Lettres à une jeune poétesse romande (3), suite de la série d’été
Lausanne-les-Chantiers-Permanents,
le 14 juillet
Excusez le temps pris à vous répondre, chère Leïla, mais votre dernière lettre m’interroge si radicalement que j’ai la crainte d’écrire à la hâte, par esquisses ou simple goût de la conversation ; et, par conséquent, de nous faire perdre un temps précieux à tous les deux.
J’ai décelé dans votre lettre une pointe de déception, certainement due au manque de commentaires sur vos poèmes et votre projet. Si la « situation » première vous a parlé, vous attendez de mon regard quelque chose de plus précis, que je n’ai peut-être pas voulu vous donner d’emblée, et que je donne rarement d’ailleurs ; non par réserve, mais par pudeur. Vous avez raison, toutes les œuvres ne se valent pas, et beaucoup devraient aller plus loin, si elles ne s’arrêtaient pas aux premières pistes, aux intuitions entrevues comme satisfaisantes, aux facilités pour boucler un ouvrage. Un ami m’incitait à publier un recueil par année, pour que le cumul des livres rende la posture poétique évidente à chacun, mais cette attitude généralisée conduit à la surproduction actuelle, avec des ouvrages pas toujours très aboutis, que je crois être une mauvaise dépense d’énergie, y compris en poésie.
Même placée sous le signe d’une vie poétiquement bonne, une œuvre doit aller par-delà les intentions de l’auteur, par-delà sa biographie, pour déployer son énergie poétique avec une certaine technique. Car à travers chaque poème, une éthique de l’écriture, qui allie la façon d’écrire et la manière de vivre, se perçoit aisément par la densité du « travail », la consistance de la « forme », les subtilités du rythme ou l’aspect « concret » des images. « Énergie » veut donc dire ici « noyau de forces », « conjonction de flux », « capacité à créer », « habileté à se corriger ».
Vous n’avez à éviter aucun thème, car aucun ne détient de ressort poétique en particulier. Bien évidemment, l’amour peut en devenir un, mais il traverse autant le roman ou le théâtre. Rilke avait tort de l’exclure, comme s’il s’agissait d’une aire sacrée, même si la moindre médiocrité poétique irrite ou fait rire dans une évocation de l’amour. Car il reste une expérience de première vitalité, et engage la sensibilité de manière si puissante qu’il peut constituer un excellent seuil pour s’essayer poétiquement ; mais alors, croyez bon d’y joindre minimalement les secrets de la génération ou les fibres de votre nervosité sentimentale.
À vrai dire, il n’y a pas de thème poétique ; ou alors, chaque thème devrait être traité comme une aire sacrée que l’écriture risquerait de profaner. Dieu, la mort, la naissance, l’abandon, l’exil, l’autre, la beauté, les splendeurs, peu importe, c’est ainsi que nous devrions avancer ; comme des profanateurs permanents qui osent franchir certaines limites par la langue, et s’arrêtent seulement après avoir inspecté, voire dévasté, l’espace, pour le rendre sacré autrement. Ne pas confondre le besoin de maturation avec l’interdit. « Oublie les ruses, ô amoureux / et deviens fou, et deviens fou / Pénètre dans le cœur du feu. » (Rûmi) Nous avons besoin de temps, de conscience, de franchir les vieilles limites pour se sentir les profanateurs des espaces protégés, murés entre silences et non-dits ; afin de les rendre à nouveau fréquentables, voire habitables, pour chacun.
J’éprouve des difficultés avec les poésies directement engagées, trop explicites, insuffisamment travaillées sur la suggestion. Pardonnez mon avis, car je savoure encore le mystère, l’évocation, les atmosphères. J’aime lorsque vous écrivez : « À minuit, mon esprit hume le jardin du salut / quand serpente l’étoile aux écailles lactées. » Aujourd’hui, la poésie se donne souvent en formules saillantes, précises, percutantes (comme des punchlines), mais il reste à maintenir une distance dans l’évocation, qui crée quelque chose de mystérieux, une aura, une marge ; peut-être s’agit-il justement du renversement dont je vous parlais dans une lettre, le passage subit d’un état de soi à l’autre. Sinon, tous les discours se vaudraient, et la poésie n’apporterait rien de plus qu’un peu de sonorités, de mots rimés.
En lisant vos poèmes, je me disais que la banalité du quotidien restait fondamentale encore aujourd’hui. Elle donne un aspect concret aux images : une ampoule au plafond, un rideau de douche qui colle aux cuisses, une tasse de thé qui refroidit dans la main. « En entrant dans le train, un mendiant m’a poinçon-/né la main ». Votre rejet (métrique) transforme les mots en forme. En poésie romande, j’ai vu ce quotidien apparaître plus systématiquement au tournant des années 2000. Nous étions quelques-uns à l’évoquer : Laurent Cennamo, Sylvain Thévoz, Mathilde Vischer. Une décennie plus tôt, Frédéric Wandelère avait pu en représenter une de ses couleurs, charmante, raffinée, en petites touches d’ironie, au moment où la poésie restait imprégnée par les grandes forces élémentaires à partir d’une pierre, d’une fleur ou d’un brin d’herbe. Aussi, des entrepôts, un supermarché, des bâtiments de banlieue, des arrêts de bus, des cyclistes, un musée ou une bibliothèque publique peuvent servir de paysages fondamentaux pour un recueil. Mais ce quotidien ou ce paysage plus urbain méritent toujours d’être densifiés par des couches (d’identité, d’histoire, de guerre ou de spiritualité). Nous parvenons alors à surmonter la pure banalité et le nihilisme qui guettent en elle, tout comme d’une application idéologique en poésie.
Il n’empêche : la présence des migrants, si nombreux à périr dans les eaux européennes, peut amener une forme de surprise, comme vous le faites délicatement dans le poème « Vagues de papiers », par l’écume en Grèce ; lorsque quelques algues touchent les mollets des baigneurs, et font penser à de potentiels doigts ou orteils qui frôleraient « les touristes venus rêver dans l’onde égée à la genèse d’une déesse ». Les plagistes éduqués s’abreuvent de « beauté » classique sur les lieux mêmes de la culpabilité démocartique actuelle. Votre densité redouble mon plaisir.
Mais la réussite d’une image m’interroge aussitôt : le reste du poème est-il à la hauteur de ce trait ? Je connais des auteurs qui sont si subjugués par une image qu’ils en oublient l’ensemble. Je m’interroge toujours. Dans quelle séquence s’inscrit un poème ? Quel est son poids dans le livre ? Quelle est sa lumière ?
Côté technique, le violoncelle, que j’ai peu pratiqué, m’a appris une chose : nous devons toujours composer avec deux maîtrises. La main gauche débusque sur le manche la note juste, la fait vibrer, tandis que la main droite (en apparence la plus facile, mais en réalité la plus complexe, est celle qui détient le liant, l’intensité, le rythme). J’aime à y voir un secret de la poésie, lorsque la technique des métaphores, des images, des mots précis engage des enchaînements ; un peu comme une main gauche attraperait ses notes sur le noir de la touche. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il les amener à cette petite musique de la main droite, qui sonne précisément, accélère, appuie, coulisse, virevolte, frappe de manière caractéristique. Or, cette main droite passe en poésie par la syntaxe. Ainsi, images et flux s’entremêlent dans les phrases, qui se mettent progressivement à résonner d’une mélodie dédoublée par du rythme, c’est-à-dire par du mouvement en ressort ; comme dans l’horlogerie. La musique de la phrase produit le moule pour la séquence ou le livre (comme la petite musique de Vinteuil décrite par Proust, allant d’un air musical au grand septuor). Attaque, silence, montée lente, rupture, clausule percutante ; vous pratiquez ce canevas bien contemporain. La technique en poésie pourrait consister à trouver des images justes, à les tendre pour les faire vibrer dans le poème ; et ces images se délivreraient grâce à une syntaxe inattendue (d’autant plus en français, langue sans syllabes longues ou brèves), qui fonderait et ouvrirait le rythme, c’est-à-dire les inscrirait dans le temps et la durée.
Leïla, vous le savez déjà, ces deux techniques, même prodigieusement maîtrisées, ne suffisent jamais, et Mallarmé parlait à juste titre de l’âme comme d’un « nœud rythmique ». Pour que le poème déploie sa force, il lui faut un surcroît, cette âme justement : non seulement une grande syntaxe qui englobe la petite syntaxe, non seulement le déploiement d’une image en un vaste symbole, mais quelque chose de plus ample, comme un « souffle ». Les Chinois aiment à parler du Ch’i, ce souffle primordial et vital, mais en lui nous observons une dualité. Yin et yang dans le tao, Anima et Animus pour Paul Claudel, Féminin et Masculin pour Artaud. À notre époque, nous nous méfions de ces dénominations, mais il y a bien un dysmorphisme intérieur de notre créativité, redoutable et fécond. Tout souffle se constitue sur un antagonisme non soluble, qui déchire l’âme, provoque diverses combinaisons signifiantes, pour se résoudre parfois en nécessité, non forcément en réconciliation ou synthèse. Chez Baudelaire, l’opposition entre l’individu et la foule aboutit à plusieurs tons : génie au-dessus de la médiocrité certes, mais aussi flâneur qui arpente la ville, maudit pris dans les vapeurs des tripots et des prostituées, amant qui s’évade dans les rêveries des paradis exotiques. Élans et chutes, surplombs et impuissances ponctuent ce souffle par des tons de vie opposés, et transforment les symboles (le cygne, l’albatros, la statue, le voyage) dans la gamme chatoyante d’un imaginaire. Chaque métaphore prend alors sa place, c’est-à-dire une situation dans un ensemble où elle résonne, à la fois en tant que moment spécifique, intense, brillant, et comme saillie éphémère qui resplendit parmi le vide, à l’instar d’une constellation ou d’une voûte étoilée. Ainsi jaillit la puissance poétique, entre forces et techniques. Et pourtant, le « souffle » ne suffit pas encore ! Il lui faut une étincelle, l’insatiable force d’engendrement, ce besoin de créer en permanence, cette « vitalité » ou cet « amour » (porté par l’Esprit saint chez les chrétiens), pour que les contraires se polarisent, se condensent et se dynamisent en une forme nouvelle jusqu’à exploser en big bang. Dans Le Livre des Questions, Edmond Jabès écrivait : « Derrière le livre, il y a l’arrière-livre ; derrière l’arrière-livre, il y a l’espace immense et, enfoui dans cet immense espace, il y a le livre que nous allons écrire dans son énigmatique enchaînement. »
De ce point de vue, chère Leïla, votre projet de livre souffre encore un peu – et je ne vous donne que mon point de vue – d’un excès de formes différentes, donc de petites musiques distinctes. Vous passez parfois d’un poème en prose au vers libre, puis au vers régulier, mais sans que j’en comprenne toujours la nécessité. Les tons changent, sans se fonder sur les grands antagonismes de votre âme. « Simplement pour essayer et s’essayer », dites-vous. Vous explorez, et vous avez raison, mais peut-être sans suffisamment soupeser votre forme (celle qui englobe tous vos poèmes). Apollinaire a réussi en son temps ce genre de compositions étranges dans Calligrammes, car il était porté par l’énergie d’une exploration de l’imprimé et des médias de son époque qu’il voulait absorber en poésie. Il se voyait en Orphée aux nouvelles combinaisons : chaque nouveauté devenant une note pour sa lyre démultipliée. « On peut être poète dans tous les domaines : il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte. » Puisque vous le demandez, je crois que vous maîtrisez mieux, comme beaucoup, votre main gauche : vos images tombent avec justesse, et leur éclat vibre dans le poème tout en s’enchaînant à des analogies complexes. Vous dégagez du « souffle » qui se donne par saillies vivaces, moins dans la durée, voire dans l’endurance de la séquence, lorsque ces images retombent un peu, d’un poème à l’autre, puis s’annulent du début à la fin.
Aujourd’hui, après le long XXe siècle poétique et beaucoup d’ouvrages parus, un livre de poésie devrait être porté par une cohérence incontestable (même si elle n’est pas évidente), avant tout ciselée par le souffle, les antagonismes d’un imaginaire propre, une manière de voir, de dire, qui est votre manière d’écrire et de penser. L’alignement de ces éléments souligne une éthique de l’exigence, qui se perçoit dans l’écriture et par l’écriture elle-même, et vous amènera à quelques poèmes réussis, comme pour beaucoup, ainsi qu’à vous corriger en permanence. Vous pourrez alors mesurer votre poussée à l’aune du temps et de la vie, même si « nul mouvement, aucune forme / ne satisferont jamais notre impatience » (André Frénaud).
Votre ami de chair, de pixels et de papier,
Antonio