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Une désagrégation au jour le jour, entretien avec Guillaume Favre

Après un premier recueil surprenant et prometteur, Sans mythologies (2016), Guillaume Favre publie un nouveau livre de poèmes chez Cousu mouche, consacré au suicide de son frère Grégoire en 2016. L’ensemble tient entre un requiem rock et un polar poétique, qui interroge la mort et ce qu’il reste de l’autre. Nous prenons le temps d’un entretien avec l’auteur.

Antonio Rodriguez: Votre recueil évoque les traces du frère perdu, notamment par des moyens de communication (le téléphone, la boîte mail, le compte Facebook) ou des archives (les disques, les films, les carnets d’artiste Black Albums). Votre recueil s’achève d’ailleurs sur une longue bibliographie. Tout cela crée une polyphonie de l’appel où se mêlent plusieurs documents. Comment voyez-vous l’importance du document face à l’autre qui disparaît, à ses traces laissées dans la vie? 

Guillaume Favre: Quand on perd un proche dans un monde où les canaux d’informations se sont démultipliés, on se retrouve confronté à un nombre incalculable de traces numériques (textes, photos, messages vocaux). À cela s’ajoute ce que la personne disparue nous laisse matériellement «en héritage»: ses carnets, ses créations, ses livres, ses disques, ses films, ses bibelots, ses meubles, ses vêtements… Mon frère Grégoire était un collectionneur passionné – et un peu excessif -, une sorte de «dandy-Diogène». Son appartement avait des allures de cabinets de curiosités, de bibliothèque géante, de brocante ou d’installation d’art contemporain. Je me suis donc retrouvé face à une montagne d’objets et de fichiers numériques liés à son travail artistique et à sa propre passion pour les documents. Toutes ses affaires ont été autant une richesse qu’un poids. Une richesse, parce que la mémoire de mon frère Grégoire était là partout présente et que j’étais à l’affût de ses moindres traces. L’envie de tout garder, pour tromper la mort, le retenir encore un peu près de moi. Mais toutes ces choses ont aussi été un poids, car on ne peut pas tout conserver au risque de disparaître à son tour dans un capharnaüm complet. Il a fallu trier et faire des choix. Cela fait partie du processus du deuil, mais c’est difficile. Je me suis finalement concentré sur ce qui était aux yeux de mon frère le plus important: son travail artistique, que j’ai eu la chance de pouvoir réunir au sein d’un fonds d’artiste aux Archives de l’État du Valais et à la Médiathèque Valais. 

A. R.: En quoi ces documents créent également un espace commun avec le lecteur?

G. F.: Cet encombrement d’objets, de traces liées au flux contemporain de l’information, nous touche toutes et tous, parce que nous croyons, à tort ou à raison, en avoir besoin pour nous définir, pour garder une mémoire des autres et de notre propre vie. Dans Greg ou rien, tous ces documents s’entremêlent dans une sorte de chant polyphonique, qui permet à la poésie de se déployer. Dans le cumul et l’empilement, des associations insoupçonnées de mots, d’images et de sons se forment et une multitude de voix se fait entendre. 

A. R.: Vous vous interrogez sur le fait d’«écrire malgré soi un polar-poème» (p. 33). À plusieurs reprises, vous pourriez aller vers le récit, mais vous l’évitez à chaque fois, comme si le récit était impossible. Pourquoi avoir adopté une forme poétique? En quoi était-elle nécessaire? 

G. F. : Le récit était impossible. Confronté à un tel deuil, j’avais le souffle coupé. Les mots me sont venus par fragments, par bribes, dans des vers réguliers, mais isolés, toujours proches du silence. Même si la mort de mon frère fut pleine de péripéties qui auraient pu prendre des allures romanesques, la forme poétique s’est imposée à moi. Je ne l’ai donc pas vraiment choisie. C’est une question de souffle, mais aussi de choc. Quand on est victime d’un traumatisme, les images tournoient dans nos têtes, la mémoire est troublée, tout récit part en éclats. Le deuil n’a pas de forme fixe. Discontinu et instable, il évolue «par à-coups» et «sans cesse», explique Roland Barthes dans son très poétique Journal de deuil

A. R.: Vous utilisez plusieurs formes en vers dans votre recueil. Dans la partie «Écrire sans lune», la mise en page donne l’impression d’un appel à l’autre, d’un dialogue impossible rendu par les marges. Comment avez-vous mis en pages ces voix? En quoi cherchez-vous aussi un rythme graphique?

G. F.: Dans la partie «Écrire sans lune», je joue sur l’alignement des mots à gauche et à droite de la page pour rendre compte de cette oscillation que l’on vit quand on perd un être cher, égaré entre deux mondes, celui des vivants et des morts. On est en décalage permanent d’où ce mouvement incessant des mots sur la page. À gauche sont souvent évoqués la vie courante et le quotidien du deuil. À droite, on bascule dans les émotions et la tristesse. Au centre, ce sont des moments de suspens, de recul, de réflexion sur l’écriture. D’une marge à l’autre, l’adresse à mon frère varie. Parfois dans le même énoncé: je peux parler de lui à la troisième personne et poursuivre soudainement au «tu» en glissant sur l’autre rive. Cette mise en page, qui semble très éclatée, confère paradoxalement un caractère organique et vivant au texte, comme si les mots étaient en mouvement devant nos yeux. Elle permet aussi aux vers de respirer, d’exister pour eux-mêmes visuellement, avec l’espace blanc qui les entoure. Le rythme graphique qui se dessine traduit l’éclatement des mots dû à la violence de la séparation ainsi qu’un impossible dialogue avec les morts. J’aime aussi imaginer cette mise en page comme celle de marches, irrégulières, sur les sentiers escarpés du deuil, ou le courant d’un fleuve impossible à traverser.

Dans Black Celebration, la forme des poèmes change: les mots se déploient verticalement de façon continue à la manière du mix d’un DJ derrière ses platines. Il s’agit du récit poétique d’une soirée dansante donnée en mémoire de Grégoire. Dans Vivre ta mort, un autre rythme se fait encore entendre. Le deuil se vit à l’épreuve du quotidien, du temps et des souvenirs. Le tempo se ralentit, les poèmes s’espacent les uns des autres pour laisser plus de respiration. 

A. R.: La poésie habite toute la famille: elle vient par la mère, elle-même décédée, et par le frère, adepte de rock et de Rimbaud. Cette poésie semble une part «maudite», qui fait face à la maladie, mais aussi une résistance pour la vie elle-même. En quoi livre-t-elle une énergie vitale, plus que fatale, dans la famille? 

G. F.: Ma mère adorait la poésie. Elle écrivait des vers dans ses carnets en lien avec son enfance en Valais, qui lui semblait être d’un autre temps. Elle aimait tout particulièrement Christian Bobin. Elle en parlait avec une larme d’émotion dans les yeux. Quant à mon frère Grégoire, il avait pour idoles Baudelaire et Rimbaud pour leur côté «maudit», dandy et révolté. C’est grâce à lui que j’ai découvert entre autres Antonin Artaud, Gustave Roud, Marina Tsvetaïeva. La poésie est donc née en famille. Mon frère Grégoire écrivait des poèmes, ma mère les lisait avec admiration. J’ai donc voulu faire pareil. Mes parents m’imaginaient devenir médecin ou psychologue, mais pas écrivain, car je ne lisais que des BD. Tout a changé quand mon grand-père est mort. Des bribes de phrases me sont apparues, je les ai notées dans un carnet. Confronté à la difficulté d’écrire, j’ai commencé à m’intéresser aux mots des autres. Grâce à une professeure formidable au collège, la littérature s’est alors transformée en révélation. Elle ne m’a plus quitté. 

Que ce soit pour ma mère ou mon frère, la poésie a toujours été source de lumière. C’est ainsi que j’envisage l’écriture, comme une façon d’éclairer le monde, même ses parts les plus sombres. Écrire m’apporte beaucoup de joie quels que soient les thèmes abordés.

A. R.: Ce livre s’adresse à plusieurs personnes: Greg, mais aussi aux enfants; comme Louise, qui ne comprend où est passé son oncle Greg. Vous démultipliez les voix mais aussi les destinataires. Tout cela forme à la fois une musique et une danse de l’appel, lancé à toutes et tous, et un chœur qui répond silencieusement par sa présence. Comment voyez-vous tous ces personnages dans votre écriture?

G. F.: Quand ma fille demande où est passé «tonton Grégoire», l’accent est certes un peu tragique, mais hormis ce passage, mes enfants apportent humour, légèreté et allégresse au livre, avec leurs mots, leur propre poésie. Sans eux, j’aurais vécu très différemment le deuil de mon frère et de ma mère. Ils sont souffle de vie et d’avenir, comme dans ce poème qui les réunit à la fin du recueil:

avec Louise
sous le regard ébahi de son petit frère Ulysse
chanter le cortège violet
des révolutions en marche

Au sujet de la question des «personnages», je cite souvent des proches dans mes poèmes. Parfois uniquement leur prénom, avec pudeur. On frôle ainsi la frontière qui sépare la vie de la littérature. J’aime faire sentir cette limite du langage, ce hors-champ, avec une certaine douceur, un silence qui relève moins du secret que de la vie, par-delà les mots.

Propos recueillis par Antonio Rodriguez

Photographie : ©Jay Louvion