yeux härri

J’aime les choses que l’on considère banales,

les petits riens, les « miettes » du quotidien,

parce qu’elles me semblent souvent en dire

davantage sur l’homme et sa relation au monde

que les concepts, les certitudes ou des mots claironnants.

Née en 1975, Silvia Härri enseigne l’italien et l’histoire de l’art à Genève. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes, Sur le fil (Ostra Vetere 2006), Balbutier l’absence (Samizdat 2010), Mention fragile (Samizdat 2014). Bon nombre de ses poèmes ont paru dans diverses revues littéraires. Elle a reçu le prix Studer Ganz 2011 et le prix de poésie des écrivains genevois 2012. Adepte de la nouvelle, elle est également la lauréate du prix Georges-Nicole 2013. Son dernier recueil Extravagances vient de paraître chez Empreintes. Sur quelles miettes du quotidien Silvia Härri va-t-elle se concentrer à présent ?

© Silvia Härri. Sauf mention contraire, la page est sous copyright de l'auteur. 

Quatrième intervention du 1er juillet 2015 

Carnet de Corse et d’Italie (extraits)

Été bercé par Ananda Devi, Le long Désir (Gallimard)

« J’entends vos questions et vos pénombres mais je n’ai pas de réponse. » (p. 55)

15.07.2014

Le libeccio a soufflé dans tes yeux, mêlé ton rire aux grondements des vagues sur les rochers. La danse des nuages dans le ciel n’a jamais été aussi cadencée, course folle de moutons gris et noirs (après quoi ?), déjà en route vers de lointaines îles.

Ce sable, toujours et partout, dans la nuque, les narines, les oreilles, dans la bruyère et les genêts, sable qui crisse en bouche, parsème corps et cheveux, contre lequel il est impossible de lutter.

Tu ne sais rien de sa menace, de ses promesses d’aridité, de ses grumeaux secs de vie qui s’effritent sous les pieds. Rien non plus de la morsure de la raie derrière l’écueil ni des pièges innombrables de la mer. Quand on te demande si elle est bonne, tu réponds : « Je ne sais pas, je ne l’ai pas goûtée ».

16.07.2014

Enfin le vent est tombé, la chaleur du sol s’est levée et nous a enveloppés. On ne vit qu’à l’ombre des parasols, des rochers ou des pins du maquis. Un cormoran s’est aventuré dans la crique, a pêché le poisson que tu essayais d’attraper avec ton seau rouge, s’en est allé plonger plus loin.

Nous avons joué parmi tous ces fins coquillages qui abritaient une nuée de bernard-l’ermite, dont les pattes minuscules sortaient de leur cachette quand tu les prenais dans ta paume.

Avoir le même destin qu’eux. Vivre à l’abri de n’importe quelle coquille, une tanière toujours autour de soi. N’être jamais assez nu, innocent ou frêle pour sentir combien la mer est froide, corrosif le sel et sournoise la méduse.

18.07.2014

Poissons noirs glissant entre les rochers, plus vifs que l’éclair. Tu tentes de les attraper avec une épuisette plus grande que toi, en équilibre sur un rocher. C’est bien après que tu comprendras que ce que tu poursuis de toutes tes forces n’est autre que l’ombre de ces poissons translucides projetée sur l’écran de l’eau.

Quête obstinée de cette mouvante illusion.

Qui nourrit.

Souvenir de cette poésie d’Ungaretti, Vanità, dans l’Allegria (vv. 7-16) :

E l’uomo

curvato

sull’acqua

sorpresa

dal sole

si rinviene

un’ombra

 

Cullata e

piano

franta

                                                     ***

Rocher poli en forme de dragon chinois : gueule béante, yeux globuleux, longue langue bifide, veille sur le voyage des bateaux, flanqué d’un autre qu’on dirait de lave séchée. Entre eux, le gargouillis turquoise du ressac. Et plus loin, ta voix qui annonce : « Je n’ai plus peur. Je connais le secret de la mer. »

***

Vue désormais opaque, brouillée comme tout ce qui nous entoure. Pieds brûlés. Sable si ardent qu’il nous faudrait être oiseau de mer pour atteindre l’eau. Sable si présent qu’il s’infiltre aussi dans tes jeux. Le pistolet à eau que l’on t’a acheté hier ne tue déjà plus personne. Pourtant, aujourd’hui on mourrait volontiers sous ses coups. Originaire de Roquefort-La-Bédoule, est-il inscrit dessus.

21.07.2014

Cimetière marin de Bonifacio.

Mistral qui secoue les nuages, si vite que tes yeux peinent à les suivre, sans cesse en avance sur eux, sans cesse en train de se transformer (oiseau, fleur, crème chantilly, éléphant, traîneau de père Noël, Minotaure), devançant l’imagination, déjà sortis de l’horizon de notre maigre regard, tandis qu’au sol, des morts au parfum de menthe et de lavande s’enferment dans leur chapelle ou sous les croix blanches.

Embarras d’être flâneurs en ce lieu, auprès de gens, de familles, de générations qui nous sont étrangères. Sauveur Giannini, Comiti, noms aux consonances italiennes, Pierre Serra, ingénieur chevalier dans l’ordre des palmes académiques — regrets éternels — épiés par les lunettes de soleil des vivants. Casquettes, claquement des nu-pieds sur les dalles, cris de touristes qui s’interpellent d’un bout à l’autre de ce labyrinthe, avant qu’une rafale n’emporte les chapeaux, puis, tôt ou tard, avant qu’elle ne nous emporte nous aussi vers l’immobilité des pierres.

Toi, accroché comme un désespéré à ta casquette turquoise portant l’effigie du Maure pour ne pas qu’elle s’envole, dont la question essentielle en ce matin venteux est de savoir si dans les tombes sont de vrais ou de faux morts et si c’est bien vrai qu’après la mort on reçoit une nouvelle vie.

De très loin, arrivent ces vers de Giorgio Caproni provenant des Lamenti, dans le Passaggio d’Enea :

[…] E chi si salverà dal vento/ muto sui morti – da tanto distrutto/ pianto, mentre nel petto lo sgomento/ della vita più insorge ?

***

Chemin de ronde autour de la forteresse, toujours frappé par les rafales. Marcher sur les rochers tellement polis qu’ils sont devenus glissants, tant l’eau et le sel les ont érodés. Parcours scandé par les meurtrières de la muraille, par lesquelles entre le tumulte des flots qui se brisent en nuages blancs sur le bas des falaises striées par le temps, ridées comme une vieille femme marquée par son grand âge. Parfois un buisson de genêts ou un figuier obstruent la vue, leur parfum saisit, s’insinue dans les narines. Au-dessus de nos têtes, les oscillations paniques des goélands, leurs cris perçants tourmentant le ciel.

Devant nous, cette file de curieux, qui arpentent le même chemin. Dont ce couple, juste à côté, qui discute âprement du contenu des sandwichs du midi.

– Saucisson ou jambon ?

– T’aurais dû prendre le bout de jambon qui restait, comme ça on l’aurait fini !

– Le saucisson, c’est meilleur !

– Oui, mais qu’est-ce qu’on va faire du jambon ?

22.07.2014

Sur la route de Bastia, cette pancarte à la devanture d’un restaurant : Pizza à emporter sur place.

(Corinaldo)

25.07.2014

J’aime venir ici pour l’or des tournesols qui tournent leur tête vers la chaleur, le champ de blé derrière la maison et le parfum du rosier qu’avait planté ma grand-mère derrière le hangar où on rangeait le tracteur et les cages aux oiseaux de mon grand-père.

J’aime venir ici pour les vagues des collines, cet océan d’épis et d’oliviers qui ne gronde pas, dans lequel on ne fait jamais naufrage.

Terres de Giacomo Leopardi, évocation de son Infinito :

[…] Così tra questa / immensità s’annega il pensier mio : / e il naufragar m’è dolce in questo mare.

27.07.2014

Pourriture, marcescence de cet été qui s’égoutte des feuilles sous les trombes d’air et se recroqueville dans les fentes humides de la terre, comme s’il n’avait jamais existé. Le tourment du tournesol dans son champ, égaré de trop de nuit, de trop de gris, cherchant en vain où se terre le soleil.

01.08.2014

Tu dis ne pas vouloir aller te coucher, rester dans le jardin pour la guetter, la belle-de-nuit qui s’ouvrira quand tous dorment. Tu vas la veiller cette nuit, la suivante et toutes les autres encore pour ne surtout pas manquer la surprise fugitive de son éveil.

                                                                               Silvia Härri

Troisième intervention du 25 mai 2015 

 

Les textes que je livre ici ont été conçus et écrits en dialogue avec les sculptures de Caroline Sechehaye à l’occasion de l’exposition Entre-deux qui s’est tenue à l’Espace Ruine de Genève en septembre 2014.

Dialogue avec les sculptures de Caroline Sechehaye

 I. Cocons

 

Sechehaye 1

D’abord, j’imagine tes mains qui dansent avec le papier. Elles le plient, le déplient, le contrarient, le malaxent, le caressent à rebrousse-poil, le chiffonnent ou le pétrissent comme pâte à pain. Un pain léger de rêves et de silence, qui refuse de livrer son secret et le garde bien enveloppé.

Je voudrais tant déchiffrer ces feuilles aux stries délicates de mauve, gris ou bleu recroquevillées autour d’une tige, énormes cocons arrivés là on ne sait comment, amenés par le vent, pondus par le ciel, tombés d’un nuage, d’une pluie d’été ou du néon du plafond.

Et comme toi je guette le papillon aux ailes irisées qui en sortira,

insecte rare et précieux qui vivra bien plus que six jours.

 II. Le rebelle

 

Il y a aussi parmi eux un cocon rebelle, qui ne cherche pas le repli et lutte de toutes ses forces contre le froissement. Il fuit l’étreinte de sa tige de métal, s’éloigne de cette mince perche qui lui sert de soutien.

Mouvement gracieux vers l’extérieur dans lequel on sent pulser sa soif de liberté.

Funambule, il défie la gravité et s’élance dans le vide. Sans peur, en déployant ses ailes ou ses nageoires, se prenant pour une mouette, un arc-en-ciel ou un dauphin.

Il est maintenant suspendu dans les airs, lambeau turquoise de ciel ou de mer, dont on ignore encore s’il prendra son envol ou s’il plongera.

Tout ce que l’on sait c’est qu’il ne tombera pas.

Sechehaye 2

III. Forêt

 

Si on les alignait ou on les regroupait dans une même portion d’espace, ils seraient forêt.

Une forêt aux arbres singuliers. Feuillus dégarnis, amputés de leurs branches, dont l’écorce est de métal et le tronc si fin.

Une forêt enchantée, dans laquelle chaque tronc porte un cocon géant aux contours étranges.

Un oiseau facétieux, aux innombrables ailes ?

Le chapeau de la fée Carabosse ?

Une céramique de grès noir aux lignes épurées ?

Un poisson qui s’ennuie et voudrait retourner à la mer ?

Un origami déconfit parce que ses pliures ne sont pas celles qu’il espérait ?

Un journal racorni d’il y a dix ans ?

Un bec cruel de rapace ?

Un visage de monstre qui grimace ?

La serviette savamment pliée d’un restaurant gastronomique ?

Une chrysalide de libellule ?

Le brouillon chiffonné d’un écrivain en mal d’inspiration ?

La robe de bal de Cendrillon ?

Une pépite de temps que le vent aurait figée ?

Une forêt qui bruisse

de tout, de rien

de tout et rien

d’autre chose encore ?

Une énigme nouée

dans un souffle de papier.

 IV. L’écharpe

 

Sechehaye 3

   Cela semble si doux, la main voudrait effleurer, se perdre dans les rides du tissu, passer les doigts sur sa trame de velours, s’emmitoufler à l’intérieur comme dans une écharpe moelleuse en plein novembre.

La bise joue encore dans ses mailles. Elle fronce ses plis, les fripe, les façonne, leur faisant prendre des formes que jamais nous n’aurions soupçonnées.

La matière est à la fois fluide comme la mer et dense comme le cœur d’un chêne. Elle est élan et retenue.

Fixité et envol.

Lassitude et ardeur.

Elle est larve et papillon.

 V. Entre nous

 

Ils se ressemblent tous mais aucun n’est le même.

Bien que les formes et les teintes qui les habillent leur donnent un air de famille, chaque membre conserve son originalité.

Ainsi vous vous promenez parmi les représentants de la lignée, vous arrêtant tantôt devant la mère au sourire plissé ou le grand-oncle aux articulations raidies, vous vous approcherez du fils pour en détailler le costume mauve ou vous en éloignerez au plus vite si sa coupe n’est pas à votre goût.

Vous n’oublierez pas non plus d’admirer la silhouette élégante de la grande-sœur et d’éviter non sans discrétion la bouche grimaçante de Papy Gustave ou le bec-de-lièvre de Margot en vous dirigeant vers un pastel suspendu de l’autre côté de la pièce que vous trouvez soudain magnifique et qu’il vous faut absolument aller contempler.

Par la même occasion, feignez aussi d’ignorer la tante assoupie dans un coin, ça pourrait la mettre mal à l’aise si tout à coup elle se réveillait, ayez la décence de ne pas lorgner dans la robe de Madame qui baille un peu trop à la hauteur de la poitrine et ne lui faites surtout pas remarquez l’absence de Monsieur.

Entre nous, c’est une drôle de famille. Vous ne trouvez pas ?

VI. Entre chiens et loups

 

La nuit ne tombera pas.

La lumière ne trébuchera pas sur le bleu des nuits, cédant le pas à l’ombre.

La mer, le ciel et la terre ne se confondront pas en un écheveau flou qui tremble dans le soir.

Pourtant nous sommes entre chiens et loups. Entre creux et bosses, soie et papier, feuille et cailloux.

Entre coquillage et colibri, arbre et réverbère, rose et racine, vent et marée.

Entre ailes et moignons, sourires et grimaces, frimousse plissée de nouveau-né et visage ridé de vieux, entre orée et toute fin, entre râle et chant, entre parole et silence,

nouer le tissu d’une vie.

 Sechehaye 4

Silvia Härri

Pour les photographies © Caroline Sechehaye


Deuxième intervention du 18 mai 2015 

 

Les textes que je livre ici ont été conçus et écrits en dialogue avec les pastels de Véronique Déthiollaz à l’occasion de l’exposition Entre-deux qui s’est tenue à l’Espace Ruine de Genève en septembre 2014.

Dialogue avec les pastels de Véronique Déthiollaz

 I. Entre ciel et mer

 

Tout d’abord il n’y a qu’un camaïeu de couleurs.

Puis une trace à peine, un sillon brumeux, l’ébauche d’un nuage, une trouée de lumière qui hésite à fissurer un ciel trop lourd, quelques filaments plus clairs, égarés dans les vapeurs de gris. Aucun cri de goélands ou de sternes, aucun oiseau en vol n’habite le territoire.

Un ciel orphelin.

Seul le murmure ou le mugissement de la mer, apaisée ou engrossée par les vagues, criblée de pluie et de vent ou lisse et sans plis comme une couverture tirée avec soin sur le ventre sablonneux d’une terre absente.

Une mer de fjords et de froid.

En vain chercherait-on la silhouette d’un phare, d’une île ou d’un homme entre les eaux du ciel et de la mer.

Le bleu a tout avalé.

Caroline 1

II. La trace

Caroline 2

Une cicatrice balafre la mer,

trace son chemin de houle et d’écumes de l’horizon jusqu’à nous

(ou serait-ce le contraire ?)

signe mouvant, incisé sur le bleu

écriture errante et liquide, qui oscille et berce

gronde et monte comme la marée

ou se recroqueville sur elle-même

comme la vague s’éteignant sur le sable

calligraphie mousseuse de blanc sur page d’eau,

morte d’être née

-et toujours à naître

III. Le phare

Il y a quand même un phare, un phare cerné de toutes parts qui résiste, s’élève dans des eaux de métal contre lesquelles s’appuie une écharpe vaporeuse de ciel.

Un phare ocre qui emprisonne le regard, jeté au milieu du tableau.

Un phare sans veilleur et sans lanterne, dédaigné par les bateaux.

Un phare aveugle, muré, qui se prend pour corail ou étoile de mer, dont personne ne parle ou ne se soucie.

Un phare qui tente de s’arracher à la terre de suie, s’enracine dans les flots pour frôler la soie des nuages, toujours en vain.

Et si ce n’était pour ces nuées bleutées qui l’embrument, l’étreignent en passant, puis se désagrègent tout doucement, on jurerait qu’il est en train de se noyer.

Le bleu a tout avalé, ou presque.

Caroline 3

IV. Entre deux eaux

Santa Maria Finibus Terrae

 

le nom roule en bouche comme une vague

là où les deux mers s’insinuent l’une dans l’autre où

suspendre le regard dans ce désert d’encre

encre perlée de blanc partout

folles écumes

à jamais le vent

où poser les yeux en alerte

dans tout ce désespoir d’Afrique ?

V.

 

par delà les flétrissures on plongerait

dans cette mer en contrebas des paupières

de derrière la fenêtre on remâcherait

la prière de l’écume

que l’humidité n’épouse pas le rance

qui érode nos fronts

alors s’envoler loin dans le roulis des vagues blesser

nos pieds sur les galets ensabler nos mains

creuser se salir jusqu’au goudron qui glue au corps

se barbouiller suture cachou réglisse

marcher crabe à reculons

vers la mandorle d’une enfance

 

VI. Entre ciel et terre

Une fente d’azur entre deux parois rougeâtres ou deux limbes de peau, orifice de lumière que l’on voudrait transpercer pour aller plus loin, voir ce qui se cache derrière le nuage attiré par la caresse ocre des bordures.

Désir de terre, falaise ou volcan

où vient pleuvoir une cascade de ciel

Caroline 4

Silvia Härri

Pour les pastels © Véronique Déthiollaz


Première intervention du 11 mai 2015

 Oignons

Le réel me suffit, tout le réel.

Pas seulement la cime des montagnes qui se détachent dans la brume, la délicatesse d’une rose ou le bruissement du vent dans le feuillage des noisetiers.

Pas seulement le chant du rossignol, l’étreinte des amants, le poids de notre solitude existentielle.

Un trottoir fraîchement bitumé, la calligraphie d’une vitre brisée, un voisin assoupi dans le bus que je prends chaque matin, un éclat de voix, une phrase arrachée à un détour de rue, un couloir d’hôpital, un crachat (pourquoi pas ?) peuvent aussi faire image et faire matière, se prêter aux jeux de l’analogie et des correspondances, créer des univers qu’on ne soupçonne pas. La réalité est suffisamment vaste pour fournir un répertoire inépuisable d’images, de sons et de mots qui nourrissent un poème.

*

Certains considèrent que la poésie est intimement liée à ce qui, en soi ou autour de soi, relève du sublime, de la part esthétique du réel, de ce qui, en quelque sorte, lui donne ses lettres de noblesse, un peu à la manière dont ce voyageur contemple la montagne imposante qui se dresse face à lui au milieu des nuages dans un célèbre tableau de Kaspar David Friedrich. Je ne partage pas cette opinion. Je pense que tout peut « faire poésie », à condition que l’on sache faire preuve de cette attention singulière aux êtres et aux objets qui, sans que l’on sache à quel moment ni pourquoi, nous fait tout à coup entrer en résonance avec une forme de réalité extérieure ou intérieure et déclenche le mouvement de la main vers la plume ou le clavier.

*

Ecrire est aussi se dépouiller. Eplucher le texte comme un oignon, strate par strate, le dénuder de ces peaux qui le masquent jusqu’à la dernière. Et tenir dans sa paume ce qui reste, fine membrane de mots vacillant sur le silence.

Réduire, condenser, chercher une essentialité qui n’a rien de commun avec le raccourci et la simplification.

*

Tordre le cou à tous ceux qui, comptables et gestionnaires de fortune de l’écrit, mesurent la qualité d’un texte à l’aune du nombre de mots et s’exclament sur un ton méprisant qu’eux aussi peuvent le faire. Somme toute, il ne s’agit que d’une page presque blanche avec quelques vocables qui se courent après…

Silvia Härri

(3 mai 2015)

Mitaines

L’accordéon au bout des mitaines,

il sourit aux passagers en jouant. Musique transie,

spectre qui balaie les visages, glisse sur des yeux de neige.

Regards sans regard, fantômes.

Pas de refrain, pas de mains trouées, pas de pièces

à donner, ne pas se demander où il dort s’il a faim, quels bras

quels arbres de givre pour lui cette nuit. Gèlent ses notes

au bord des cils.

Se dire, dans la rame au moins il fait chaud, que les beaux jours viendront, il aura peut-être sa chance, les trottoirs finiront par entendre ce qui dedans

ne s’entend plus.

Rajuster ses gants, son bonnet, ses pensées.

Ecraser le bouton rouge, oublier la musique, le sourire blême, se ruer dehors, déglutir le flocon coincé dans la gorge, descendu aussi vite dans la trachée qu’on dévale les marches.

On vient de se rappeler qu’il faut acheter de toute urgence des mouchoirs et du café.

*

Encore lui

Tu sautes dedans à la dernière seconde, c’est fou ce que l’automate était lent ce matin. Toujours le même parcours, qui mène du chez-soi au lieu de travail.

D’abord, tu ne distingues que ses doigts sur les touches et cette musique qui s’échappe de son accordéon, aussi mélancolique que ce jour de pluie. Puis la cadence s’accélère-tu ignores maintenant laquelle, celle de l’autobus, de ses doigts, de ton cœur, quand tu le reconnais.

Vite tu abaisses le regard, retour à ses mains qui frémissent,

sans mitaines cette fois.

*

Abribus

Tous les jours il est là.

Yeux vides, regard vague, assis sur le banc le dos légèrement voûté. Même imperméable vert, paupières mi-closes, homme seul dans un écran de verre, placé là comme une borne sur mon trajet du matin.

Les feuilles des arbres du parc, de ceux qui montent le plus haut, dessinent une tapisserie aux motifs de dentelle derrière lui. Un tableau de Sérusier ou du dernier Monet, quand tout n’est plus que couleurs et lumière, dissolution des formes, des contours, de la matière.

Encore là, sur mon trajet du soir. Traits un peu plus livides, yeux emplis de brume dans l’abribus que l’ombre absorbe peu à peu, épaules plus affaissées, homme seul, (homme encore pour combien de temps ?) dans un écrin de nuit.

(extraits de Silvia Härri, Extravagances, Empreintes, 2015, © Empreintes)