Série d’été. Lettres à une jeune poétesse romande, par Antonio Rodriguez. Cinquième lettre.
Lausanne-la-Belle-Inclinée, le 25 juillet
Chère poétesse,
J’imagine déjà votre réaction à cette dénomination, et cela m’en amuse. Le mot doit susciter chez vous autant d’adversité que d’adhésion. Non, bien sûr, vous ne vous dites pas « poétesse » comme tant d’autres cherchent à le faire ; mais oui, bien sûr, vous êtes une « poétesse » quand même. Ce mot reste toujours curieux à porter. Il n’y a pas de fonction sociale associée, mais plutôt une manière de flotter dans la vie, de flâner entre toutes les positions, de se situer dans l’entre-deux, peut-être dans toutes les failles de la société. Facile à contester ! Il y a des adeptes du « moi-je-suis-poète » à tout bout de champ. Il faut quand même le sortir de temps en temps, rien que pour savourer les réactions que l’expression suscite. Personnellement, je lui préfère des formulations plus précises : « je me consacre à la poésie », « mes journées sont faites de poésie » ; comme si se dire « poète » ne suffisait plus à remplir une vie, comme si cela ne recouvrait pas toute la complexité de la poésie au quotidien. Repensez à Stéphane Mallarmé qui, en écrivant moins de poèmes, se livrait davantage à la poésie.
Je rebondis sur la contrariété que vous avez ressentie face à ce jeune homme qui vous demandait « tu fais quoi dans la vie ? ». Peut-être auriez-vous dû répondre comme ce personnage de Primo Lévi : « Je fais depuis toujours ce métier qui consiste à connaître une certaine pierre lourde dans la main, à la trouver dans des pays lointains, à la fondre au feu d’une façon que nous connaissons et à en extraire le plomb noir. » Mais par habitude ou politesse, vous avez énuméré vos activités nombreuses (études de Droit, investissement dans l’aide juridique bénévole, cours de français pour les migrants) ; en occultant en partie votre fondement, qui est aussi votre débordement. Comment lui dire ce que la poésie représente pour vous ? Imaginons : « J’écris de la poésie ». La remarque automatique arrive : « d’accord, mais tu fais quoi vraiment ? Tu vis de quoi ? ». Ce « vraiment » en dira toujours long sur le besoin des fonctions ; en Suisse particulièrement, où le métier forge l’essentiel de la personnalité : je-suis-ceci, je-fais-cela. Alors, votre être sera une position, prête à l’emploi, à l’employabilité, suscitant d’étranges formes de désespoir, si vous êtes au chômage. « Être » et « faire » se trouvent réduits à peu de choses dans ce genre d’échanges, et vous êtes priée de ne pas trop complexifier. Mais vous pourriez aussi répondre avec Tardieu : « J’écris, car j’ai peur de voir saigner les entrailles du jour ». Fin de la discussion.
La « fonction » rassure, d’autant plus si vous travaillez au sein d’une grande « institution ». Les institutions, ce sont les organes de la société, elles servent à quelque chose de précis, et ne prétendent pas à une autre fin qu’à certains objectifs. La poésie s’offre comme une alternative aux organes. Les GAFAM, qui se déclarent « Alphabet » ou « Méta », sont des conglomérats d’organes mondiaux, qui engloutissent et s’accroissent démesurément. Je rejoins Artaud sur le besoin de se faire alors un « corps sans organes ». La poésie y contribue. Vous n’aurez jamais peur de dire que vous êtes « juriste » pour telle « compagnie d’assurance » Mais, dès que le mot « poétesse » apparaîtra, une ombre viendra dans le regard. Sans doute en raison de quelque chose d’instable ou d’inquiétant ? « L’homme qui regarde son reflet est tout près de se perdre », indiquait justement le personnage du Reflet chez Gustave Roud. La question est dans le langage même : dans quelle langue peut-on parler de poésie ? Êtes-vous encore dans le langage commun ? Car la poésie se constitue comme un langage singulier, parfois surplombant, au sein du langage, par-delà certaines fonctions communicationnelles habituelles. Où vous perchez-vous pour aller vers ce langage ? L’ombre apparaît. Quiconque peut vous poser des questions sur votre « domaine », mais plus rares seront ceux qui parviendront à le faire de votre syntaxe ou de vos vers ; si ce n’est pour dire, « et tu vends beaucoup de livres ? ». Fin de la discussion.
Artaud ouvre les yeux : partout, la poésie est souffle, exorcisme, prière. La poésie expose à la nécessité de sortir du fonctionnement, des cases, et que votre vie soit réduite exclusivement à une institution : Leïla, la juriste d’Axa. C’est un peu court. En se décalant ainsi, elle redonne justement le goût et l’énergie. Si notre société et ses individus produisent des fonctions comme des organes, nous sommes assignés très tôt à trouver une place et une utilité dans cette belle mécanique sociale. Mais nous devons tous essayer d’en sortir aussi, pour mener des allers-retours. Deleuze et Guattari énuméraient les grandes tentations destructrices qui expliquent combien le drogué, l’alcoolique, le fou, le prisonnier cherchent à sortir de ces organes ; le sadique, le violent, le criminel aussi ; les malheureux, les suicidés, les ratés évidemment. Certes, mais c’est l’aspect sombre. Selon moi, le moment le plus intense du corps sans organes, qui a sa splendeur, reste une expérience par nous tous vécue : la naissance (la femme, l’homme et le nouveau-né s’y trouvent totalement retournés et déréglés dans tous leurs sens). Mon cycle Europa est sillonné par cette question, tout comme par celle des mourants.
Un point de départ se révèle dans la platitude des discussions, car « là où ça sent la merde, ça sent l’être » (toujours Artaud). Nous avons beau tirer la chasse, oublier nos déjections, nous trinquerons toujours avec des verres pleins d’eau souillée, en nous satisfaisant de ce goût parfaitement chloré. Tchin ! C’est pourquoi les regards de poètes sont ceux des plombiers, qui captent les flux des eaux usées, d’un langage bruni, et nettoient les écuries d’Augias de la parole (il y a un beau texte de Ponge là-dessus).
On redoutera à tort une sorte de « double vie », comme le disait le sociologue Bernard Lahire, l’une étant parfois cachée par l’autre ; comme s’il était difficile de les faire co-exister, alors que la double activité reste souvent l’évidence même pour beaucoup. Le grand poète sonore Bernard Heidsieck travaillait à la Banque de France ; certains poètes étaient diplomates (Saint John Perse, Paul Claudel). Je connais des jeunes retraités qui prétendent arrêter de travailler pour se vouer entièrement à l’écriture. À vrai dire, ils prennent leur retraite, et n’écrivent pas plus. Mais la nuance est de taille. Vous ne serez jamais entièrement « l’éditrice de collection », « la directrice d’un musée », « la journaliste culturelle », la « juge ». Un poète se trouve forcément scindé, non parce qu’il occupe deux fonctions, mais parce qu’il se dédouble entre une fonction et une non-fonction. Je redoute les poètes qui se prétendent uniquement des « professionnels » de leur art. La pose, certes charmante, est surjouée dans le domaine aujourd’hui, même si l’écriture prend beaucoup de temps et même si l’écriture est une priorité. Mais, en affirmant cela, ils reprennent l’antienne de la fonction, de la visibilité, des papiers d’identité. Tout est en ordre, tchin ! Il y a peu, les maisons d’édition poétique suisses s’appelaient « Samizdat » (« ouvrages clandestins » en russe) ou « La Dogana » (la « frontière » en italien) ; comme pour rappeler cette évidence de l’entre-deux, des réseaux de l’ombre.
Vous travaillerez dans un domaine, vous mettrez de la passion et de l’énergie pour un métier que vous aimerez (je l’espère), mais vous aurez toujours cette marge, parfois étroite, parfois plus large, de la poésie ; état brûlant comme une eau-de-vie. Pourtant, une chose est certaine : le temps de l’écriture sera toujours à dérober, le matin, le soir, la nuit ; nul ne vous laissera ce temps spontanément, car tous voudront le prendre pour de bonnes raisons, en vous renvoyant à certaines obligations. S’il y a encore du feu à voler, celui-ci se situe entre les montagnes de mails, les vagues d’urgences, les déferlantes de rendez-vous, les sollicitations diverses, les sorties légitimes, les vacances reposantes, les lectures incontournables. Votre écriture passera peut-être pour un égoïsme, une rêverie, voire un caprice ; mais devenue nécessaire, elle trouvera sa place, et convaincra par sa priorité.
Antoine Emaz évoque souvent la même scène d’écriture dans ses recueils : épuisé par la journée de travail, les piles de corrections, les actualités à la télévision, la préparation du repas, la vie de famille, il se retrouve seul le soir, recueilli dans le silence, sur la table de la cuisine, afin d’écrire. Sur la baie vitrée, il voit alors son propre reflet comme celui d’un spectre. Le double ou l’envers. Cela nous convoque dans une bascule de la journée, pour commencer le rituel : celui de l’écriture et de la lecture, toutes deux synchronisées. Anne Perrier le décrivait autrement : « Le bleu des lointains me transperce / Et tout le bleu du vent / Et jusqu’à l’âme / Le bleu cavalier de la mort ». Pour beaucoup, les soirs, les nuits, les vacances et les week-ends livrent à ce cavalier, à ce bleu, à ce noir, à ce blanc, à l’envers de votre vie. Vous pourrez faire comme tout le monde le jour, mais la rencontre avec votre spectre (peut-être avec les spectres de votre vie) creusera forcément le moment fatal de votre écriture, qui vous détachera de ce fonctionnement.
Les plus grands magiciens ou sorciers de notre temps se cachent sous des habits ordinaires, et jouent souvent aux idiots du village mondial. Mais si quelques éclairés, « aussi complexes qu’une foule » (Apollinaire), sont venus éclairer la vie, alors ils portent en eux une nuit totale, et leur lumière luit de manière inversée. Le soir venu, dans des laboratoires intérieurs, ils préparent les exquises potions des mutations et des souffles. Je ne vois pas comment vous pouvez atteindre des formules secrètes, des incantations puissantes, des vapeurs plaisantes, sans vous muer vous-même en « autre » (vous aimez trop Rimbaud pour vous épargner la formule). Plus qu’une écriture, votre poésie doit se faire rite ; rite dans le temple de la wikipédie contemporaine. La voix n’est plus votre voix, mais « quelqu’un des voix » (toujours Rimbaud) — elle révèle le regard, qui ne répond plus exactement aux yeux aimables — quelque chose inquiète. Vous percevez alors le vaste champ de forces qui vous traversent, et vous vous mettez à écrire. Dans « Cuisine II », vous décrivez parfaitement ce processus vital : « l’épluchure de l’échalotte a tiré une larme / alors j’ai savamment découpé son bulbe / pour assaisonner le ragoût sans goût / de la réalité ». Le secret de la vie est dans l’oignon, disait Max Jacob.
Ainsi, chère poétesse, vous parvenez au plus juste, à cette « alchimie » poétique tant rêvée qui renverse la brutalité des sensations en pleine vigueur d’une situation nouée d’émotions et d’observations. Nulle prophétie ou don dans ces vues, nul génie, mais une capacité rare à s’inverser plusieurs fois et à trouver une vision dans un regard en miroir, entre les mille écrans d’aujourd’hui, pour amener la poésie dans les mots. Ni les psychédéliques, ni l’alcool, ni la débauche ne parviennent à nous déchirer aussi radicalement que ce dérèglement très ordinaire, qui invite à l’aller-retour entre le visage offert aux autres et cet envers fantomatique qui guette près du clavier.
La nuit tombe sur l’Europe, il est temps de vous transformer.
Votre ami,
Antonio
P. S. Désolé d’avoir pris autant de temps pour vous répondre.