Après une première phase critique, la réflexion traite des relations à la poésie à partir des notions d’acteurs, de réseaux, d’interactions, d’articulations des énergies.
La conscience du réseau
Qu’est-ce que le réseau Poésie ? Écartons d’emblée l’idée d’une association de poètes ou encore de critiques de la poésie. La formule renvoie davantage au rassemblement des acteurs agissant par ce mot. Nous trouvons aussi bien des libraires, des enseignants, des journalistes, des bibliothécaires que des poètes, des bloggueurs, des universitaires ou encore des lecteurs. À vrai dire, le réseau crépite au mot « poésie », et c’est ce crépitement d’énergies qui le rend observable. Il s’anime dans un maillage d’institutions, de lieux, d’habitudes, de rôles, d’innovations. Parmi la multitude de réseaux dans nos sociétés, la « poésie » suscite des convergences de vues, des controverses, des manières d’agir simultanément ou d’intensifier des actions. Nous pouvons reconnaître ce réseau par la positive (comment les acteurs interagissent à partir d’un mot?) ou par la négative (à quoi les acteurs opposent-ils ce mot? Est-ce au roman, au matérialisme, à la prose?). Nous partons d’un réseau rassemblé par le mot « poésie », inscrit dans un espace « autonome », qui peut être observé comme une identité reliée à d’autres réseaux francophones, continentaux ou mondiaux. L’intérêt d’un espace délimité, ici la Suisse romande, consiste justement à mieux comprendre le fonctionnement d’un réseau régional (les réseaux nationaux sont également des réseaux locaux face au global) dans un maillage extrêmement dense d’institutions d’éducation, de culture et de sciences. Les expériences menées depuis 2011 nourrissent la réflexion: le site poesieromande.ch, le festival Printemps de la poésie et diverses actions initiées par l’Université de Lausanne. Nous disposons ainsi d’un espace précis d’observation et d’action, dans lequel a lieu une grande diversité de relations et d’interactions entre les acteurs de la poésie.
La catégorie de « réseau », que nous empruntons aux approches énactives (notamment à Francisco Varela) et aux travaux sur les « acteurs-réseaux » (les théories ANT, développées par Bruno Latour), pourrait permettre de dépasser certaines apories entre le subjectif et l’objectif, l’individu et le collectif, le biologique et le social, ou, nous le verrons, entre le local et le global. Pour bien comprendre le fonctionnement d’un réseau, le premier geste serait de se défaire d’éléments déclencheurs ou de conclusions, d’un contrôle en surplomb par des figures instituées. Nous devrions en outre écarter une imagerie informatique du « réseau », notamment lorsque celui-ci implique des présupposés computationnels qui reconduisent les schématisations d’une arborescence. Malgré tout, le numérique amène des réflexions nouvelles sur les interactions poétiques, et notre réflexion prend notamment appui sur des actions révélées par le digital. Ce qui compte davantage dans la catégorie de « réseau » tient ainsi à l’imbrication (parfois à la superposition) de dynamiques complexes, distribuées entre des acteurs, eux-mêmes s’attachant à divers réseaux. Je prends un exemple: le réseau Poésie d’un espace donné peut aussi bien englober des acteurs qui se mobilisent pour la poésie sonore, le slam, la poésie versifiée « classique » ou l’enseignement initial de la poésie. Nous tentons justement d’articuler de telles composantes en Suisse depuis quelques années, afin de mieux saisir les relations et les dynamiques diverses qui se réalisent sous le terme « poésie ». Ces interactions typiques amènent une stabilité globale du réseau, certes délimitée, mais toujours en mouvement, en lien avec d’autres réseaux: ainsi le festival de slam de Lausanne, porté par l’association la SLAAM, favorise-t-il un accueil international et multilingue du slam, notamment avec la présence régulière de Marc Smith et de slameurs des différents continents. Chaque micro-réseau au sein réseau Poésie s’entrelace avec des groupes externes dans des visions partagées de la poésie. Certains acteurs locaux de la poésie se sentiront plus proches d’un Québécois ou d’une Suédoise que d’un voisin aux visions assez lointaines des siennes. Cela signifie que l’espace géographique délimité voit ses acteurs se mobiliser en prenant appui sur des définitions, des valeurs, des pertinences qui se lient à d’autres espaces, bien plus généraux. À chaque fois, les « mondes poétiques » se rencontrent et diffèrent dans les mêmes lieux. Le rêve unificateur d’un « roman national » par la littérature et la poésie réalise alors une vertigineuse réduction: il considère l’espace géographique comme un tout constitué, une entité autosuffisante du réseau, faiblement reliée à son environnement continental, mondial, ou à d’autres lieux qui partagent les mêmes problèmes. Une telle approche propose une sélection drastique des auteurs qui correspondent le mieux à ce qu’on voudrait dire d’une région. Nous devrions considérer la stabilité d’un réseau par son autonomie, jamais par son autosuffisance, car un réseau ne s’autosuffit jamais. Outre sa conjonction interrégionale et globale, il garantit une stabilité nouée de vues différentes, de tensions, elles-mêmes rattachées à des formes de désir, d’appartenance, d’adhésion, de rejet, d’attachement, de collaboration.
Les prises de conscience du milieu poétique en tant que « réseau » restent encore à développer. Trop souvent, la figure du « grand poète » a occulté les dynamiques du « fond bruyant » des acteurs. Le modèle se concentrait alors sur l’individu, allant du plus haut au plus bas; du « grand auteur » reconnu dans une « capitale » littéraire — idéalement avec un prix Nobel — aux poètes locaux, presque invisibles. La prise de conscience de la force du réseau en tant que réseau se trouvait alors atténuée par les parcours individuels (souvent sacralisés), rendant opaque une multitude d’actions qui innervent le fonctionnement du réseau mondial. Ne nous attardons pas trop sur le modèle masculin, national et colonial centralisateur qui fonde ces logiques, dans la mesure où le problème tient plus largement à la volonté de créer des « centres », des « capitales ». La schématisation sociale serait à l’image d’un cerveau actionnant ses périphéries, le corps, pour manipuler son environnement. La conscience ne viendrait que du haut. Aujourd’hui, les réflexions en vigueur en sociologie ou en psychologie sociale se montrent heureusement bien plus dynamiques et circulaires.
La force du réseau pourrait en outre être affaiblie par la notion de « champ » héritée de Bourdieu. Bien que cette approche ait permis de souligner de nombreux aspects du réseau, elle se concentre trop sur des motivations ancrées dans la « domination », dans un positionnement « contre » les autres groupes, dans une « émancipation » fournie par le haut pour les « dominés », ou dans une accumulation du « capital » symbolique. Si, de fait, le réseau est traversé par les luttes, il s’élabore également comme un lieu de « collaboration », de « synchronisation », d’« attachement » et de « reconnaissance ». L’ancrer uniquement dans des dynamiques conflictuelles en réduit considérablement la puissance, dans la mesure où la figure des groupes dominants l’emportant sur d’autres devient primordiale. Le choix de la figure permet encore de délaisser le fond. La considération du réseau n’est de loin pas un angélisme, mais une manière de mieux comprendre nos processus et notre conscience critique de nous-mêmes par le mot « poésie ».
L’idée serait plutôt de favoriser une conscience du réseau qui n’est ni « centrée », ni « décentrée », mais faite d’une multitude d’acteurs, eux-mêmes critiques, interagissant sans localisation centrale précise, étant dénués d’un « soi » unificateur (« selfless selves », comme l’indiquait Francisco Varela). Si tous les acteurs ont bien un « monde poétique », s’ils se rattachent à un « territoire » de la poésie, ils déploient eux-mêmes la construction d’un sens de leurs actions, avec des moyens à disposition. L’objectif est de prendre suffisamment conscience du pouvoir situé et distribué au sein du réseau entre des acteurs inscrits dans une grande diversité. Je poursuis ici des réflexions critiques sur la cognition incarnée, qui allie les sciences cognitives, affectives à la phénoménologie, tout en les articulant aux théories des acteurs en réseau. Je poursuis également un projet qui vise à mieux saisir la nécessaire complémentarité entre création lyrique, savoirs approfondis, innovations technologiques et éthique démocratique.
Qu’est-ce que prendre conscience du réseau Poésie alors? C’est à la fois vivre des expériences poétiques, interagir et observer cet environnement. Dans les modèles centralisés issus du XIXe siècle, la répartition était claire: les auteurs agissaient (mais observaient peu le contexte, ou le distordaient en leur faveur), alors que les critiques, souvent universitaires, prétendaient l’observer avec objectivité. C’est alors oublier trois choses : la première est que les auteurs, tout comme les critiques, sont des acteurs du réseau qu’ils observent (tous distordent leur réalité et doivent alors la rectifier par la conscience de leurs interventions); la deuxième est que les auteurs ont de fortes connaissances du réseau, mais n’adoptent pas une méthode et un lexique scientifiques, tandis que les critiques possèdent de solides connaissances de la création, sans pour autant produire des poèmes; troisièmement, les individus intègrent souvent plusieurs rôles et agissent dans différents cadres (ils sont par exemple poète, médiateur culturel et bloggueur). Dans le roman national, il y avait une distribution essentialiste des tâches qui se produisait par la conjonction d’un poète (le personnage-créateur) et des critiques (les narrateurs du récit d’une identité); chacun légitimant l’autre et participant à la valorisation du « génie » d’une langue ou d’une nation. Or ce que la conscience du réseau tend à montrer, c’est qu’il existe des dynamiques, des interactions articulées et distribuées entre les différents acteurs. Plutôt que de partir de la logique individuelle (en donnant une sorte d’ « essence » d’acteur à un seul individu: « le » poète, « le » critique), il s’agirait de souligner les forces, les intensifications, les controverses, menées par le biais de projets, de notions, d’acteurs. Il va ainsi de soi qu’un acteur peut être constitué de plusieurs individus ou que plusieurs acteurs peuvent se coordonner autour d’un projet, ce qui produit une nouvelle puissance et un autre impact.
L’objectif ne consiste pas à positionner, à donner les bons et les mauvais points, à classer les « dominants » et les « dominés », mais à comprendre de manière plus pertinente les valeurs qui motivent les actions et les moyens que nous nous donnons pour les mettre en œuvre. Nous ne parlons plus alors simplement d’esthétique, de plaisir ou de divertissement, mais des interventions approfondies de la poésie dans les communautés par ses formes, ses imaginaires, ses interactions. Nous voudrions par conséquent davantage dégager un espace commun conscient de ses actions, plus apte à s’observer et à se mobiliser dans la production accrue d’intérêts partagés. Bien évidemment, les observations peuvent s’affiner pour caractériser dans le détail les types d’interactions (approches sociologiques, historiques, didactiques) comme autant de types de relations à la poésie. De la même manière, la puissance des actions peut s’accroître par une meilleure saisie de son environnement. La conscience du réseau ne présente guère ici un objectif hégélien, celui de se surmonter en permanence, mais elle vise à saisir plus directement la manière dont les énergies s’assemblent, comment les interactions s’imbriquent autour du mot « poésie ». En somme, nous pourrions alors comprendre plus finement comment un réseau ou des communautés donnent sens à la poésie, et comment des communautés, innervées par ce réseau, se donnent sens à travers elle.
Antonio Rodriguez
(À suivre, le 29 juillet 2017 : Intensifier la puissance du réseau)
Pour citer cet article, indiquez : Antonio Rodriguez, 27 juillet 2017, «Un réseau nommé poésie — 7. La conscience du réseau», <URL:https://poesieromande.lyricalvalley.org/2017/07/un-reseau-nomme-poesie-7/>