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La poésie dans l’Histoire de la littérature romande

Au plaisir d’avancer à la fois dans une chronologie bien charpentée par Roger Francillon et ses nombreux collaborateurs, et celui de butiner au hasard de curiosités immédiates, s’ajoute le contentement de découvrir que la poésie occupe une place plus importante qu’on aurait pu l’imaginer dans Histoire de la littérature en Suisse romande, version remaniée parue cette année. Et c’est bien.

 

La poésie occupe des chapitres spécifiques organisés autour des ruptures provoquées par la deuxième guerre mondiale et les mouvements sociaux de 1968 qui situent la Suisse dans l’histoire mondiale, faisant fi d’une neutralité qui n’empêche ni rencontres, ni luttes, ni influences réciproques, de part et d’autres des frontières et des mers. Ce parti pris peut être discutable, mais il offre l’avantage de montrer l’intrication entre poésie et vie politique, sociale, voire économique.

Des paragraphes concernant des poètes importants — restés dans l’orbe suisse ou ayant largement acquis une audience internationale — jalonnent le parcours. D’autres signalent dans l’oeuvre de romanciers ou de dramaturges la poésie comme axe primordial de leur oeuvre.

La poésie apparaît aussi dans des chapitres au champ plus large, celui par exemple concernant les nouvelles technologies, l’art de la performance, le renouveau de la lecture publique. Elle habite aussi en de copieux paragraphes le chapitre concernant les passeurs (revues support papier et numériques, éphémères ou au long cours, etc…) et les traducteurs qui, dans une Suisse plurilingue, occupent une place essentielle. Les éditeurs, poètes eux aussi souvent, ne sont pas oubliés. Toutes ces constellations, nombreuses, interfèrent et se réfléchissent les unes les autres. Inutile ici de donner des noms. Chacun, en fonction de son point de vue, trouvera que certains sont trop bien lotis, qu’il en manque quelques-uns, que l’impasse a été faite sur quelques poètes ou groupes importants, que le traitement de l’un ou de l’autre est partial, voire réducteur. Toutes ces remarques ne seront pas fausses (justifiées, il faudrait les prendre en compte pour une édition prochaine?). Il sera possible de relever quelques injustices, sûrement. Mais il en est de même de n’importe quelle autre histoire de la littérature ; celle-ci offre l’inestimable avantage de donner à voir dans une durée les mouvements qui animent la vie littéraire.

Partagée entre une fidélité à un lieu, c’est-à-dire un enracinement qui peut générer autant de puissantes géographies personnelles imaginaires que de nationalismes étriqués, et l’appartenance, parfois difficile à affirmer, à une langue parlée par de nombreux locuteurs au-delà des frontières et surtout par un pays qui a longtemps imposé des lois en matière littéraire (et pas seulement), la poésie suisse romande invente — comme Léopold Senghor se plaisait à le souligner pour la poésie francophone en général — une « esthétique singulière ».

Oui, comme le suggère Sylviane Dupuis dans le dernier chapitre « Connexions, filiations et transversalités » à propos de ses littératures dans leur ensemble, la Suisse, à cause de sa petite taille, sa situation géographique, sa spécificité plurilingue, pourrait se rêver « en passe de devenir, par le biais de ses littératures, le laboratoire de “l’Europe des langues” de demain ».

Il semble assez sûr qu’une porosité féconde dilate progressivement les relations entre les poésies suisses, entre la France et la Suisse, avec d’autres pays francophones. Une plus grande circulation, nécessaire et urgente, invite les uns et les autres à se lire, à se découvrir, à se mettre en question (il est surprenant de constater que la frontière reste encore très étanche — et ce dans les deux sens — malgré la notoriété présumée de certains poètes français ou suisses, par exemple). Rien qu’à ce titre, une telle somme s’impose comme un manuel indispensable de travail (pour une Française, il est un atout précieux!). Et quel cheminement agréable: à tout instant monte le désir de lire un écrivain que l’on n’a jamais lu ou que l’on ne connaissait pas encore, même par ouï-dire. À tout instant, naît et renaît l’histoire, toujours trop mal connue, toujours étonnante, d’un pan important de la poésie francophone que de tels ouvrages contribuent à éclairer.

Françoise Delorme