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Michel Voïta: donner à entendre «ce qui s’échappe»

Étudiants: Quel rapport avez-vous avec la poésie, et comment la définiriez-vous?

Michel Voïta: Je vais séparer deux choses, c’est-à-dire en tant que lecteur ou en tant qu’interprète. En tant que lecteur, la poésie m’intéresse. En tant qu’interprète, j’ai mis du temps à oser m’en emparer, parce que je trouvais difficile… Prenons pour simplifier… Disons que le poétique, ce qui naît de la poésie, appelons-le comme ça, c’est ce qui échappe. C’est-à-dire que l’auteur fait, met en place des mots, de manière un tout petit peu paradoxale, pour qu’un sens s’échappe dans l’autre, dans le lecteur, dans d’autres zones. Lorsqu’on doit interpréter un texte poétique, il faut que ça continue à s’échapper dans l’autre. Or la voix est une information. Et moi, je voyais souvent des gens qui essayaient de lire la poésie avec une voix neutre. On s’emmerde au bout d’à peu près deux phrases. Et puis surtout, ça paraît très prétentieux. Ce qu’on entend, c’est pas le sens porté par cette voix qui se veut neutre, on voit l’effort fait pour être neutre, il bouche ce qui doit s’échapper. Donc, où placer l’interprétation ? J’essaye de recevoir le texte pendant que je le dis, mais de manière secrète. Sans vouloir expliquer aucunement, à celui qui m’entend, ce que je vois, ce que je vis, ce que je sens. J’ai les images, donc vous en avez, en face. Ça sera vos images. Et cette contamination, là, c’est une des choses les plus mystérieuses que je connaisse. Donc j’y mets mon intime, mais sans l’expliquer. Sans chercher à être, sans chercher à communiquer. C’est une chose très difficile lorsque vous êtes sous le regard de l’autre, de partir à l’intérieur de vous, en vous excluant de l’autre. Ça paraît un peu paradoxal, mais c’est là où j’en suis. Et je pense que c’est comme ça que c’est possible.

É.: Vous côtoyez également le milieu du théâtre. La préparation d’une pièce ou d’une lecture poétique se font-elles différemment?

M. V.: Le métier est le même, c’est interprète. Au théâtre, en poésie ou ailleurs, lire ou interpréter – enfin, lire ou «incarner», si tant est que ça veuille dire quelque chose –, ce sont deux volets d’un même métier. Tous les comédiens font des lectures. Ensuite, chacun a sa manière de faire, c’est pour ça que je me prépare beaucoup. Oui, parce que je vais explorer, comprendre, ce qui, dans ce texte que je vais devoir lire, réveille en moi, des choses. Et j’assouplis les passages pour qu’ils soient déjà un tout petit peu préparés et que quelque chose survienne lorsque je suis au moment de les dire. Je ne veux pas préparer. L’erreur, c’est de préparer. Non, c’est une chose, là, qui est encore plus loin. Ce que je m’applique à faire, on appelle ça faire descendre le texte. On quitte les premières couches pour entrer dans des couches plus profondes. Donc, de ce point de vue-là, la descente dans des couches plus profondes se fait de manière plus restreinte et plus petite sur un texte poétique, parce qu’il est plus court qu’un texte de théâtre, mais c’est la même chose. Enfin pour moi en tout cas, c’est la même préparation que pour jouer au théâtre.

É.: Au théâtre, la représentation est caractérisée par la gestuelle et la voix. Qu’en est-il de la poésie?

Si j’ai envie de bouger, je bouge. Il y a des gens qui ne le font pas, parce qu’il faut se tenir, parce que la poésie, vous savez, a quelque chose d’un peu… Culturellement bien, vous savez, c’est de la poésie. Il faut bien se tenir, il ne faut pas faire des petits bruits incongrus. Et moi, je n’ai pas du tout ce point de vue-là. Donc si je dois bouger parce que j’ai envie et besoin de bouger parce que ça me pousse, je ne me prive absolument pas de le faire. Ma voix, je ne m’en occupe pas. Ce qui sort, je ne m’en occupe pas. Je m’occupe de ce qui précède le fait que ça sorte. Je sais que l’organe suivra. Bien ou mal, il suivra. Mais on ne s’en occupe pas du tout. S’occuper de la voix, c’est se placer à un niveau d’extériorité, c’est se placer déjà dans le regard de l’autre. Non, je m’en fous complètement. Non, ce n’est pas tout à fait honnête. Je tends à m’en foutre, et j’y arrive de plus en plus, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Parce que, c’est la chose la plus intime d’un être, la voix. Moi, j’ai dû apprivoiser cette chose-là, c’est quelque chose qui est un peu étranger à moi lorsque je l’entends. C’est un étranger que je connais bien. Et pour le reste, je m’en fous, je laisse faire. Parce que ce n’est pas l’important, c’est un outil. Mon problème est de pouvoir oser être fragile et non pas fort. Si je suis fort et que j’essaye de tenir une chose, je l’ai avec l’ennui dont on parlait auparavant, avec une voix contrôlée comme ça. Non, mon but est d’être fragile et souple entre le conscient et l’inconscient qui vient au moment où je parle. Ça, c’est mon travail. Ça paraît très simple, c’est horriblement difficile à faire. Il faut du temps, c’est passionnant, mais il faut du temps.

É.: Vous avez fait des représentations avec des musiciens, trouvez-vous qu’il y a un lien qui se crée entre la poésie et la musique?

Ça peut, dans tous les cas, ça dépend de ce qui s’échappe. Certains parlent du sentiment que la musique leur procure comme quelque chose de presque spirituel, alors je pense que parfois ça peut se rapprocher de la poésie. En tout cas, je peux l’imaginer, mais la limite que j’ai est que je ne suis pas du tout musicien, alors je n’ai pas cette rigueur sur laquelle je pourrais m’appuyer. Quand je dois être en dialogue avec un musicien, le problème est d’alterner entre musique et parole, et je sais que je ne me repère pas vraiment dans la partition pour savoir quand ça va être mon tour, alors ça marche seulement quand c’est une musique que j’arrive vraiment à ressentir, là ça va tout seul avec la poésie.

É.: Et ça vous plaît de mettre la musique et la poésie ensemble?

Ce n’est pas la première chose qui me vient en tête, et je ne suis pas suffisamment compétent pour mettre en musique un texte, mais s’il faut travailler avec un musicien et que j’ai assez de temps pour me préparer, oui ça peut vraiment m’intéresser. Mais il y a du travail.

É.: Est-ce que vous interprétez aussi des textes poétiques en vers? Ou vous ne le faites qu’avec de la prose? Et pour vous, y a-t-il une différence entre les deux?

J’interprète également de la poésie en vers. Non, pour moi chaque texte induit un traitement particulier, il y a pas une position d’acteur fixe pour les textes. Il y a un rapport particulier pour un texte, qu’il soit en prose ou en vers. Par exemple, la dernière (représentation) que j’ai faite en vers, c’était Jim Harrison. Si vous prenez Harrison, ou Baudelaire ou encore Queneau, ce n’est pas la même chose, et si vous cherchez à comprendre comment ça peut faire surgir des images en vous, vous verrez que c’est tellement différent à chaque fois que vous allez les travailler chacun d’une manière différente. Il y a le rapport entre le fond et la forme, il faut comprendre à quel moment la forme du texte est nécessaire et doit être mise en avant pour que, ce qui doit s’en échapper, s’échappe. Et au contraire, les moments où il faut l’atténuer. Pour chaque texte, je commence par les taper (au clavier), je le fais lentement, et c’est bien, car ça me fait entrer dans le texte petit à petit et sans effort particulier, sans me poser de questions. Par exemple, pour le texte de Jim Harrison, je l’ai tapé et lu deux fois, et c’était tout, j’étais prêt, je suis allé à la représentation comme ça. Techniquement je n’avais aucune préparation, il faut s’empêcher de trop y penser, et surtout de penser à comment on va faire ou dire telle ou telle chose le jour J.

É.:  Et j’imagine que le stress complique les choses,

Oui, en fait c’est comme un rendez-vous amoureux, si vous le préparez trop, ça va probablement mal se passer. Du genre «je vais lui dire ça puis ça et ensuite je vais essayer de faire comme ça» etc., non il faut juste y aller et voir comment ça se passe. Mais bon, ce n’est pas facile, avec le stress, il faut passer au-dessus. Et à mon âge, s’en foutre, c’est sûrement plus facile. Comparé à vous, il me reste moins devant que derrière, alors passé un certain cap on sait qu’on est sur le toboggan et qu’on ne peut rien y faire. Pour l’interprétation, ça aide.

É.: Et donc en regardant en arrière dans votre carrière et votre vie, est-ce que vous avez une recommandation littéraire à nous faire?

Aucune. Débrouillez-vous. Non mais je veux plutôt dire que vous devez vous faire plaisir, c’est essentiel, le plaisir et l’envie. Et donc je ne peux pas vous recommander un texte et vous dire d’avoir du plaisir et de l’envie à le lire. Si vous n’en avez pas pour tel texte et bien vous n’en avez pas et tant pis, ce n’est pas grave. Alors que quand vous lisez un texte, c’est que quelque chose vous a dirigé vers lui, ces directions, ces désirs, suivez-les. À vous de faire vos expériences, alors non, aucune recommandation de ma part. Des choses qui auraient été vraies pour moi ne le seront pas forcément pour vous, je suis sûr que nous n’avons pas eu la même vie, la même jeunesse, les mêmes expériences. Alors suivez ce que vous êtes, ce qui vous plaît, et ça va faire vieux con, mais ce n’est pas facile parce que vous ne savez pas encore qui vous êtes, et même à mon âge on ne le sait pas encore complètement. Parfois, on pense que quelque chose nous parle vraiment, et ensuite on se rend compte qu’on a juste fait comme les autres. Ça prend du temps à trouver son unicité, et c’est laborieux. Et en effet, c’est ça qui m’intéresse, chercher et apprendre.

Entretien réalisé au domicile de Michel Voïta le lundi 20 novembre 2023

Propos recueillis, par Luc Boillat et Cláudia Das Neves Lopes

Photographie: Nuno Acácio