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Un réseau nommé poésie (1. La fin d’un monde)

Le site poesieromande.ch a été lancé en janvier 2012, et il a servi de plateforme au Printemps de la poésie en Suisse. Il atteint désormais les 10.000 visites par mois; le festival quant à lui a été pérennisé. Depuis quelques années, plusieurs actions pour la poésie allient la création à la recherche internationale et à la formation tout au long de la vie. C’est donc l’occasion pour son fondateur, Antonio Rodriguez, poète et professeur à l’Université de Lausanne, de revenir librement en plusieurs épisodes sur les changements récents apportés à la poésie, notamment à partir de trois modèles rattachés à l’ère numérique : la poésie dans un réseau d’acteurs, la distribution de la reconnaissance et les appropriations plus larges des savoirs.

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La fin d’un monde

 

Sans doute avait-elle commencé plus tôt, mais pour moi la complainte remonte à la fin des années 1990. Je rédigeais en parallèle les chapitres de ma thèse de doctorat, Le Pacte lyrique, et mon premier recueil de poèmes, Saveurs du réel. Dans le climat parisien de l’époque, un conflit entre « lyriques » et « antilyriques » enflammait encore un peu les lignes: il fallait se situer d’un côté ou de l’autre; le plus sage étant de s’affirmer « lyrique critique ». Mais le débat touchait à sa fin, sans résultats probants. Sous cette agitation de surface, qui permettait de déployer un peu de rhétorique ou d’esthétique dans une controverse, la mélancolie gagnait déjà le milieu poétique. Un constat unanime surgissait: la poésie n’intéressait plus la presse, les ventes diminuaient, les grandes maisons s’éloignaient de la production contemporaine, les librairies supprimaient les rayons de poésie. Le pessimisme ambiant jouait sur les ambivalences: entre le plus haut degré de l’art littéraire et le sentiment d’exclusion face à la « société du spectacle ». Je me plongeais ainsi dans d’étranges paradoxes qui faisaient partie de l’air du temps, alliant l’envie de nouveaux possibles et une résignation sur les moyens à disposition; ou une rapidité d’échanges en surface et un lent accablement en profondeur. Comment imaginer des initiatives, déployer de l’optimisme, même lucide, sans passer pour un béotien insuffisamment critique? Il valait mieux se complaire dans l’ironie car, après tout, si le livre de poèmes courait à sa chute, la société occidentale y allait également.

 

En Suisse romande, le discours différait: les articles de presse fleurissaient encore sur les recueils de poèmes, les tirages se vendaient plutôt bien — mieux qu’en France —, les polémiques ne semblaient pas publiques. Le modèle du livre de poèmes pouvait parfaitement subsister. Ce discours a tenu une dizaine d’années; ensuite, des écueils sont apparus: la presse a subi des restructurations majeures; un fossé de générations s’est révélé (notamment lorsqu’une nouvelle génération de poètes, sortie des écoles d’art, préconisait des modèles distincts du « livre de poèmes »). Les scissions se déployaient souterrainement, mais restaient difficiles à surmonter. Finalement, une certaine mélancolie gagnait la région (la même qu’en France), celle de la perte progressive d’influence de la poésie sur l’espace public. Nommé à l’Université de Lausanne en 2011, notamment pour y donner le cours de poésie, je constatais alors de formidables écarts dans la reconnaissance au sein de cet espace littéraire et des difficultés nouvelles: les principales maisons d’édition de Suisse romande avaient été fondées dans les années 1980 (les modèles étaient alors établis sur des formes artisanales; les initiateurs commençant à être épuisés); les revues de poésie avaient en partie disparu (seule la Revue de Belles-Lettres subsistait); la nouvelle génération de poètes trouvait difficilement des lieux de publication, et encore moins une presse prête à parler de leurs nouvelles recherches créatives; les démarches semblaient soumises à des destins individuels (certains ayant plus de visibilité que d’autres, mais l’intérêt général pour la poésie diminuant); enfin, la poésie restait une affaire d’émotions, de création personnelle, éloignée des institutions, du discours critique des universités, centrées sur d’autres préoccupations. Assez curieusement, comme en France, la production gardait le cap, globalement de qualité ; les livres étaient bien fabriqués ; mais très peu de monde en parlait ou en avait connaissance. Avec la réduction des pages consacrées à la littérature, la poésie pesait peu face au « star system » américain, centré sur le roman. Entre les interminables nuances de M. Grey et les soubresauts de M. Dicker, le régional du « star system », la poésie semblait perdre en attraction.

 

Je songeais alors à quelques moyens, forcément réduits mais efficaces, pour résoudre certains problèmes. Il valait mieux agir que de laisser faire. Le nœud central se situait dans la visibilité de la poésie, la possibilité de capter l’attention et de mieux la répartir. Les poètes étaient nombreux, les ambitions individuelles élevées, mais les échos donnés à ces projets restaient faibles. La création d’un site internet offrait des possibilités nouvelles. L’objectif en était simple: le site servirait avant tout à établir la liste des parutions de livres à compte d’éditeur et des rencontres dans l’ensemble d’un espace nommé « Suisse romande », la partie francophone du pays, très dynamique intellectuellement, économiquement et culturellement. Nous mettions en place également un petit dispositif pour créer des Unes. Les moyens étaient limités. La Faculté des lettres de l’Université de Lausanne m’avait accordé de mettre en place ce site et de l’entretenir par le biais d’assistants ou d’assistants-étudiants.

 

Le résultat, en apparence, fut modeste. Il s’agissait de trois listes principales: les publications, les rencontres et la critique, mois par mois. Mais ces trois listes, l’air de rien, changeaient les voies traditionnelles de la reconnaissance. Sous cette forme donnée au site, le livre d’un poète particulièrement important équivalait au livre d’un inconnu, d’un premier venu, du moins dans la place qui lui était accordée. Dans les rencontres, le quantitatif l’emportait même parfois dans la présence sur le qualitatif, mais c’était alors le réseau qui apparaissait par-delà quelques individualités. Ce changement créa subitement une visibilité de la production contemporaine et une horizontalité radicale dans le milieu poétique. Les Unes permettaient de livrer un choix éditorial, d’établir quelques priorités, mais cela restait de l’ordre d’une option, bien loin d’une critique radicale. Le changement apporté par le site eut des répercussions plus considérables, car il permettait: de totaliser la production poétique d’une région; de rendre plus visibles certains acteurs innovants de la poésie; de souligner les lieux, les institutions, où se déroulaient les rencontres poétiques en Suisse romande. Ces élans peuvent sembler des détails, mais ils permirent de révéler le réseau, puis la mise en place fulgurante, en quelques semaines, du premier Printemps de la poésie et de la transformation d’un espace en scène poétique. Le site montrait en effet qu’il y avait trois à quatre événements par semaine en Suisse romande, plusieurs publications par mois. L’idée fut simple: pourquoi ne pas les fédérer pendant une quinzaine de jours au printemps? Pourquoi ne pas créer un festival en Suisse avec tous ces acteurs?

 

En même temps, le fonctionnement du site, ses principes horizontaux, la possibilité de publier soi-même une annonce semblaient des plus adaptés à l’esprit internet. D’autres lieux existaient pour la reconnaissance verticale: le statut de la maison d’édition, le parcours de l’auteur, la presse et même l’Université ou les hautes écoles, lorsqu’elles travaillaient sur le contemporain. La nouveauté donnée par le site initiait à une visibilité inédite, qui pouvait garantir cet équilibre des acteurs, tout en les articulant ensemble. Dans ce cas, l’Université soutenait une action par des investissements légers, mobiles, mais aux effets importants, durables, tout en apportant un sérieux dans la gestion du site (elle se devait par exemple de combler les lacunes, de chercher des informations récentes pour informer la communauté en cas de défaut d’envois spontanés).

 

Après quelques mois de fonctionnement, le site se renouvela et commença en 2015 à développer des espaces créatifs pour les poètes: d’une part, par des enquêtes générales sur des questions d’esthétique; d’autre part, par les résidences virtuelles (les auteurs étant invités pendant quatre mois à présenter leur atelier). Les premiers résultats furent probants, et les pages du journal données par Sylviane Dupuis donnèrent le ton d’une nouvelle forme de création liée au support numérique. Par ailleurs, les enquêtes révélaient des tendances sous-jacentes, des différences radicales (mais sans conflits d’école) dans les visions, des positionnements pour savoir où en était la poésie dans les années 2010. Ainsi, bien plus que la presse ou l’attente d’une future critique universitaire, le site devenait un lieu où se fabriquait une nouvelle histoire littéraire au jour le jour. La dynamique engagée sortait de l’élection d’un poète ou d’un groupe dominants. Il semblait que les Universités, plus qu’à écrire, à servir et à commenter le « roman national » de la reconnaissance littéraire, pouvaient aussi servir de « leviers » pour accroître la puissance générale de la poésie au quotidien, en lien avec les pratiques sociales, la création, les institutions et la recherche de pointe. Elles répondaient ainsi à des missions décisives: transmettre les connaissances de pointe dans un territoire; favoriser le développement de la vie intellectuelle, culturelle et créative; associer les différents groupes s’occupant de la poésie et valoriser la réflexivité commune; développer un dynamisme qui crée de l’innovation, des événements et une intensité plus soutenue. Plus qu’à savoir qui sera le poète de demain, les énergies critiques ou créatives pourraient alors réaliser quelque chose de vivant, de plus grand, avec ce que le site mettait justement en évidence: le réseau nommé poésie.

 

Antonio Rodriguez

 

 

(À suivre, le 17 juillet 2017 : Après la toute-puissance du poète)

 

Pour citer cet article, indiquez : Antonio Rodriguez, 15 juillet 2017, «Un réseau nommé poésie — 1. La fin d’un monde», <URL: https://poesieromande.lyricalvalley.org/2017/07/un-reseau-nomme-poesie-1/>