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Sibylle Monney : poésie d’un Valais cosmique

Avec son deuxième recueil de poèmes, Tu là-haut (Samizdat), Sibylle Monney signe un bel ouvrage, au titre qui sonne comme un appel mystique, étrange en son atmosphère de montagne, ancré dans une féerie du quotidien, qui se place sous le signe des constellations, notamment de celle du lynx.

 

Paravalanches, premier recueil de l’auteur paru en 2014 chez Samizdat, donnait le ton, l’entrée dans un monde marqué par les montagnes, le Valais, le chalet, les chapelles et les avalanches. Sibylle Monney, née en 1970 à Genève, a étudié les sciences sociales, travaillé dans la gestion culturelle. Nous pourrions encore ajouter que Sibylle Monney chante, et que ce chant subtil se perçoit d’emblée dans ses poèmes, tout comme dans sa voix située lorsqu’elle les lit à haute voix.

 

Son deuxième livre, si l’on ne retient pas Les Cigarettes américaines (paru hors commerce en 2009), vient de sortir, et il nous fait d’emblée entrer dans une langue captivante, toujours saccadée, mise en relief par une prose aérée (spatialisée) et des décrochages permanents : « foncé on entend au loin ça tire les avalanches ça/ décroche » (p. 9). Pas de virgules, pas de ponctuation, les poèmes courts s’enchaînent avec des trous, des articulations absentes : « l’on mêlera son nom défunt aux noms d’autres défunts qui pour raisons autres ont aussi cessé » (p. 16). « Cessé » et non « cessé de vivre », et ainsi le poème s’achève au bord du précipice, en montrant ce qu’il dit, ce qu’il est.

 

Cette syntaxe rugueuse, elliptique, toujours rythmée, est ponctuée par des « ça », des « on », des touches qui pourraient rendre l’oralité, « La Cécile hier a ficelé de corde de chanvre les enclos », mais qui reste farouchement poétique par un mouvement incessant d’inversions et d’incises. Car les proses de Sibylle Monney sont foncièrement poétiques pour évoquer un quotidien inquiétant, toujours hanté de présences, de personnages comme des ombres, dans un paysage alpestre qui sert de décor. Celui-ci devient le lieu principal où se déroulent les effondrements, les émerveillements, les luttes violentes et silencieuses, dans les soubassements de la réalité.

 

La poète n’est pas valaisanne, mais porte en elle les mystères et l’admiration pour cette région, qui devient une scène ouverte d’un paysage saturé de signes. La présence du religieux, dans une matérialité qui en contient la mémoire (« Vierge pastel pieds nus pointure trente-six »), dialogue avec une impression cosmique venue du ciel étoilé, la nuit lumineuse, voûte qui porte les grandes mythologies par ses constellations, et quelques restes des repères. On y cherche la constellation du lynx, difficile à percevoir (il y faut un œil de lynx justement, nous prévient l’auteur) tout comme l’animal qui rôde et qui marque encore de sa présence les lieux. Nous sommes entre dieux et bêtes, jamais très loin de la catastrophe : « tout alentour se forme le cumulo ça va tomber ». Mais ce désastre cosmique reste toujours à l’état de menace latente, n’apparaissant que par la brutalité subite de la nature, de l’avalanche par exemple, puis par les mots hébétés des hommes qui assistent à ce théâtre du monde. Pourtant, de là viennent également la douceur et l’attachement entre les hommes qui se blottissent comme la biche et son petit : « pour le faon sous les mélèzes le lichen mousse de belle qualité la mère dit tu peux le brouter » (p. 24) Animal qui contemple, animal qui sauve, animal qui lutte, animal tendre, l’homme apparaît ici avec son pelage. Et comment ne pas apprécier cette rencontre avec le chien qui aboie au sortir de sa ferme, jappe les passants pour protéger son territoire, et ceux-ci tentent de le calmer pour poursuivre : « on lui dit oui mon grand même s’il est petit », puis, lorsque le vent recouvre les voix « va pisser plus loin tais-toi et même ta gueule » (p. 38) ? Les hommes, les chiens, tous des bêtes qui se reniflent en ce Valais redevenu lieu primitif. Ainsi, de petits détails, Sibylle Monney tresse des scènes fortes. Par certains côtés, cette poésie rappelle la grisonne Leta Semadeni, sa fascination pour l’animal en montagne, mais Sibylle Monney offre un ton plus rude dans sa syntaxe : « ce matin monter par le pré pentu tassé détrempé écraser graminées avachies moisies par l’hiver piétinées incapables à ce jour d’un relèvement » (p. 20). De la même manière, nous pourrions penser à Mary-Laure Zoss par cette rugosité radicale du quotidien en Valais, mais cette prose cherche toujours une incarnation chaleureuse, malgré tout, faite d’une alliance des contraires. Par ailleurs, parmi le silo à béton ou la tronçonneuse, émerge un idéalisme, jamais très loin des drames chez Ramuz.

 

Sur ce beau recueil, on émettra deux réserves à la lecture. D’une part, nous trouvons une spatialisation de la prose, sans ponctuation, qui ne semblait pas absolument nécessaire ; l’écriture étant suffisamment rythmée pour ne pas faire penser à un récit ou à des proses non poétiques, et se dispenser de ces effets particulièrement visibles, qui signalent que nous sommes dans un genre, la poésie. Deuxième écueil : l’ouvrage en deux parties (« Au milieu des vernes », 36 poèmes,  et « Jamais roche ne dort », 19 poèmes), en deux formes (proses aérées et vers libres) contient sans doute deux projets distincts, qu’il est possible de juxtaposer certes, mais qui auraient pu avantageusement conduire à deux livres plus amples. Car la deuxième partie placée sous le signe du lien de la mère à l’enfant — avec, en épigraphe, cette jolie formule « jusqu’à quand berce-t-on un enfant ? » — porte en elle une intensité également, mais qui reste en suspens par sa brièveté, alors qu’on aimerait encore en lire davantage sur l’attachement des hommes, comme celui des animaux, de la naissance aux premières distances. L’adresse à l’enfant devient dans ces textes omniprésente dans la douceur d’un déchirement qui noue : « vers toi m’écoule contre-courant/ me souvenant que toujours/ vers moi tu viens courant » (p. 70). Et nous nous mettons à rêver de ces deux livres. Mais même entre deux horizons d’écriture, la poésie se donne ici sous une même incarnation qui traverse autrement cet ensemble de qualité. Nul doute qu’il nous faut désormais guetter ce qui sort des forges sombres et de l’atelier scintillant de Sibylle Monney.

 

Antonio Rodriguez

 

 

 

 

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