La plupart des conflits au sein du réseau se situent dans la distribution de la reconnaissance. Comment régler un accroissement collectif de la puissance, de la visibilité, tout en veillant à une meilleure répartition de l’attention? Ainsi se conclut la série sur le réseau Poésie.
La redistribution de la reconnaissance
De nombreuses déperditions d’énergie sont dues à un réseau où des individus satellisés, peu responsabilisés sur leur propre environnement poétique, sont pris dans des luttes pour leur réussite personnelle, en tant que « figure », au détriment du « fond » des acteurs. Le problème ne se pose pas d’un point de vue moral, mais plutôt par son manque d’efficacité et de durabilité. Dans ce système, le « narcissisme » des individus ne constitue pas un problème en tant que tel; au contraire, il s’agit de conserver cette énergie forte, faite de dépassements de soi, indispensable à l’accroissement du réseau. Mais ce narcissisme se fait trop souvent sa propre fin en soi, sans conscience suffisante du réseau, de ceux qui le portent. Il n’a alors d’autre objectif que la valorisation de quelques individus, de quelques « soi » localisés et centralisés, qui se succèdent et s’opposent. Aussi est-il un facteur important de la réduction en puissance du réseau, non par son énergie même mais par ses fins assez peu élevées. Il tend à rendre tout à fait normale la relégation au second plan de ceux qui ont « laissé » leur propre écriture pour participer à des aventures éditoriales, à des revues, à des organisations, de ceux qui ont « sacrifié » leur « œuvre personnelle » pour les autres auteurs, alors qu’ils ont été des acteurs majeurs de la poésie : je pense par exemple au rôle d’articulation de Jean Paulhan, qui a incarné le réseau Gallimard. La question centrale consiste donc à savoir ce que nous valorisons et comment nous le faisons.
La vision en « réseau » apporte un nouveau point de vue et réorganise notre forme de reconnaissance. Il ne fournit pas de solutions directes aux conflits, aux luttes, aux déceptions, mais il leur donne des raisons plus dynamiques et convergentes à partir de valeurs ou d’intérêts communs. Par l’accroissement de la pertinence donnée aux événements, il permet de donner une place aux différents acteurs dans un processus général. En effet, le réseau s’établit par l’observation et l’expérience des acteurs dans leurs convictions, leurs productions et leurs moyens d’intervention. Aussi se manifeste-t-il « à ciel ouvert » lorsque des tensions apparaissent. Comment le réseau fait face aux conflits, aux perturbations? Est-ce par une série de processus, d’affirmations, d’exclusions? Par exemple, comment le milieu poétique français réagit à l’œuvre poétique de Michel Houellebecq ou à sa publication dans la collection de poche « Poésie » chez Gallimard? Souvent, ces conflits prennent appui sur des besoins de reconnaissance, qui comportent, dans des questions d’esthétique, des visions éthiques du monde, parfois revendiquées par des minorités face à des groupes dominants. La question de la reconnaissance nous entraîne vers une éthique démocratique, particulièrement explorée par Axel Honneth. Ce penseur allemand a en effet mis en évidence combien les luttes dans nos sociétés étaient motivées par des besoins de reconnaissance. Comment celle-ci s’accomplit et se distribue au sein du réseau Poésie? Quels sont les moyens d’observation d’une telle reconnaissance?
Pour l’instant, nous avons surtout développé une conscience incarnée au sein du réseau. Comment les acteurs se meuvent-ils, interagissent-ils? Comment participent-ils à des réseaux situés à des échelles différentes? Néanmoins, nous avons peu interrogé leurs motivations. Au nom de quoi se mobilisent-ils? Sur ces points reviennent des termes comme ceux de « l’attention », de « la visibilité » ou de la « reconnaissance ». Il est possible d’en analyser les composantes, la transmission, la capitalisation. La symétrie première des acteurs dans un réseau n’empêche pas certains macro-acteurs d’accumuler et de distribuer les symboles de la reconnaissance (comptes rendus, études, prix, honneurs). Si des sacrifices sont réalisés, si tant d’énergie est parfois donnée par les acteurs, c’est généralement pour l’obtention d’une reconnaissance dans la sphère publique, qui salue des parcours individuels et, à travers eux, des valeurs ou des visions communes. Le sentiment d’injustice nourrit alors des luttes plus ou moins visibles, plus ou moins reconnues.
Nous pourrions penser qu’au vu de l’impact économique du réseau Poésie, la reconnaissance publique reste assez marginale. Pourtant, le contraire est vérifiable. La poésie, qui peut sembler un genre périphérique dans l’éventail large de la littérature, se fait un des lieux de consécration majeure publiquement. Les honneurs sont nombreux. Je me souviens encore de cet ami portugais, peu enclin aux joies du ballon rond, qui souriait en soulignant combien, de toute façon, les statues et les noms de rues seront finalement accordés, dans son pays, aux poètes bien plus qu’aux stars éphémères du football. Il est vrai que les grandes figures de l’assurance, de la banque, de la vente, du sport suscitent généralement moins de noms d’écoles, de monuments ou de rues que les poètes. La « grande figure » poétique récolte ainsi de nombreux honneurs qui peuvent être autant de motivations pour l’ensemble du réseau. Le problème tient à une clarification des critères, des visions qui soutiennent la répartition. Ce sont finalement les conflits (soit pour telle inégalité, soit pour tel prix attribué) qui révèlent l’énergie du réseau. Certains groupes ou acteurs se sentent « méprisés », systématiquement « oubliés », moins bien « considérés »; parfois à juste titre. L’observation permet ainsi de voir les répartitions des honneurs et de mieux comprendre le fonctionnement des institutions publiques face aux diverses formes de poésie.
Comment a lieu la reconnaissance? À chaque fois que de « l’attention » est accordée à des événements ou à des œuvres dans le réseau, elle s’accompagne d’une valorisation. Je reprends ici les propos d’Yves Citton dans sa réflexion sur le « capitalisme de l’attention ». L’énergie accordée à une œuvre lui donne de la valeur. Il ne s’agit pas seulement d’une attention quantitative (le nombre de spectateurs ou de lecteurs), mais d’une attention qualitative (les réactions de la critique, des pairs et du public). Aujourd’hui, d’aucuns prétendent qu’il vaut mieux de mauvaises réactions à l’indifférence pour « exister »; le propos est dans l’air du temps. L’idéal est de combiner les deux formes. Le problème, plus largement, dans le réseau Poésie tient à ce que les changements de l’attention sont nombreux: les librairies tendent à disparaître, et plus rapidement encore les rayons de poésie dans les librairies; la presse réduit les pages consacrées à ces ouvrages; les différentes générations ne consultent plus les mêmes médias. Aussi la définition de ce qui fait événement par-delà le réseau Poésie reste ouverte. Nous pouvons déplorer ces changements, mais nous pouvons également imaginer les nouveaux lieux de l’attention et de la reconnaissance. De ce point de vue, les sites, les blogs, les médias sociaux, les plateformes vidéo forment une série d’outils numériques indispensables, aptes à surmonter les changements et à créer de la « valeur » par l’attention nouvelle accordée. Ainsi, en Suisse romande, le blog de Jean-Louis Kuffer offre une expérience pionnière dans la construction d’un « acteur » écrivain qui a donné le reflet de son époque par ses lectures, ses rencontres ou ses voyages. Plus largement, chaque acteur est responsable de « l’attention » qu’il donne ou capte par ses propres moyens. Certains macro-acteurs, comme les administrations publiques (CNL, ministère de la culture), les universités, la presse, les principaux éditeurs de poésie, certaines fondations ou institutions, possèdent des rôles majeurs dans la distribution de l’attention et de la reconnaissance. Ils dirigent l’attention par la « visibilité » qu’ils donnent aux œuvres et se trouvent au cœur des articulations du réseau.
L’attention peut sembler une énergie simple à disposition de chacun. Il est vrai qu’elle n’appartient à personne et se répartit entre les différents acteurs. Elle relève plus ou moins de la responsabilité personnelle, mais plusieurs études montrent comme elle est guidée par des intermédiaires. Pour se faire sérieuse, pour produire réellement de la valeur, elle nécessite du temps, des méthodes, de l’organisation, des lieux qui l’instituent. Ces différents lieux de l’attention montrent la force d’organisation d’un réseau et l’importance de la poésie pour le penser, le déployer, l’articuler. Il existe tout une série de métiers qui visent justement à donner de l’attention à la poésie: journalistes, chercheurs, enseignants, libraires, bibliothécaires. Une fois encore, les « intermédiaires » se retrouvent au centre du propos.
La reconnaissance des poètes, qui semble associée à la qualité des œuvres par des destins individuels, dépend en grande partie de la constitution du réseau, de son fonctionnement et de sa propre reconnaissance internationale. Quelle est la « visibilité » de ce réseau au sein d’une langue, d’un continent? C’est pourquoi le nœud de l’observation se situe peut-être dans la manière de détailler les différents types de relation ou d’interaction à la poésie. Or ces interactions, nouvelles ou non, sont déterminées par des fonctions, des institutions, des époques. Nous pouvons donc placer nos expériences de la poésie dans des dynamiques complexes, locales et globales. Nous pouvons aussi comprendre des relations concrètes, habituelles, parmi un ensemble d’interactions possibles à une époque. Enfin, nous pouvons jouer sur les jeux d’échelle pour souligner les problèmes et les avancées de différents réseaux, à partir de notions, de valeurs, d’actions innovantes. Plus nous accordons d’attention à ces interactions, plus nous servons leur développement. L’intensification du réseau passe ainsi par un accroissement des interactions et une redistribution de l’attention plus visible et mieux pensée. Nous voyons dès lors comment le réseau Poésie participe plus pleinement à une éthique démocratique.
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L’étude du réseau s’est imposée à moi, dans la transaction avec différents lieux de la poésie et la « traduction » de mes propres actions. Je suis parti de mes expériences diverses: lecteur, poète, chercheur, professeur d’Université, directeur de collection, directeur d’un festival, fondateur d’un site, membre directeur d’un réseau mondial d’études lyriques. Plutôt que de dissocier ces expériences de la poésie (i.e. la création s’opposerait à la critique; l’animation de l’espace public se distinguerait du reste), il m’a semblé qu’elles se rejoignaient, se combinaient pour me faire vivre pleinement en poésie. Je n’arrive plus à séparer les objectifs qui me motivent du matin au soir dans une même direction, avec des gestes variés (et des formes de travail tout à fait différentes). Le fait de penser le fonctionnement des acteurs en réseau m’a permis de mieux saisir les articulations de mon quotidien et des différents milieux poétiques que je fréquente. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de rencontrer une série de personnes agissantes, souvent de fortes personnalités, qui avaient un rôle fondamental dans le fonctionnement du réseau, mais n’étaient pas toujours visibles. Les restes du « génie romantique » se montraient contreproductifs, peu motivants pour de nombreux acteurs, au moment même où la poésie perdait en influence générale dans l’imaginaire collectif. Plutôt que d’y ressentir une fatalité, je voyais dans les lieux mêmes de la vulnérabilité ceux d’une potentialité peu explorée du réseau. Si de tels développements m’ont semblé nécessaires, sans doute est-ce parce que la poésie représente un des hauts lieux de l’intelligence incarnée; intelligence qui n’est pas le fruit d’un seul (le créateur), mais de nombreux corps interagissant entre eux dans le temps et l’espace. En tant qu’intelligence incarnée, elle permet de mieux comprendre les nouveaux instruments, les apports technologiques, les orientations qui les sous-tendent. La poésie nous remet ainsi au sein d’une expérience située dans le corps, fondement de la connaissance par-delà les abstractions. Elle révèle les circonstances mêmes de l’incarnation et de ses mises en situation, par une attention déployée dans le langage afin d’être pensée et éprouvée. Enfin, elle offre une forte réflexivité sur les moyens possibles déployés par nos formes de communication, sans être dupe d’une transparence du message.
En cela, la poésie me paraît un lieu particulièrement adapté face aux circonstances de notre époque: l’entrée dans les développements numériques hors de la transposition du livre; le puissant essor économique, scientifique, culturel de nos sociétés; les nouvelles formes de créativité; mais aussi, en parallèle, les faiblesses des démocraties occidentales face aux nouveaux populismes, les menaces de guerre et de paupérisation de la pensée, le sentiment d’impuissance collective. Que ce soit par l’écriture, la pensée, la critique, l’observation ou l’animation, que ce soit par la création, la réflexion ou l’organisation, les gestes dans ce domaine se rassemblent dans des actions en réseau. Il nous est dès lors impérieux de mieux observer et coordonner les situations poétiques données dans nos communautés. De la même manière, plutôt que de se replier dans des récits sur l’identité nationale d’une poésie, nous voyons l’intérêt d’articuler les différentes échelles et de se penser en réseau ouvert sur les autres. Loin d’être une déperdition des pouvoirs de chacun, cette conscience amène au contraire une volonté de créativité, de collaboration, d’échange bien plus forte. Mais, pour ce faire, les réseaux devraient se comprendre dans des formes de guidages mutuels, y compris dans les conflits les plus sévères, davantage que sous le signe de la domination individuelle. C’est pourquoi son observation permet de mieux saisir d’où nous parlons, d’où nous agissons, ce qui nous lie et de mieux orienter nos propres fins. En prenant conscience de lui-même, le réseau se donne la chance de nouvelles orientations, par la responsabilisation de ses acteurs, qui peuvent rejouer les transactions et les tractations implicites bloquant certaines situations. Il se pourrait alors que le « réseau nommé poésie » devienne un des lieux d’intérêt pour comprendre nos fonctionnements de pouvoir, de création, de réflexion, de partage symbolique, de liens entre les individus au sein de nos démocraties numériques.
Antonio Rodriguez
Pour citer cet article, indiquez : Antonio Rodriguez, 3 août 2017, «Un réseau nommé poésie — 10. La redistribution de la reconnaissance», <URL:https://poesieromande.lyricalvalley.org/2017/08/un-reseau-nomme-poesie-10/>