Chappuis

« Entre auteur et lecteur, rien de plus qu’une liasse de mots, qui sont tout ; entre eux, l’insaisissable. Le livre comme tel, son succès ou insuccès, son public, cela ne les concerne pas personnellement et, si important cela soit-il, demeure au second plan. »

Pierre Chappuis est né en 1930 à Tavannes, dans le Jura bernois. Il vit actuellement à Neuchâtel. Auteur de nombreux livres de poèmes depuis 1969, d’abord en Suisse (La Dogana, Empreintes), puis chez José Corti à Paris, il a également publié des réflexions sur la poésie ou des poètes (André du Bouchet). Son prochain livre à paraître, Dans la Lumière sourde de ce jardin s’inscrira dans une série de publications et de reprises : Dans la foulée (José Corti, 2009), Comme un léger sommeil (José Corti, 2009), Muettes émergences, (José Corti, 2011) ; et en poche : Eboulis & autres poèmes précédé de Soustrait au temps (Empreintes, 2005). Pierre Chappuis a été le lauréat de prix littéraires prestigieux en Suisse : le prix Schiller 1997 et le Grand Prix C. F. Ramuz en 2005.

© Pierre Chappuis. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l'auteur.

Première intervention : 9 novembre 2015

1.1

« L’esprit de la résidence virtuelle consiste à entrer dans votre atelier, à être en contact avec vous, par vos textes, sans devoir fournir un journal », m’écrivez-vous, cher Antonio Rodriguez, mettant le doigt sur un point délicat, sensible.

Filmé dans son atelier, le peintre Tapiès, tout à ses préoccupations, ignore, feint manifestement d’ignorer la présence de la caméra, même lorsque, braquée sur lui, elle intercepte le regard qu’il prétend jeter à distance sur son travail. Ponge, à l’opposé, recevant une équipe de la télévision, commençait par attirer l’attention sur le magnétophone posé devant lui et n’apparaissait qu’une fois montré son propre buste (par Fenosa), manière tant de s’amuser d’un amour-propre notoire que, plus foncièrement, de nous tenir clairement à l’écart comme des étrangers, non comme des connaissances ou des amis, pour prévenir tout malentendu.

Par définition, pas de distance mesurable entre auteur et lecteur, pas de terrain d’entente : toute vraie lecture implique que l’un s’empare de toute la place laissée libre par l’autre, s’appropriant sans réserve ce qui lui était destiné. Leur rencontre, accidentelle, relève toujours d’une erreur de parcours, voire de l’indiscrétion. Pour profitable qu’elle puisse être — exceptionnelle, j’insiste —, elle les tient en dehors de la zone secrète, essentielle, commune dont ils désireraient se rapprocher, les réduit à un naturel de commande, conscients, inévitablement, du rôle qu’ils ont à jouer l’un envers l’autre. Le moins est de l’assumer pleinement. Pas de laisser-aller aux « vantardises de l’individu » (René Char), d’allure débridée ni de textes (c’est votre mot) à l’évidence menés jusqu’à leur point d’achèvement.

Te voilà averti, lecteur (pour une fois interpellé) fort loin sans doute d’imaginer les bredouillements, piétinements, repentirs ayant présidé à l’élaboration de cette première page, soit en réalité le lent cheminement d’une pensée — de la conscience à l’affût — soumise aux caprices des mots, à d’inattendus, de fragiles échos et débouchés. Ainsi, dans son instabilité, un kaléidoscope. Dans l’impromptu de propos tenus à bâtons rompus, la liberté aura sa part.

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1.2

« Je me présente » : la forme pronominale dit tout.

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1.3

Filant droit devant eux à toute vitesse.

Quelle hâte, dans ce calme ?

Leurs lignes serrées, parallèles, la lame ébréchée de l’ombre les entaille à coups répétés.

Dans ce calme, quelle inquiétude ?

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1.4

Filant droit devant eux à toute allure (quelle hâte, dans ce calme ?), leurs lignes serrées, parallèles, la lame ébréchée de l’ombre les entaille à coups répétés (dans ce calme, quelle inquiétude ?).

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1.5

Même lancé à corps perdu dans sa lecture, avide, impatient de s’évader dans l’imaginaire, le lecteur n’est pas toujours coupé totalement de ce qui l’environne. Telle, au temps de l’enfance, ma lecture des Enfants du capitaine Grant, inséparable pour des années (du moins l’épisode de la traversée des Andes) de l’impromptu de Schubert que ma sœur s’exerçait alors à jouer.

« D’habitude, je ne prête pas attention au lieu où je lis » (Pierre-Alain Tâche, L’ombre d’Hélène), cela pour dire qu’au contraire Dans les Années profondes, de Jouve, ne devait trouver plein épanouissement que dans un cadre approprié (cadre dit trop peu) : « Il me faudrait de hauts prés, des cimes bien plus rudes sur un ciel d’un bleu plus intense ; il me faudrait l’abrupt et le noir de l’abîme ».

En quête de ce qu’il peut reconnaître de soi, en clair ou chiffré, dans le miroir du poème, le lecteur, ici, déborde de sa lecture et, tout à la fois, se recentre ; étroitement se côtoient réalité intime et réalité ambiante vivifiées, tangibles l’une et l’autre autant que les mots eux-mêmes — l’équivalent, oui, de « l’espace tactile » dont Braque voulait qu’il soit celui de ses peintures.

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1.6

« Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres. » Du poème intitulé Les Nombres (lecture du temps de l’adolescence), gages de certitude obsédante autant que d’infini, seul me sera resté ce vers ayant valeur en soi, et seuls, d’entrée de jeu, les « Arbres raides dans le sol clair / Et ramures en sillages d’éclair ». Figure, non du mesurable, mais de l’innombrable, il fait de l’halluciné de Verhaeren le frère de « L’homme égaré qui ne sait où il va », de Charles d’Orléans, errant « En la forêt d’Ennuyeuse Tristesse ».

Ce vers, un sous-bois de résineux étroitement serrés, son inextricable enchevêtrement de branches et de ramilles plus ou moins sèches, parfois brisées, l’ont accueilli, du fond de l’oubli, dans le poème qui prendra place au sein de Dans la lumière sourde de ce jardin.

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1.7

Sombre et touffu

Obstinés pins noirs hostiles au plein épanouissement de l’été, serrés, étroitement regroupés, bois sombre et touffu ; sévère, leur ordonnance (rigoureusement, labyrinthe), mille branches sèches, mille brimborions inextricablement la contrarient, agrippés à des troncs émaciés.

Le regard même s’y égratigne.

*

Maniaque (« Je suis l’halluciné de la forêt des Nombres »), mon insistance à poursuivre un dénombrement qui n’aboutira pas.

À l’impossible (mêmes embarras, toujours), vouloir être tenu.

Dans ce qui n’est guère plus qu’une resserre de demi-jour, presque une casemate, tous parcours mentalement s’annulent.

*

Tumultueuse immobilité.

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Nota bene — Au lendemain du 18 octobre (NdR : journée des élections fédérales) : colère et consternation. Il nous manque un dictionnaire de tous les étrangers qui, dans tous les domaines, des tâches ingrates aux plus ardues, au plus élevées, nous ont peu ou prou changés, ont fait de la Suisse ce qu’elle est. Comment croire honnêtement à des vertus proprement helvétiques — intrus, les Helvètes eux-mêmes ! —, à sauvegarder à tout prix contre tout le monde (« l’enfer c’est les autres ») alors que, chaque jour davantage, tout n’est qu’échanges, influences, réciprocité, interdépendance ?


Deuxième intervention : 1er décembre 2015

2.1

« Je ne porte sur moi que les forêts d’automne » (René-Guy Cadou).

Vers isolé lui aussi, vivant de sa vie propre, résidu d’un dépôt alluvionnaire ancien — pour ne pas l’appeler lyrisme — dont il est par moments difficile de se défaire.

 

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2.2

Froissé.

 

Tant ballots d’ombres que déchirures lumineuses, tremblées.

 

Ciel renversé pli par pli lentement à la dérive.

 

[29 octobre, La Tène, 11 h (après retouches ces jours-ci) — indication relevée ici pour faire comme, quand, réservée à mon seul usage, elle est appelée à disparaître sans laisser trace de lieu ni de date.

Si tu t’interposes insidieusement entre mon calepin et moi, lecteur — voilà qui est déjà fait —, tout est perdu. Tu ne peux, pour ta part, que te rallier après coup. Hors de là, effraction, tricherie, aliénation.]

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2.3

Braque parle à propos de Chardin de « correspondances émotionnelles qui existent entre les objets » et à propos de Cézanne, d’une « proposition morale nouvelle de l’espace ». Les rapports à saisir, intuitivement — ainsi en poésie —, ne sont pas d’ordre intellectuel, ni pure affectivité (une proposition « morale »), agissant comme, en musique, les sons entre eux qu’il ne suffit nullement d’abandonner au hasard : « J’aime la règle qui corrige l’émotion ». Quelle règle au vrai dont je ne sais rien, quelle ordonnance sous laquelle les mots finalement se rangent sans rien devoir à la prosodie ?

[En cause là, pour Verhaeren à la frontière du vers libre, fût-ce incidemment par un chemin détourné, Les Nombres, vous avez eu raison, Antonio, de m’y rendre attentif, même si le poème n’y fait pas allusion.]

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2.4

Traversée d’une zone morte. Mots hélés d’une voix trop faible. Aucun écho.

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2.5

En ligne, troncs élancés

à longueur de chemin.

 

Mot à mot

réglant la marche.

 

Mesure et annulation du temps.

 

[De trop peut-être la dernière ligne.]

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2.6

Circonstance n’est pas événement comme si, au mépris de « ce qui arrive » par accident (la notion même d’accident toutefois…), le poème n’entendait garder que « ce qu’il y a autour », soit de moindres attaches laissant un vide central.

Aux antipodes — parlera-t-on de poésie ‘événementielle’ ? —, platement, sans prendre de distance : « Ils sont tous à faire de la chaise longue / Ou à jouer aux cartes / Ou à prendre le thé / Ou à s’ennuyer… » (Blaise Cendrars, Passagers).

Ailleurs, il est vrai, dérangée dans sa banalité même, la réalité quotidienne est vouée au renouveau, ses cales lui ont été retirées, elle glisse dans l’instable : « … L’homme a senti / au café du matin / sa doublure usée / à l’endroit du cœur » (Jean Follain, La barricade).

Circonstance, événement, pas de clivage (si ce n’est, tout au plus, pour mon propre compte). Il n’est que d’entrer en sympathie, fût-ce avec Les choses sans histoire (Le cose senza storia, titre d’un recueil de Fabio Pusterla).

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2.7

 

Brasier de novembre au couchant que traverse, se portant jusqu’à nous, un vent glacial.

 

Ou, déploiement ultime, rosier.

 

 

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2.8

Chercher à saisir dans et par les mots ce qui provoque en nous un éveil, lu dans le miroir aveugle de la conscience. « Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe » Rimbaud) : l’impossible, sauf à admettre que s’exprime ainsi (« trouver une langue ») le refus des formes établies et reconnues.

Toute phrase, toute bribe de phrase supposent arrangement, donc trahison — apprêt, endiguement — d’une matière sauvage. [Illusoire de croire plus immédiate l’approche de « celui qui ne peut se servir des mots » — le peintre, comme le désignait Bram van Welde —, lui aussi ayant à franchir, par les moyens qui lui sont propres, un fossé.]

Le poème ne peut que résulter d’une confrontation, d’un échange entre conscience claire et conscience obscure ; nous ne sommes pas loin du no man’s land entre sommeil et veille.

À l’appui (Pour un Prométhée saxifrage) la retouche, éloquente, que René Char n’a pas craint de nous livrer : « La seule lutte a lieu dans les ténèbres. La victoire n’est que sur les bords », venu corriger : « La lutte a lieu dans la lumière. La victoire a lieu dans les ténèbres. On ne peut renverser cela. Le jour n’a valeur qu’en hiver. »

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2.9

En retour, obscurité de la poésie reconnue jusque dans son évidence même pourvu que, prise dans le cercle de sa textualité, elle n’imite pas le chien courant après sa queue. Esther Tellermann, Sous son nom (Flammarion, 2015) :

Allions

                   de puits en puits

                   voulions trouver

                   les couronnes dans

                   les orgues de charbons

                      un chant

                      très loin

                   retenu dans

                   une coquille vieille

                   houles où se figent

                      les commencements.

 

 

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Nota bene — Tu te demandes, Sylviane (Résidence virtuelle, Journal d’atelier 2) si la Suisse n’est pas un pays habité par une « une étrange violence, le refoulement d’une folie possible… ».

Je vois surtout, au cours des siècles, se créer des liens de solidarité entre des communautés voisines mais à l’origine plus ou moins étrangères l’une à l’autre, de surcroît petites, face à un danger extérieur propre à les engloutir. De là, à la longue, un respect des minorités dicté par la nécessité, respect de l’Autre (est-ce trop dire ?) et sens civique.

D’où la désapprobation que rencontrent assez largement les campagnes et les méthodes de l’UDC façon Blocher choquant et bousculant les valeurs (mot galvaudé, trop souvent servant de « couverture »), les principes qu’elles prétendent vouloir sauver.

 

 

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Nota bene 2 — Attentats de Paris : le désarroi face au deuil, à l’horreur. Quelle réplique possible ? Malheur ! Le piège se referme diaboliquement sur nous. Aussi fondées, nécessaires, aussi empreintes de dignité et de retenues soient-elles, comment les manifestations de soutien — de si peu de poids, gestes et mots ! — ne feraient-elles pas le jeu des fauteurs de troubles dont les actes n’ont de sens que répercutés le plus largement possible ? Bien plus grave toutefois, un silence qui serait synonyme de torpeur. Mais… les souffrances, les vies brisées.

« Oui, je déteste la violence et je dois bien reconnaître qu’il y a de la violence dans cette détestation », J.-B. Pontalis et quelques pages plus loin (dans Un jour, le crime, 2011) : « Comment croire aujourd’hui à un Souverain Bien ? Qui oserait soutenir que “nul n’est méchant volontairement” ? Si c’était le Mal devenu le souverain ? Les preuves ne manquent pas. »

Ah ! Saint-François d’Assise!


Troisième intervention :  5 janvier 2016

 

3/1

 

                   … Comme il fut bref le souvenir de l’événement,

                   la trame, ce qui s’est exactement passé.

                   Mais ce qui s’est passé, l’événement, ce visage

                   ne connaît ni brièveté ni durée,

                   il a été, n’appartient pas au temps.

Roberto Mussapi, L’image, traduit pas M. Baccelli

 

 

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3/2

 

Intime, intimité, profondeur et autres : termes à éviter le plus possible, voire, au pire, à contourner.

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3/3

 

Champs hersés sous une première neige : Champs hersés de frais (la première neige), sol clignotant, hiver vagabond.

 

En avant !

 

 

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3/4

 

Champs hersés de frais (la première neige) ; scintillements au sol (vivement, zigzaguer) (vivement !) ; hiver vagabond (ah  !vivement emboîter le pas).

 

 

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3/5

Tenaillé par une idée fixe — idée, non, et tout sauf fixe —, une ombre, un fantôme de mots en train de divaguer. Qui fait mine de lâcher prise, réapparaît — non, s’insinue à nouveau— même et autre, exigeant de moi d’aller jusqu’au bout — mais de quoi ? mais où ? Là où le poème dépasse ses propres limites comme le paysage, l’horizon.

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3/6

Homère, « L’Aurore aux doigts de rose ». À celui qui était privé de la vue échut un rapport étroit avec le monde et tout autant, aveuglément, avec les mots comme si la poésie, toujours en avant de nous, refusait de se laisser prendre au lasso. « Là où vous ne savez pas, le langage, lui, sait » (Esther Tellermann).

Sot peut-être, de ma part, le sentiment d’avoir à répondre de chaque mot, quelque inopinément qu’il ait pu me venir (au prix parfois de longues attentes), par intuition ressenti juste.

« Tendu tout l’été, / l’arc du jour… » (dans un poème de Pleines marges). En anglais, bow (l’arc) ou arc (arc de cercle), voire arch ? Le traducteur John Taylor — doit trancher, auprès duquel je n’ai pas à faire état de ce que j’ai voulu dire, dorénavant lecteur au même titre que d’autres (je m’y efforce), sauf à me demander si les mots ne m’ont pas trahi, ou moi, eux.

[Merci, John, de tes questions précises, exigeantes qui, par un retour en arrière, m’auront amené à y voir un peu plus clair ici et là.]

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3/7

 

Merveille — vocation ? — de la musique : donner à entendre, allusivement, ce qu’elle ne saurait appréhender : Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, ou Ce qu’a vu le vent d’ouest.

Impressionnisme de Debussy ? Venus après coup, presque accessoirement (pour l’auditeur aussi), les titres de ses Préludes ne font que seconder ce que la musique a fait éclore en nous qui nous rapproche des choses. Brouillards, Bruyères d’une part, Les Tierces alternées d’autre part : c’est tout un, revenant au même ou, plus exactement, procédant du même.

 

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3/8

Unie hier encore, page blanche d’une entière fraîcheur dans la lumière du matin. Aujourd’hui usée, rétrécie, trous et fossettes partout, mais nulle trace de pas ; délabrée et resplendissante.

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3/9

En pente douce à partir de son i, telle une étendue au relief aplani par la neige, le mot hiver, sans heurt, se perd dans un souffle, bien éloigné de la morosité étouffée de décembre. Clair en somme, ensoleillé.

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3/10

 

Obscurité du poème en réponse à l’énigme du monde, de tout vivant dans sa singularité, de toute relation qui se noue, unique.

« …Ainsi s’appliquera-t-on à réveiller, dans le langage, la part de l’inconnu, à entailler délicatement le silence, à pratiquer en lui de discrètes incisions » (Marcel Raymond, Le sel et la cendre).

[À l’exception de quelques pages feuilletées ici et là, comment ai-je pu différer jusque très récemment la lecture de ce livre sur les rayons de ma bibliothèque depuis une quarantaine d’années, cela en dépit d’une dette envers celui qui, sans vouloir s’imposer, toute affirmation toujours assortie de sa part d’une possible mise en doute, fut, inoubliablement, un guide ?]

 

 

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3/11

« Ni ange ni bête. » Du coup les voici en cause simultanément, pôles opposés, indissociables, tous deux — avers et revers d’une même réalité — à notre portée bien qu’au delà des limites que nous nous reconnaissons tant qu’un transport ne nous a pas jetés aux extrêmes vers le haut ou le bas (en latin, indifféremment, altus) parmi les « signes du divin » pour les uns, plongés dans une « contemplation animale » selon les autres, extasiés au sens plein du terme.

La douleur, le plaisir que nous avons en partage avec les animaux, nous voilà par là même menés, souffrance autant que joie, jusqu’aux degrés de conscience les plus prenants.

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3/12

Champs hersés de frais, hiver vagabond à fleur de neige. Vivement, emboîter le pas !

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Nota bene — : « Donnez votre avis » — sur tout et n’importe quoi, n’importe quel sujet, en toute occasion, qui que vous soyez, comme on vous y invite partout sur la toile. Bien fait pour la liberté d’expression. Un vaste, un immense champ (j’en parle pour ma part par ouï-dire) s’ouvre néanmoins à des propos, à des jugements hâtifs, voire infondés ou, c’est peu dire, malveillants.

Prendre la parole — à autrui, quitte à la lui rendre — : l’équivalent d’occuper le terrain, d’avoir part au pouvoir, fût-ce illusoirement. Rien là de nouveau, n’était l’ampleur sans précédent du phénomène propre à accréditer, dans nos sociétés soumises au harcèlement du temps, le besoin de penser (est-ce encore le mot ?) et d’agir dans l’immédiat.

Quel effet, soit dit en passant, sur nos démocraties, susceptible d’en fausser les règles — démagogie pas loin — ou plutôt, dans la pratique, leur fonctionnement ?

[P. S. — Pour ne rien dire de la diffusion sauvage de mots d’ordre à l’origine de manifestations violentes. Ajouté au lendemain des événements de décembre à Genève ayant conduit à « prendre la rue ».]


Quatrième intervention :  1er février 2016

 

 

4/1

 

des deux côtés du chemin

respirent — en moi — les terres labourées

(Pierre Voélin, Des voix dans l’autre langue)

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4/2

 

« Hiver vagabond à fleur de neige » reste en travers de la gorge d’un ami. Que dire ? D’un brouillon l’autre, hiver vagabond s’est imposé comme allant de soi, sans réplique, à propos de champs hersés très provisoirement recouverts d’une légère couche de neige fraîche, autant de lignes où, d’ici au loin, le regard, sautillant, zigzaguait tout à loisir.

Étranger, volontiers déguenillé (neige inégalement répartie), venu on ne sait d’où sans s’être annoncé, un vagabond ne fait que passer, il ne va pas, camp volant, s’attarder (première neige, noté d’abord).

[Pour apporter confirmation, pareil examen des choses dans leur détail nuit en réalité à la saisie du poème dans sa cohésion interne, dans le jeu entre eux des éléments qui le composent. « Nous n’inventons rien en disant qu’une courbe et une droite agissent l’une sur l’autre, se modifient réciproquement. De même pour un plein et un vide, une ombre et une lumière, un noir et un blanc, un cylindre et un prisme… » (André Ramseyer, sculpteur, Paroles d’artiste).]

 

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4/3

 

« Andromaque, je pense à vous ! » Vous, pour éviter une familiarité trop promptement envahissante, possessive ; plus juste dès lors, dans sa visée, l’attention portée au malheur, à la misère d’une pièce à l’autre des Tableaux parisiens.

Cette autre — pauvre Ophélie ! si totale, sa détresse ! —. À corps perdu, hélas ! pas seulement le corps… À chaque crue, comme ce matin, à nouveau la voici emportée sans merci, elle et sa couronne de fleurs éparpillées, bientôt comme elles engloutie par une eau boueuse, muette, aveugle, où rien ne se réfléchit.

 

 

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4/4

 

Mots comme oiseaux — des corneilles — venus par prédilection se poser au faîte d’un arbre. Volontiers passent d’une branche à une autre, se croisent d’un froissement d’ailes, renouvelant sans cesse les échanges entre eux.

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4/5

 

Subsistent, à contre-jour, sur le versant d’ombre qu’elles animent, des traces de gelées nocturnes, déchirures dans la toile du matin.

 

 

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4/6

D’une seule voix, un quatuor à cordes — mais non, voix unes, plurielles. Si étroit leur faisceau, dût la tension devenir extrême entre elles par endroits. Se nouent, se dénouent, déploient en nous — miracle ! et bienfait du concert — le sentiment d’un total accomplissement.

Comme des dieux ! Les musiciens, à tort les met-on volontiers au-dessus de notre condition. Tellement humains au contraire que, nous semble-t-il, revenus parmi nous sur la pointe des pieds, sans bruit, sans déranger personne, les dieux eux-mêmes ont pris place au fond de la salle, jaloux de pareils moments privilégiés toujours déjà en train de se dissiper, porteurs de leur propre ruine.

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4/7

En désespoir de cause. « Taillis, forests, rivages et fontaines, / Arbres, prez, fleurs, dites-le luy pour moy. » Déserté par les dieux et — nymphes et naïades — par les génies, accessibles à notre langage en lesquels tout, heureusement, s’incarnait, le monde pour nous est muet. Vivant, mais d’abord, dès l’abord exigeant de nous expatrier de nous-mêmes — manière par ailleurs de rapatriement. Pour nous (pardon d’y revenir), le silence devenu le véritable lieu d’échange, les mots ne font plus que lancer dans le vide une arche en direction des choses, sans les atteindre.

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4/8

« Je retrouve /…/ la pensée, mais tue, mise en sa place qui est celle du silence, je trouve le verbalisme remplacé par l’objet nommé, je trouve l’apparence de l’exaltation lyrique ou du désordre rimbaldien amené par la composition » (Max Jacob, Présentation de Pierre Reverdy à « Lyre & Palette », décembre 1916).

À un siècle d’écart, salut !

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4/9

L’apprentissage de l’écriture. Des pages entières d’exercices à remplir ligne après ligne, d’abord de la même lettre, puis du même mot. À ces efforts que sans doute on ne demande plus aux petits écoliers, à semblable application — une dépense physique — qui n’empêchait ni ratés ni ratures, je dois d’être plus à l’aise plume en main qu’au clavier de l’ordinateur où le manque de dextérité me rend d’autant plus indésirable la dépendance à l’endroit d’une machine.

Dans un calepin ou sur une page blanche, voire un moindre bout de papier, un mot, deux ou trois phrases sont griffonnées en un rien de temps (…aujourd’hui, je sais, les tablettes…). Même liberté dans le cas d’une lettre à un correspondant à joindre au loin (et non immédiatement, où qu’il soit, c’est-à-dire, abstraitement, nulle part) : la pensée va son train, pas question de retour en arrière, pas question de traitement de texte (si utile par ailleurs) permettant de tout remettre en question, reprendre contrôler, retoucher, même de fond en comble. Plus personnelle, vivante, plus près des mouvements intérieurs qui nous animent, l’écriture manuscrite est et demeure pour moi (autant regretter le temps des diligences ?) plus spontanée.

 

 

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4/10

 

Nuées, neige ni houle. Mer sur laquelle nulle embarcation ne s’aventurerait ; échevelée, hirsute. Vagues (au propre, au figuré), des vagues s’ourlent, se pressent les unes contre les autres (effervescence, mais figée), immobilisées, saisies dans leur bousculade ; lames, mais émoussées (étoupe), étouffées. Ou seulement écume. Mer de brouillard terne sous un ciel gris.

Effacé, recouvert — oblitéré, oublié, termes étymologiquement apparentés —, le pays qu’elle recouvre.

 

*

Du cahier à leur saisie sur l’ordinateur, de l’écriture manuscrite portant encore la marque de leur venue brouillonne (d’emblée trahie, néanmoins, leur insaisissable origine), de là aux caractères d’imprimerie usinés, rigoureux, anonymes, même si ces brèves notations n’ont été soumises qu’à un moindre toilettage, elles n’en ont pas moins subi une mue, du coup se lisent à distance, ayant pris le large. Autrement, pas de regard critique.

[Ainsi, à première vue, ici : trop appuyées, aussi pertinentes soient-elles, les associations phoniques ayant présidé au surgissement des mots, ou la dernière phrase, pesante quand elle ne devrait être qu’un filigrane.]

 

 

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4/11

 

Sombre dans le jour sombre.

Aveugle — eau en crue, boueuse, où rien ne se réfléchit. Muette — à peine, frôlant les rives, si elle étouffe quelque soupir. Bientôt aura noyé les pauvres fleurs dont la brassée abandonnée par une malheureuse s’est désunie.

Un lourd sommeil renfrogné l’entraîne.

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4/12

 

« Les nuages traversent la chambre au delà des cimes qui nous retiennent. La chambre abandonnée aux nuages… Les nuages laissés à la mer… »

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail

La chambre cesse d’être demeure, lieu fermé, mienne — mais le nous ? —, elle cesse de me circonscrire, ses limites élargies à d’autres, naturelles, appartenant au monde du dehors (« les cimes qui nous retiennent »). Abandon à l’instable (« les nuages »), au plus lointain (le ciel, la mer), infini (ailleurs : « l’infini des fenêtres ») avec lequel la relation est ambiguë : catastrophe ? gouffre (ailleurs : « L’horizon qui n’est plus une ligne fluctuante, mais la ceinture d’un cratère ») ? gage de renouveau (ailleurs : « Aveugle chaque nuit, naissante toujours ») ? voire tous les deux à la fois.

Peut-être, comme pour les autres textes appelés à la rescousse, s’agit-il ici aussi d’écriture « nomade et érémitique » toujours pour Jacques Dupin risquée, aventurée, ignorante, aveugle, de sa destination. Passive, la phrase elle-même : elle glisse, menée (« abandonnée aux nuages », « laissés à la mer »), formulée à demi seulement, n’ayant plus ses repères — pas plus que nous, lecteur, auteur — va se perdre dans le blanc de la page, dans le silence. En nous, peu à peu, son épanouissement.

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4/13

Allers et retours, repentirs, détours, attentes vaines ou raccourcis soudains : parentes — gageons-le — la lecture du poème et son écriture à travers des brouillons successifs, lecture d’amateur au plein sens du terme, à la fois errante et précise, heureuse, inquiète, aimant s’attarder mais aussi serrer de près, sorte de cabotage d’un mot à l’autre et d’un poème à l’autre du livre, voire au delà, tout de même que, de port en port, d’île en île, une navigation côtière. Trouvera à longueur de temps sa cohérence.

Semblable compagnonnage, à peine est-il besoin de souligner combien il est incompatible avec une lecture en ligne où tout est donné tout de suite, sans effort, où, saisi au vol quasi abstraitement, le texte défile devant les yeux, laisse de côté l’agréable (c’est mal dire) au profit de l’utile, dans la voracité de l’immédiat.

Vivant, le livre, lui, offre un support — au vrai beaucoup plus qu’un support — matériel, tangible, un espace aéré, vierge, d’une entière fraîcheur, propice à une mobilité non seulement dans les marges — les parages — du poème mais aussi, le traversant, entre les lignes, les mots, poème ayant pris corps, en concordance avec son lieu, non anonymement (comme noté ci-dessus à propos des caractères d’imprimerie par comparaison avec un texte manuscrit). En cause, tout au contraire, « un accord que le maître-imprimeur entend instituer avec les mots, le rythme, ou la phrase, le sens d’un texte et le grain, la texture d’un papier, le format, le choix d’un caractère et d’un corps, la distribution des signes sur une feuille » — Jean Laude, à propos de Guy-Levis Mano (GLM).[1]

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4/14

Venu le temps de refermer la parenthèse de cette résidence virtuelle où j’aurai feint d’être en ta compagnie comme (m’y efforçant) en celle d’un ami envers lequel on n’aurait pas idée de prendre la pose, lecteur, je te rends au livre, seul vrai lien entre nous inconnus l’un de l’autre.

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Nota bene — : Merci, Antonio Rodriguez, à qui, presque contre mon gré au début, je dois de m’être quelque peu écarté de mes propres chemins battus. En veilleuse du coup pour un temps, la crainte des redites, du tarissement volontiers lancinante, l’âge venu.

[1] De cela, près de nous, auteurs et lecteurs liés aux éditions Empreintes, François Rossel avait la pratique dès ses débuts, dans l’enthousiasme, la générosité du cœur, en poète, en ami trop tôt disparu. Tirons leçon de lui dans nos mémoires :

J’irai jusqu’à l’aube

                       Comme à la pointe de l’adieu.