderme ; pouvoir temporairement ne plus « faire visage » selon la vieille expression ; ôter pour un temps son visage [11] avant d’être dévisagé – toujours comme à brûle-pourpoint

il y faut l’angle, le terrier, la révocation de l’emprise collective

*

C’est  l’envie de se retrouver seul. De faire des gestes sans témoins. C’est l’envie de relâcher les traits, d’ôter son visage. (…) Ce sont des convoitises d’ermite d’une heure ou deux. C’est l’envie de se laver le cœur dans le silence. De se chuchoter à soi-même dans le silence sa paresse et sa peur et son vide et de se savonner soi-même comme un ancien bébé [12].

*

Reprise des poèmes d’Henri Droguet ; une « parlure » qui précipite par brouettée de consonnes et désinences inouïes un matériau compact ; le lecteur convié au bord de la fosse d’extraction d’un minerai verbal – d’une langue qui se voudrait imputrescible ? les mots à ciel ouvert : fragments d’abattage bruts, mâchefer, scories vitreuses formant relief ou territoire dense, bien réel ; où l’on s’avance dans le chaos du plein air, l’effusion des éléments brassés, houle et rafales, lumières hargneuses, brouillon de vagues et nuages voraces ; pages saturées de « solide » ; poétique qui donne à éprouver textures et substances du monde, fabrique d’un territoire verbal où peut se déployer l’imagination matérielle ; sans laquelle il semble parfois malaisé d’adhérer à un environnement qui a, sommairement dit, tendance à se dématérialiser ; de la même manière, je me sens portée vers les œuvres plastiques où paraît le signifiant dans toute sa densité : terre argileuse, recouvrement des couches de peinture, plâtre et cendres, incrustations de paille, graines de tournesol, fusain, jute, tôles plombées chez A. Kiefer.

L’orage balbutie fait la bombe

au grand ciel bosselé

le vent n’obéit plus

il s’égare parade

passe et caracole

enjambe les pâtures

et l’écueil

Henri Droguet, Noir sur blanc, « La belle amour », Gallimard, 1998

[1] F. Kafka, Le Terrier, Editions Mille et une nuits, 2002.

[2] G. Didi-Huberman, La survivance des lucioles, Minuit, 2009.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] P. P. Pasolini, « Néo-capitalisme télévisuel » (1958), trad. C. Michel et H. Joubert-Laurencin, Contre la télévision, cité par G. Didi-Huberman.

[7] G. Didi-Huberman, voir supra.

[8] G. Didi-Huberman, voir supra.

[9] Chaïm Soutine ; expression tirée de Anne Juranville, Chaïm Soutine : la mélancolie du « dernier peintre maudit », Figures de la psychanalyse, 2013/2 (n° 26).

[10] F. Kafka, voir supra.

[11] P. Quignard, Georges de la Tour, Galilée, 2005.

[12] Ibid.


Deuxième intervention : 1er décembre 2015

« Décline-toi, garçon ! Vingt-huit syptiambre mille vingt-trois sec, né à Ermond et mort à Bref : un vingt-sept quatre.» [1]

*

invariablement sur tes gardes ; par-dessus ton épaule d’aucuns penchés, qui ont tôt fait de mettre le pied dans la porte; fourgonnent dans le débraillé des chutes; sur l’inachevé, l’imprésentable font main basse; et prennent mesure de l’élucubration laborieuse; monceaux fripés, biffures, tout l’ordinaire suffocant des ratages et il en faut pour travailler à feu continu

d’autres se glissent mal à propos dans les vestiaires, farfouillent parmi les cintres, les pardessus et gabardines, sondent les envers, les manches, les doublures, débattent du contenu fripé des poches

*

tout ça bégaie, tellement bégaie qu’on voudrait pouvoir rayer d’autorité ces linéaments de tâcheron – aujourd’hui vaine addition des piquets de clôture, pacages infectés de novembre par les boues d’épandage embrenant jusqu’à la gueule des terriers; et la lumière oblique disséminant ses aiguilles sur l’herbe

si peu des terres à l’abandon, de la fine cendre du soleil qui affleure aux rochers; d’un jour à l’autre rétractée de plus belle la tranchée fauve des mélèzes, déprise des balafres d’eau noire encaissée

*

8 août 1940

(…)

Le pin n’est-il pas l’arbre qui fait le plus de bois mort ? Qui désaffecte le plus grand nombre de ses membres, la plus grande partie de lui-même, qui s’en désintéresse le plus totalement, lui retirant toute sève au seul profit du faîte (cône vert) ?

 

17 août 1940

En ce qui concerne le bois de pins, je viens de relire mes notes. Peu de choses méritent d’être retenues. – Ce qui importe chez moi, c’est le sérieux avec lequel j’approche de l’objet, et d’autre part la très grande justesse de l’expression. Mais il faut que je me débarrasse d’une tendance à dire des choses plates et conventionnelles. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire si c’est pour cela… [2]

*

pas le temps de t’assortir, ils sont là déjà, faisant le compte et vérifiant de quelle teneur; parais donc, énonce l’espèce en toi, sur tes dires appose la griffe de ceux qui t’ont fait; ne finasse pas, vas-y, conjugue l’idiome des juges de bois

qu’une, sache-le, il n’y en a qu’une de langue à produire si tu veux t’ajuster; fournir toutes preuves suffisantes de ton allégeance; au soin d’étalonner ta phrase, de maçonner propre son matériau commets-toi; ébarbe toute bavure

aucunement ne te ressemble cette langue prétendue tienne ; en tout état de cause tu n’es toujours pas de taille à la parler ; avances-tu pour la saisir qu’elle vole en éclats – § poignée de billes sur le plancher, dans les coins, dans la poussière sous l’armoire, qu’un enfant peine à ramasser dans une seule main

*

« L’épreuve qui cause l’écriture, c’est qu’aucun outillage verbal discursif ne dit avec justesse la singularité de l’expérience que chacun de nous fait du monde. Cette expérience est sensoriellement chaotique et intellectuellement inorganisable. Elle inclut, certes, les savoirs et les opinions rationnellement formées — mais au moins autant les «sédiments corporels» obscurs déposés en nous par nos vies. Elle contient les formations de nos inconscients. (…) La rumeur de cette expérience gronde en nous et demande à être nommée. Mais le lieu commun rationalisé de l’idiome socialement partagé ne peut former d’elle que du semblant inaccompli, inadéquat : du faux. » [3]

Christian Prigent

*

Entre 1880 et 1900, le photographe Edmond Bénard édite la série des « Artistes chez eux », dont un portrait en pied du peintre américain John Singer SARGENT sur papier albuminé.

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Bel exemple parmi d’autres d’une mise en scène raffinée où l’artiste prend la pose, à la conjonction des lignes droites de l’atelier, lui-même en frac, figé dans l’axe des verticales – plis des rideaux, montants du chevalet à socle, cadre derrière lui du « Portrait de Madame X », femme d’un banquier parisien, sur l’alignement parfait des lames cirées du parquet.

Disparues toutes traces matérielles de l’exercice d’un métier, chiffons, brosses, huile de lin, colophane, diluants ou taches de couleurs…

La résidence virtuelle : invitation à faire visiter l’« atelier d’écriture » ; improbable reconfiguration d’une identité pour le moins floue, exhibition de l’intime du travail qui porte à proposer de frauduleuses mises en scène — et à s’esquiver.

À trier « le bon grain de l’ivraie » ; loin de là, l’écriture prend ses quartiers dans l’ivraie, dans le « bois-mort » que produit le travail poétique, au cœur de l’extravagant attirail de la langue.

Trier donc comme s’il fallait ne rien laisser traîner. Ranger sa chambre.

*

S’il y avait un rapport d’analogie plus approchant à suggérer entre une œuvre visuelle et le lieu de l’écriture – lieu intérieur avant tout, ce pourrait être le tableau de Ludwig Meiner, daté de 1913, « Moi et la ville » ou un de ses dessins de la même année, Rues ivres avec autoportrait, représentation d’un univers intérieur titubant où penche dangereusement l’enfilade des maisons – château de cartes près de s’effondrer.

Visage halluciné du peintre au premier plan ; et comme une excroissance de son crâne, le chaos d’une ville fracturée de partout; pièces saisies en masse compacte d’un jeu chamboulé, aux angles et lignes brisées qui tiraillent douloureusement le regard, l’obligent à marquer le pas sous l’échevèlement du ciel et des fumées industrielles.

Ecrire : accepter « d’y aller voir » dans ce désordre intérieur, comme dans celui du monde, sans « prendre la pose », en abandonnant toute idée de mise en scène.

*

Ecrire tête baissée, comme à tâtons dans un tunnel.

un pas vient dans l’autre, le corps se mêle à l’invisible d’une toile noire; ni premier ni second plan pour aiguiller la raison, une même pensée qui sonne mat, engourdie sans levier; ne reste qu’à suivre la rangée de tirets livides en suspens, les néons sales ; à frôler ces dépôts de ténèbres rencognées, les engins de déblai, une fois encore on est en passe de ne plus savoir où; la montagne s’égoutte, insiste dans nos têtes, par une échancrure brasille le lait glaciaire au terme d’un couloir d’herbe, tout en bas

(extrait d’un texte en chantier)

*

Au lendemain de la nuit du 13 au 14 novembre, je tombe sur ce poème de Fawzieh Rahgozar mis en ligne le 7 janvier 2015 après l’attentat de Charlie Hebdo, sur le site La Pierre et le sel, Actualité et histoire de la poésie.

En voici quelques vers:

Il tue

(…)

Il n’est pas anxieux

Il est vide

vide de lui-même

vide de lumière

Il jouit

de l’odeur du sang

Il est peut-être une mauvaise prière

Il est sans larme

Il ne sait pas la douleur de mourir

Il jouit

de la vengeance

Il se pose sur le rocher de la nuit

Et les ténèbres le réjouissent

(…) [4]

*

Jura (ébauche)

par la pierre bossue, l’herbe aux mèches hirsutes, poissées de paille et de bouse prendre de biais;

les bois mis en défends par l’ouvrage à se casser les reins des muretiers;

levée à bras d’hommes – doigts meurtris, ongles bleus – de la saillie calcaire, longue épine osseuse, brèches menées au cordeau à travers les pâtures;

croule sur la terre noire le cailloutis de remplissage où le flanc râpeux du bétail;

à perte de vue la lumière éraflée, crantée sur l’arête grise, dénonce l’arrivée d’un vent glacial

vers les gisants de l’ombre tirés loin des lisières

[1] Valère Novarina, Le Discours aux animaux, P.O.L., 1987.

[2] F. Ponge, Le Carnet du bois de pin, Mermod, 1947.

[3] Christian Prigent, DELEUZE/ « POESIE », Les Incitations, en ligne sur Sitaudis.fr

[4] Texte inédit en français, traduction Leili Anvar, publié dans Guerre à la guerre, © Bruno Doucey, Collection Poés’idéal, 2014.

 


Troisième intervention : 5 janvier 2016

Du plus visible vers l’intérieur, partant des tissus externes, nœuds, inclusions d’écorce, des blessures plus ou moins profondes — y porter la main;

piquer, frotter, retrancher; dans l’embarras des copeaux, des grattures et retailles, un constant travail de déblai : le tout venant d’un matériau prosaïque et friable ;

sous la gangue infiltrée par les sels de déneigement, les particules de plomb ou de zinc – au préalable la soulever, la détacher;

première strate ligneuse aperçue ; zone claire, crevassée d’une matière à réflexion. 

*

Giuseppe Penone, Cedro di Versailles, 2000 – 2003, cèdre, 160/630 cm : une photo de l’artiste montre celui-ci engagé jusqu’à la taille dans le tronc monumental du cèdre qu’il a entrepris d’évider.

En 1999 les tempêtes de décembre ravagent une bonne partie des arbres du parc de Versailles.

G. Penone, dans une vente aux enchères organisée en octobre 2000, acquiert deux de ces arbres, dont un cèdre datant d’avant la Révolution.

Il s’agit pour lui, en excavant au ciseau l’imposante pièce de bois, de libérer la structure initiale, la forme antérieure de l’arbre : une frêle silhouette, émouvante en regard de l’épaisseur du tronc qui la contient.

*

Une question lancinante, l’écriture s’en empare, cherche à entrer dans son vif, à s’instruire de son origine ;

se fait mise à l’écoute de ce qui exaspère les efforts de la volonté, laisse chancelant, indigne et voué à la dissonance ; elle s’enfonce dans le taillis des faims, des douleurs et des hontes, y ouvre des sentiers par lesquels elle tire le fil ténu de sa progression ;

elle tâche de même à retenir l’incandescence des minutes qui brièvement nous ravissent à l’encombrante et triste assignation à soi ;

brusques sollicitations du monde et des choses, suspens de la pesanteur des jours, de l’anxiété, des détresses ; retrait fortuit de la laideur : cet « état de poésie » approfondi par G. Haldas, celui des « minutes heureuses » — il emprunte l’expression à Baudelaire;

pourraient y suffire un pétillement d’allumette, la foulée furtive d’un renard sur la neige ; et l’on se sent soulevé, apparié comme par miracle à ce qui nous entoure.

*

Écrire par extraction, taille et retaille, jusqu’à voir se profiler une esquisse rudimentaire, les lignes de force innervant l’existence en profondeur ;

essayer de réinventer la souche rameuse, les premières racines et enfourchures ; approcher le plus serré du bois de cœur — du bois parfait, les débuts de la conscience chaotique sur laquelle viennent s’imprimer sans filtre les pulsations du monde ; où tout paraît prendre feu de la douleur et de l’ivresse ;

remise au jour de l’être en situation de découverte : la lumière oblique sur le sol d’un poulailler, au carreau d’une étable le reflet bleu d’une montagne.

*

La vie rassemblée avec force, qui nous traverse, véhémente, incisive ; celle que traduisent les fragments d’Ostinato répondant au vœu de leur auteur de garder intacte la voix de l’enfant qu’il a été :

Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.[1]

Saisie des instants où s’exprime le « ravissement de vivre », l’inépuisable joie à se porter au-devant du monde et des choses — vers le « dehors », qu’il soit ciel où se défont les nuages ou art hivernal occasionné par le fardeau floconneux de la première neige sur les branches au retour de l’école :

Gisant à plat sur le dos la tête pendante au bord de la falaise, les nuages d’arrière-garde qu’il voit entre ses genoux ouverts se démembrer, s’amenuiser dans l’air bleu comme absorbés à la façon des oiseaux par la pureté de l’espace.[2]

et

La neige est venue poser sur les bois son fardeau floconneux, tailler le long des branches de fines sculptures qu’au retour de l’école les enfants font craquer comme du sucre sous leurs doigts gantés de laine. Plus légers que des anges, le visage transparent de plaisir, ils s’en vont galoper sur la prairie cristalline (…) [3]

 

Conjointement à la volonté de clamer l’horreur sans appel de la guerre et ses atrocités, stigmates d’un mal absolu,  et de la rapacité humaine.

*

Débrutir une langue informe ; battre et compresser les mots, les fondre en une phrase qui se voudrait imputrescible, résistante à la menace qui pèse de l’effritement de toute chose — s’il pouvait n’y avoir, en fin de compte, presque rien à en jeter…

*

Loin de la surface descendre vers les fondements anciens: ainsi de ces ruines vues du ciel qu’évoque P. Quignard dans Le nom sur le bout de la langue:

Vues d’avion, des champs de céréales laissent affleurer parfois l’ombre humide de ruines passées que nul ne désenfouira parce que aucune appropriation ne peut être tentée sur des terres aussi vastes et aussi riches. [4]

Quête chez lui de la mémoire la plus lointaine, démarche d’exhumation dans l’approche obsessionnelle du « jadis ».

*

A contre-courant de l’immédiat, s’orienter vers ces soubassements peu à peu résorbés – ces murs de pierres parés de mousse verte entre les troncs, bientôt disparus; remettre au monde les formes antérieures ;

Quignard encore :

(… ) deux amnésies errent en nous : l’origine et l’enfance.

 

*

 

Dans l’ouvrage collectif consacré à Giuseppe Penone et publié sous la direction de Laurent Busine [5], Didier Semin déplore l’entêtement du monde contemporain à questionner davantage la signification des œuvres d’art, plutôt que la façon dont elles ont été faites. Démarche hâtive, selon lui, et qui pourrait manquer son objet, à laquelle il choisit d’opposer l’interrogation des processus dont ces œuvres sont le résultat.

En excavant le bois d’un tronc ou l’épaisseur d’une poutre industrielle, le ciseau de Penone révèle les anneaux de croissance de l’arbre, recrée sa forme primitive et rend visible l’intime mesure de la durée.

De même la lecture d’un texte poétique pourrait-elle se ramener à un travail d’investigation d’une essentielle patience, attelé à la découverte, par l’observation du traitement du « matériau de fabrication », d’un rapport au monde singulier.

[1] L.-R. Des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1997.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] P. Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P.O.L., 1993.

[5] Laurent Busine, Giuseppe Penone, Actes Sud, 2012.

 


 Quatrième intervention : 6 février 2016

« Je cherche le lieu où il n’y a pas de langage. »

Jeanne Benameur [1]

Dans l’émission « Entre les lignes », RTS, jeudi 3 décembre 2015, J. Benameur rend compte de son approche de l’état d’infans qu’elle tente de ressaisir par l’écriture ; ce temps de l’existence où l’appréhension du monde s’opère en tout premier lieu à travers les perceptions, à travers le corps ; une recherche qu’elle ne peut mener qu’avec les mots, dit-elle, étant « entrée » comme chacun d’entre nous « dans l’alphabet ».

L’infans ancré dans l’immédiateté des choses, susceptible d’éprouver sans réserve les présences du monde, ses tressaillements, déflagrations et turbulences, quand la vie jette son feu, dût-il s’en trouver abasourdi, grisé par une fièvre singulière, restée le plus souvent silencieuse, et où sa solitude trouve à s’héberger.

À la source de l’écriture poétique, ce désir d’une aptitude recouvrée à s’inscrire dans le corps du monde, et du monde naturel en particulier.

*

La saison manque à ses visages ; lumière ferrugineuse, engorgée dans ses oripeaux, bourbe et brouet de feuilles ;

d’éponge brute les sentes forestières avariées, tournées en eaux troubles;

réplétion des fosses argileuses : échapper au marasme, à l’imminent péril de se laisser déglutir ;

une irréversible pesanteur, des images suries, menacées de croupissure.

*

Je m’imaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas, toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que d’autres ombres naissaient à chaque instant des arbres, prenant la place de leurs aînées défuntes.

E. Poe, Nouvelles extraordinaires, « L’île de la fée », traduit par Baudelaire.

Dans L’Eau et les rêves [2], G. Bachelard commente ainsi la rêverie matérielle du poète américain :

« À chaque heure de sa vie la forêt doit aider la nuit à noircir le monde. Chaque jour l’arbre produit et abandonne une ombre comme chaque année il produit et abandonne un feuillage.

[…]

Tant qu’elles tiennent à l’arbre, les ombres vivent encore : elles meurent en le quittant ; elles le quittent en mourant, en s’ensevelissant dans l’eau comme dans une mort plus noire. »

 

*

Compresses oxydées, fangeuses nippes, se défont loqueteuses les pistes cavalières fourragées de rigoles ;

une lymphe noirâtre, s’y tenir ; sans s’y enferrer, ni se mettre à la solde d’une dommageable gravité ; quels verbes pour se tirer au sec ?

le mot puisard ? tout au plus une hyposthénie qui s’épancherait à fond de cale – noyée dans l’ornière du suffixe ;

ou une adresse à délivrer néanmoins de cette macération d’ombres froides, de leurs écoulements tanniques, l’imperceptible langage sous les feuilles d’un monde qui, selon toute apparence, n’en finit pas de se taire.

*

Dans la Préface de la Comédie intime [3], ces propos de Bernard Noël cités par Stéphane Bikialo :

pour lutter contre la transparence généralisée et totalitaire, que les médias installent sous la forme du consensus, il ne nous reste que l’opacité du poème. Parce que l’obscur est inconsommable.

Et Florence Trocmé d’ajouter, dans le bref commentaire qu’elle publie de cette réflexion sur son site personnel, le flotoir du 3 novembre 2015 :

L’obscur est inconsommable, la poésie, seule peut-être de tous les arts avec la musique, ne peut être objet de spéculation.

*

Raflant la lumière, une infatigable soufflerie baratte le ciel fuligineux, hérissé de grésil ;

forge qui s’active à désenchaîner la froidure de ses hardes – d’est en ouest de blêmes étincelles ventilées;

pressantes battues de la grisaille et rien pour faire obstacle à la verse des hauts fûts ;

oscillantes flèches, quenouilles bitumées s’embruinant sous les rouleaux de nuages – et tergiverse leur chute;

le nord mis en fuite dépêche ses cavales bourrues.

*

« L’éclairage électrique en nous désapprenant à voir dans la pénombre, à y être chez nous, dérobe toutes les pensées et sentiments des choses qui auraient trouvé à y prendre forme, à s’y discerner bientôt. »

Baudouin de Bodinat, Du fond de la couche gazeuse, 2011-2015, Fario, 2015. [4]

Lu cette réflexion au début du dernier ouvrage de Baudouin de Bodinat, où l’essayiste approfondit, dans la ligne des courants anti-industriels d’après-guerre, la vision inquiète et désenchantée du monde contemporain dont il avait entrepris de dresser un premier inventaire dans La Vie sur terre [5].

Une critique sans appel de l’essor d’une technique qui, au fil des décennies, s’est imposée à l’homme comme l’équivalent d’un milieu naturel.

Vouée à des impératifs d’efficacité et de rendement, celle-ci vise à s’affranchir des contraintes du monde matériel perçu avant tout comme encombrant, faisant obstacle à la vitesse et à l’exercice d’une sacro-sainte liberté :

… tout ce rebutant de cabinets d’aisance, de poêles à charbon, de cuisines sans frigo ni détergents, et les parcimonies d’éclairage…

Par les ressources illimitées de l’hyperconnexion, l’homme faussement délivré de sa sujétion à l’espace et au temps se découvre confiné dans une Urbs géante, véritable cage de Faraday psychique, sphère close régie par le dogme singulier du paroxysme (… foule bruyante à se bousculer, crédule de tout essayer des sensations nerveuses proposées en animation, avide de ces visions magiques dont on la bonimente).

Impossible pour lui, ou peu s’en faut, de déroger à une omniprésente promiscuité ; de gré ou de force il se trouve « relié » en permanence à travers les connexions toujours actives en influence sur soi, hors desquelles il s’exposerait à ne plus être à même de vérifier sa propre existence.

Sommé de réagir en temps réel au harcèlement plus ou moins hystérique des sollicitations de tout acabit, il se voit distrait sans relâche de sa perception immédiate du monde sensible, celui où les choses figurent plus solides et durables et intelligibles, visiblement plus elles-mêmes (c’est B. de B. qui souligne).

Il semble que seuls un cataclysme ou une anomalie dans l’ordre attendu des événements puissent rendre à l’homme la conscience d’un monde à sa dimension, d’un monde ancien et familier, comme l’éruption en 2010 de l’Eyjafjöll qui, en perturbant l’ensemble du trafic aérien par l’épaisse propagation de ses cendres et vapeurs d’eau, permit à quelques-uns sur le continent de retrouver le bonheur de belles journées ici sous les couloirs vides, sous le ciel restitué à lui-même […], au vent paisible poussant ses nuages vers des lointains continentaux, aux voiles vaporeux de rêveries en altitude […]

Ainsi serions-nous devenus redevables à d’aléatoires turbulences au sein de la régulation de l’ordre planétaire pour éprouver à nouveau, et comme par miracle, le sentiment de notre existence dans le monde.

*

L’activité poétique ne peut qu’être résolument indocile aux préceptes d’un environnement qui accapare notre attention, resserre autour de nous l’imbroglio des injonctions diverses, des slogans, nous contraint d’écoper jusqu’à saturation l’émiettement d’intarissables soliloques, hébétés au sein d’une multitude jacassière.

Pour s’en abstraire – d’une abstraction qui n’a rien d’un mesquin repli sur soi, bien au contraire, il lui faut de plus en plus jouer de subterfuges, se tenir à l’affût des parcelles de temps et d’espace où il soit loisible à qui en ressent la nécessité d’éprouver à nouveau une présence aux choses et à soi, une aptitude à vivre le monde de l’intérieur, et ce faisant, de se ré-ouvrir à l’extérieur.

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La neige enfin, ses champs cloutés de paille ; roides nervures, fondrières vitreuses.

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Eblouissante découverte – si on peut dire, des images nocturnes de la photographe néerlandaise Awoiska van der Molen.

Terres volcaniques de la série « Terra di Dio », paysages d’une obscurité compacte où vibrent des lueurs d’obsidienne; noires phosphorescences venues frôler des sols granuleux, des basaltes ;

soustraits à la vue, du bord d’un champ résorbé en un tassement de brouillard, des labours anthracites ;

ténèbres ourlées de silencieux affleurements — fibres, soies luminescentes ;

houille de la nuit retournée que frise un impondérable faisceau lunaire – des feux de route ?

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Sur la question de l’ « obscur » ou de la « noirceur », je repense à cette réflexion de S. Dupuis dans sa résidence virtuelle (intervention du 24 juillet 2015) à propos des Outrenoirs de Soulages exposés à Rodez ; réflexion dont j’imagine qu’elle pourrait s’appliquer peut-être aux photos d’Awoiska van der Molen :

Les Outrenoirs : icônes profanes de notre temps. Parce qu’il faut peut-être en passer par le noir – par la privation de lumière la plus radicale, pour commencer d’apercevoir une lumière autre, issue de l’obscurité même, ou (selon les termes du peintre) comme « encagée dans le noir »…

 

Michel Leiris, dans Aurora, cité par Bachelard dans La Terre et les rêveries du repos [6], donne de la couleur noire cette définition:

… loin d’être celle du vide et du néant, (elle) est bien plutôt la teinte active qui fait saillir la substance profonde (c’est moi qui souligne), et, par conséquent, sombre de toutes choses.

Dans cette même intervention, S. Dupuis enchaînait:

(De la noirceur désespérée si souvent reprochée aux textes de Beckett, Peter Brook disait que « le désespoir met en jeu l’anti-désespoir » : ainsi Beckett « ne se délecte pas dans un ‘non’ facile, mais fabrique ce ‘non’ intransigeant dans l’étoffe d’un désir insatiable de dire ‘oui’. Le ‘oui’ de Beckett est invisible, comme l’est la ‘foudre noire’ de William Golding ».)

 

Un vrai bonheur à lire ce commentaire…

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Début 2014, O. Fix, des Editions du frau à Bélinay (France), adressait une proposition à ses auteurs : écrire un texte pour une nouvelle collection de livrets (10/14 cm) intitulée Bêtes noires, conjuguant le travail d’un plasticien et celui d’un poète.

Sollicitation engageante devenue prétexte à ouvrir un nouveau « chantier », où l’écriture doit prendre en compte les paramètres de ce format (nombre limité de pages et de caractères). Un des fragments pourrait être :

leur soupir poisse épais l’encoignure ; traîne verte, effilochée sur la paille, la salive du foin ; une nébuleuse pensée s’enclave dans le flanc revêche ; accroupi, ongles noirs poignant l’outre velue, peu probable ici de s’anéantir ou se perdre ;

flairant la lune d’hiver – dans le seau en inox un clair de lait bourru, gravitent alentour les ténèbres de décembre

                                                                                                               étable

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Autre réflexion de Baudoin de Bodinat qui s’impose, parmi tant d’autres, à mon attention : les cartographies satellitaires montrent que seul un quart de la population du globe dispose de nuits encore assez nocturnes pour qu’y figure la Voie lactée ; il en découle que pour une large majorité des humains, leur passage ici se sera déroulé entièrement l’âme vide de cette nuit-là cosmique.

Et il poursuit :

… seules de très vieilles personnes pourraient se souvenir encore d’avoir contemplé jadis, par ces nuits d’automne du monde d’avant (…) par-delà le planétarium des constellations en mouvement, ce poudroiement stellaire : l’univers infini où existaient alors aussi ces rues terrestres éteintes avec leurs arbres, leurs jardins, leurs maisons faiblement éclairées de l’intérieur.

Le commutateur positiviste de l’éclairage électrique en effaçant brusquement la songerie, fait disparaître les présences invisibles qu’on pressentait autour de soi, nous conduit à oublier la dimension mystérieuse du monde et ses profondeurs cachées, nous installe dans la croyance que ce monde est clairement lisible et perspectif, nettement délimité, dépourvu d’extérieur à lui-même (c’est moi qui souligne).

Ce monde d’avant, Baudoin de Bodinat y revient, non pour en faire un objet de regrets clos sur lui-même et nourrir la conviction apathique qu’un tel objet n’est que chimère vouée à toujours lui échapper, ni pour conforter en lui un désenchantement atrabilaire.

Il y revient pour montrer au contraire comment sa nostalgie révèle une faim de l’âme, comment seule elle peut nous conduire où l’on pourrait enfin – comment dire ? devenir le même (c’est l’auteur qui souligne).

Pour lui, contrairement au regret qui est de choses, de réalités n’ayant plus cours, la nostalgie poursuit ce à quoi donnaient accès ces choses.

On se méprendrait en la taxant de passéisme ou d’impulsion régressive.

Elle est plutôt élan heureux et spontané, impérieuse nécessité de répondre à un appel soudain et insistant, tel celui qui résonne subitement dans une lumière de soir illuminant les façades à l’ouest, là-bas, en haut de la ville immense ; ou c’est en descendant de voiture l’odeur de l’automne, de pommes tombées dans l’herbe, de fumée sortant des cheminées (…)

Toutes ces vieilles impressions maintenant à déchiffrer et qui viennent signifier toujours :

Il y avait une autre destination – qui aurait fait une autre destinée, à mieux y coïncider avec soi, où il n’y aurait pas à s’éprouver si incomplet et fourvoyé, à toujours entendre cet appel sans pouvoir y répondre, à toujours ressentir cet élan empêché dans la poitrine.

Cette faim de l’âme, ce besoin essentiel, ou cette ardeur qui nous portent à vouloir approcher la « substance » des choses, nous orientent vers des émotions enfouies, ne sont-ils pas, parmi d’autres, des éléments qui participent de l’écriture poétique ?

Telle la nostalgie décrite par Baudoin de Bodinat, celle-ci serait baguette de sourcier s’attachant à déceler sous les circonstances du monde phénoménal les racines de l’existence hors de vue de la raison, les prémonitions d’une autre vie à gagner.

… la nostalgie ne nous tourne vers le passé qu’à la recherche de nous-mêmes, de ces impressions encore intactes en nous, de quelque chose entrevu alors, de ces intuitions qui sont restées depuis à nous attendre comme des pièces fermées et dont il faudrait maintenant aller ouvrir la porte et pousser les volets.

[1] Extrait d’un entretien paru dans Le Matricule des anges, février 2011, cité par W. Irlgoyen dans « Entre les lignes », RTS, jeudi 3 décembre 2015.

[2] Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Paris, J. Corti, 1942.

[3] Bernard Noël, La Comédie intime, Paris, P.O.L., 2015.

[4] Baudouin de Bodinat, Du fond de la couche gazeuse, 2011-2015, Paris, Fario, 2015.

[5] Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, 2 tomes, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996 (tome I) – 1999 (tome II).

[6] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, J. Corti, 1947.