You are currently viewing Pierre-Alain Tâche lit <em>Par la présente</em> de Françoise Delorme

Pierre-Alain Tâche lit Par la présente de Françoise Delorme

Le titre de l’ouvrage ne laisse aucun doute sur ce qui est attendu du lecteur. Il l’implique, en effet, d’entrée de jeu, en lui notifiant qu’il aura à prendre acte d’un message qui le concerne et dont il aura à envisager les effets. Quant à l’exergue emprunté à René Guy Cadou («Et la main jeune fille qui froisse les lauriers»), il incite, au-delà de sa possible ambiguïté, à envisager que la poétesse entend signifier qu’elle se gardera de toute complaisance vis-à-vis d’elle-même dans l’évaluation de ce que l’écriture atteint.  

Cela étant, à quoi sommes-nous confrontés? On ne manquera pas d’être frappé par la densité du substrat sans lequel les poèmes ne sauraient exister. Il est, ici, si substantiel que le foisonnement thématique pourrait nourrir le soupçon d’une disparité propre à disperser l’attention. Or, il n’en est rien, parce que l’exploitation du riche champ ouvert de la sorte ne tend manifestement pas à l’élaboration d’un simple recueil de textes, mais bien à la conception d’un livre qui en organise les strates, les consonances et les résonances ; d’un livre qui témoigne d’une lucidité affrontant la difficulté d’être, mais aussi la complexité d’un temps où la référence à la beauté tend à devenir impossible.

À noter que, pour parvenir à ses fins, Par la présente ose une succession de formes mises en opposition. Ces modulations ont fonction d’éclairer le mouvement même et les arcanes d’une pensée structurante. On glisse ainsi des grandes strophes initiales, inaugurales mêmes, qui sont comme des pierres levées au bord du chemin (et la densité du texte dicte cette comparaison) à des pages plus aérées, plus concises. Et réciproquement.

Avec une sensibilité parfois comme écorchée, Françoise Delorme n’a de cesse qu’elle n’ait cerné, s’il se peut, ce qui reste à dire, ce qui peut encore être dit, serait-ce avec les mots du refus. C’est que l’époque ne lui sied guère. Et cela nous vaut une quête tout à la fois inquiète et ambitieuse qui convoque les ressources d’«un cœur ancien», puis celles de l’Histoire ou des arts, sans négliger les consolations du réel et la médiation du proche.

Cependant, c’est dans le mythe que la démarche trouve sa plus profonde assise. Ainsi, Eurydice, qui ne fait encore qu’espérer la lumière du jour, est-elle très présente, dans l’ «ombre brûlée» d’Orphée et dès la deuxième section du livre ; elle le sera encore, plus symboliquement, dans les poèmes qui suivent et jusqu’à laisser sa figure se dissiper dans les Triptyques de guerre qui constituent le centre et la partie la plus importante de la publication. Ainsi, dans Le silence des oiseaux, où «[e]ntre silence et silence / seul celui de la vie / crie», un retrait peut-il s’opérer vers une autre clarté.

Mais c’est peut-être dans les poèmes d’Avec la robe bleue que l’on devine ce que le dépouillement du verbe rendra possible. Et, singulièrement, dans Rassembler des miettes. Cette ultime section du livre focalise le chant sur un désarroi rendu très concrètement perceptible et sur les dons simples qui permettent d’y faire front. Hospitalisée, la poétesse surmontera l’épreuve dans l’échange. Elle s’autorise alors cet aveu : «j’écoute comment / on devient / mortel» – même s’«il n’y a plus aucune raison / jusqu’à la mort».

Françoise Delorme, avec intelligence et sensibilité, affronte notre époque les yeux ouverts. Son questionnement est tissé de révolte et de solidarité, de désarroi et d’espérance, mais aussi d’acquiescements à la beauté qui l’entoure. Si elle entrevoit (et sans doute de plus en plus difficilement) une possible résilience, ce pourrait bien être en accord avec une voie orphique où l’intuition naît qu’au-delà de la désillusion et, même parfois, de la désespérance, la vie se perpétuera si la parole parvient à lui restituer des «miettes» de ce qu’elle est, de ce qu’elle fut, avant de redevenir silence.   

Refermant le livre, le lecteur devrait volontiers convenir d’une constante dans la recherche de la poétesse. Elle tient à sa volonté de tenter de «sortir de soi» , mais aussi de déterminer «contre quoi être pour». Cette lutte, car c’en est une, impose de déjouer les pièges du chaos et d’aller au-devant de l’autre pour réaliser le partage qui pourrait bien se révéler être la nécessité qui sous-tend cette poésie, non sans lui conférer une légitimité singulière.

Pierre-Alain Tâche