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Une vie poétiquement bonne (lettre 2)

Lettres à une jeune poétesse romande (2), suite de la série d’été.

Lausanne-les-Arches-sur-le-Flon,
le 8 juillet 2024

Leïla, je poursuis ma lettre, que j’ai interrompue hier, en raison du démon du travail qui martelait comme un insensé sur l’enclume de ma boîte électronique.

Votre envoi me change des manuscrits trop vite expédiés, trop vite lus, qui visent avant tout à obtenir des échanges rassurants et à discuter des liens à l’édition. Votre propos, précis sur ce que vous n’aimez pas (les « facilités », comme vous les appelez, et « l’élitisme »), me montre aussitôt votre sens de l’orientation dans la multiplicité des vies poétiques possibles. Vous me demandez si des débats de société doivent traverser la poésie, si la forme de vos poèmes a des chances d’intéresser ceux qui la lisent, si l’édition papier vaut mieux que les réseaux sociaux, et si je vous vois, finalement, en poétesse. Mais, face à tout cela, je n’ai qu’une question : êtes-vous prête à mener une vie poétiquement bonne ?

Car c’est parfois la dernière question que se posent les poètes, bien trop tard, peu avant leur mort, alors qu’elle se trouve à l’origine de leur création. Ai-je bien agi en poésie ? Par vie poétiquement bonne, je n’entends pas la seule édition de vos livres, que j’espère nombreux et bons, la reconnaissance littéraire, la qualité de vos poèmes, peut-être une forme de gloire et des traces laissées dans une histoire littéraire locale ou nationale, mais aussi votre manière générale de vous comporter et d’agir en poésie, au quotidien. Pour moi, le désir d’être poète peut leurrer, et conduire à l’esthétisation du moi ou à l’investissement d’une énergie pour votre seule notoriété. Je l’écarterais pour une éthique de soi dans la langue et parmi les autres ; un peu comme la poéthique de Jean-Claude Pinson. Je vous parle de comportements, d’élans, de forces poétiques, avant de considérer des points techniques, mais ces derniers prendront forcément le chemin des premiers. Pierre Reverdy le disait autrement : « L’éthique, c’est l’esthétique du dedans. » Votre écriture engage votre éthique, et cette éthique se nourrit elle-même de votre connaissance.

Un appel vous convoque, nous convoque, vers quelque chose d’inaudible, d’inconcevable, d’innommable, et je crois nécessaire d’oublier momentanément votre image, votre nom ou votre potentiel succès pour mieux percevoir de quoi il s’agit. Si votre appel fait de vous cette personne en qui je crois, il vous invitera, bien loin du « je-veux-être » ou du « tu-dois-devenir ». Au lieu de cela, il vous convie à vous ancrer et à vous mesurer poétiquement avec vos contemporains, dans une conjonction très organique, qui voue la sensibilité à tout ce qui se passe en poésie aujourd’hui, sans en être dévorée ou découragée. S’il suffisait de prendre la pose de la vocation ou de la provocation, de jouer sur quelques errances et des paradoxes (je revois certains romanciers à la mode s’essayer à l’attitude, sans grandes ressources : Houellebecq, Tesson, et quelques autres, y compris en Suisse). Le succès ne suffit pas, ils veulent posséder une part du secret ; un peu comme des chimistes feraient subitement des traités d’alchimie. En croyant le posséder, ils démontrent trop souvent une poésie sans danger et sans crainte de communiquer. Dans un essai récent, Martin Rueff écrivait : « Il reste que la langue est associée à un savoir et à un danger : au danger du savoir et au péril de sa communication. » C’est pourquoi je préfère au désir de devenir poète la soif de poésie, avec ce qu’elle exige de sang pour nous abreuver aujourd’hui. Car nous officions face à une brèche dans la réalité, face à un code inhérent de la matière qui passe par les mots. Tout ce qui fait resplendir cette obscure lumière interpelle et mobilise. « Mystérieux jeu d’échecs que la poésie » (Jorge Luis Borges). Même impure, même délaissée, même galvaudée, cette énergie se lie immédiatement à votre appel et le nourrit. C’est pourquoi tenir compte de l’ensemble du jeu, de cet échiquier infini, vise aussi à prendre soin de ceux qui – en nombre – viennent à la poésie avec vous. Poètes, éditeurs, traducteurs, enseignants, comédiens, chercheurs, journalistes, bibliothécaires, expérimentateurs. N’ayez aucun préjugé en les approchant, en les écoutant, quelque chose vibre en eux qui vibre avec vous. Ils produisent de l’énergie. Dans ce contemporain peuplé d’amis, vous percevrez encore d’autres rayonnements, des reflets et des échos sumériens, égyptiens, grecs, sanscrits, chinois, peut-être des formes à venir.

Ma chère Leïla, vous le savez déjà, vous ne venez à moi que pour conforter cette force qui demande à grandir et à prendre place. Elle va croître en vous, ouvrir des horizons par-delà les ciels fermés. Ce qui délivre la poésie des cloisons sociales reste impensable, c’est-à-dire une part encore à penser parmi les combinaisons de la langue. « J’ai rêvé d’une genèse », écrivait Lorand Gaspar, « l’univers naissait sans s’interrompre ». Vous êtes dans ce rêve, face à une source perpétuelle de matière. Vous avez la conscience d’un appel qui passe par la poésie, éclate les limites, et cet appel me semble grandiose en tant que tel : il faut d’abord le cultiver, le transformer en lieu, pour faire passer en vous non seulement des lectures, des vers, des proses, des performances, mais surtout du temps. À mes yeux, un grand poète, et avec vous je l’espère une grande poétesse, est d’abord une personne qui surplombe le temps, et sait, depuis son instant présent, faire vibrer les origines avec la mort. Conscient du moment, de sa faille, de son ouverture, le poète enchante poétiquement les désenchantements contemporains, pour les amener à un état d’incandescence, pour parvenir à une force en constante création d’elle-même. Hegel nommait cette conscience « situation », et je ne vais pas vous parler de Hegel. Mais j’aime ce mot de « situation », que je crois central. Il m’a fait rencontrer l’œuvre de Max Jacob, jadis. Dans votre poème « Aube lyrique », vous écrivez justement de l’amant qu’il scrute votre corps en « irisant mon hymen de son regard mortel ». J’aime ce genre de formules situées, encore fumantes de la nuit et dévoilées, même si elles portent quelques pétales baudelairiens. Vous y soulignez les nuances de l’amour, du corps et du temps. Avec justesse, la nuit s’achève pour vous par une fatale « lettre de rupture aux plis trop parfumés ».  Alors, vous rejoignez Henri Michaux pour dire que « là où on attendait des “anges”, des démons prennent place. » Le dédoublement porte une éthique de la poésie, une connaissance de soi, de l’autre en soi et des autres.

Leïla, pardonnez cette lettre, qui ne répond qu’imparfaitement à vos questions, mais j’entrevois en cet été, saison des grands incendies, une manière de vous prendre aux mots et d’essayer de cerner, grâce à vous, ce que la poésie contient d’énergie à présent.

Votre ami,
Antonio