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« La rive opposée (dix ans plus tard) » de Fabiano Alborghetti

La rive opposée (dix ans plus tard) de Fabiano Alborghetti est paru aux Éditions d’en bas en ce début d’année. Comme l’indique le titre, ce recueil traduit par Thierry Gillybœuf est une nouvelle version du livre éponyme. Les années ont modifié l’approche de l’auteur, qui donne des noms et donc des visages aux migrants qui sont derrière chaque témoignage. Françoise Delorme revient sur cette deuxième édition qui apporte une nouvelle humanité aux poèmes.

 

La rive opposée, déjà paru en 2006 aux éditions Lietocolle, est publié à nouveau dans une version remaniée. La traduction en français par Thierry Gillybœuf de cette nouvelle mouture paraît en ce début d’année 2018 aux Éditions d’en bas. De nombreux textes ont été modifés, de nouveaux vers sont venus rendre, d’après l’auteur, plus clair le propos. Surtout, les noms des personnes dont il est question dans chaque poème et ceux des pays de leur origine – il s’agit de récits de migrants – ont été rétablis. Fabiano Alborghetti les avait omis dans la première version, peut-être pour universaliser leur teneur. Il indique pourquoi il tient aujourd’hui à les mentionner à la fin d’une courte et efficace présentation de son œuvre. Il y relate aussi les conditions de son écriture, y justifie les nécessités de revenir sur le motif. Il restitue l’émergence de ces poèmes dans une période pendant laquelle il vivait écartelé entre la vision d’une opulence éhontée – il travaillait dans un hôtel de luxe – et une errance bouleversée dans des lieux de précarité et d’insécurité.

L’invisibilité d’une souffrance sourde et pressante qui dure depuis l’arrivée du premier bateau de réfugiés albanais en 1991 lui a été intolérable. Elle continue à le tarauder, puisque rien ne change. Les migrations continuent, se multiplient. Cette réédition, comme une reprise d’un cri lancé, vient aiguiser la force des poèmes qui en rendent compte. Donner (on pourrait dire enfin!) leur nom à chaque migrant en conclusion de chaque poème leur rend la parole. Et quand le poète n’a retrouvé ni patronyme ni pays d’origine, l’absence de ces mots – noms de personnes, noms de lieux, de pays – serre le cœur encore plus. Comme si l’oubli recréait à nouveau l’invisibilité de ces êtres, si redoutée : « dans cette version mise à jour, je les ai tous recherchés, un à un : avec le temps qui passe, j’étais en train de les oublier, je les avais oubliés. […] Je ne suis pas parvenu à me souvenir du nom de quelques-uns d’entre eux, et je leur demande pardon. »

L’importance de cet aveu place le livre de Fabiano Alborghetti dans un courant particulier de la poésie contemporaine. Fabio Pusterla, dans la préface éclairante qui ouvrait le précédent livre Registre des faibles (traduit en français aussi par Thierry Gillyboeuf, Éditions d’en bas, 2012), y voyait « une sorte de poésie-témoignage ancrée dans la réalité du monde, aussi éloignée de l’effusion lyrique que du jeu linguistique-provocateur et/ou de la fin en soi, mais éloignée également du réalisme sociologique. » Le traducteur, dans la postface du même livre, renvoyait à l’œuvre du poète américain Charles Reznikoff, auquel il est effectivement difficile de ne pas penser. C’est vrai aussi pour La rive opposée, dix ans plus tard. Lorsqu’Alborghetti décide de faire réapparaître les noms réels de personnes et de lieux, la parenté est encore plus évidente, d’autant plus que les dernières pages du livre renvoient aux sources historiques, livresques, sonores et journalistiques, ce qui est rare pour un livre de poèmes qui ne veut pas faire « témoignage » ; ce mot est d’ailleurs le titre d’un livre de Charles Reznikoff. Pas de doute, nous restons les pieds dans le réel, et c’est le réel le plus inacceptable, qui, pourtant, définit le monde humain dans lequel nous vivons.

Contrairement à Registre des faibles qui rassemble en épopée tragique et sans héros des textes très indépendants, reliés par le fil d’un seul fait divers meurtrier, les poèmes de La rive opposée, dix ans plus tard, cherchent à rendre sensible chaque personne, chaque vie humaine menacée et à faire ressortir ce que chacun a d’irremplaçable. Cependant, il n’y a qu’une histoire : « toutes les histoires racontent non seulement un événement, celui de la migration, mais aussi une période historique, la leur et la nôtre. » La nôtre, oui. En ce sens, ce livre reste comme le précédent un registre, un recensement précis, douloureux, sensible à force d’observations justes, établi avec une vigilance qui fait remonter en mémoire cette phrase de Walter Benjamin : « Ne laisse passer aucune pensée incognito devant toi, et tiens ton cahier de notes avec la même rigueur que les autorités le registre des étrangers. » (Archives, éd. Klincksieck).

Beaucoup de ces poèmes, à l’imparfait, pourraient mener le volume du côté de la narration. Cependant, je lis plutôt ce livre comme un ensemble d’un nombre incalculable de vignettes. Souvent assez courts, les poèmes ne dépassent jamais une page. Chacune présente un arrêt sur image parfois adressé à l’écrivain, au lecteur, à l’attention d’un autre être humain. Elle déploie simultanément un témoignage – souvent sous la forme d’un détail essentiel – et une réflexion qui plie et déplie des images réflexives, des interrogations. On entend, à la longue, comme un hurlement, lointain, incessant. Chaque poème cherche à construire un sens à travers et avec les mots, à vérifier que notre humanité à tous s’articule dans un je-tu irremplaçable. Comment voir et être vu, comment entendre et être entendu, comment trouver une voix s’il n’existe aucune possibilité de faire naître des parentés entre les cheminements ou les errances, des ressemblances entre les êtres, vivifiantes, pourvoyeuses d’identité et d’altérité ?

Je ressemble encore demandait-il ou que suis-je ? regarde-moi
demandait-il, regarde les cals et les mains
(inconnu)

Mais les mots ne suffisent pas, il faudra les doter d’un imaginaire qui les débordera, les écouter, les faire résonner avec d’autres. Il faudra penser que les poèmes, ce ne sont pas que des mots, ou plutôt non, ce ne sont que des mots, ils détiennent justement une force qu’il s’agit de réanimer sans cesse de notre souffle, même toujours trop léger, précaire lui aussi :

J’ai vingt ans d’étincelles me disait-il
et je suis un corps qui attend, pas d’échappatoire :[…]
Je ne veux pas de mots et donne-moi autre chose que de l’argent
Donne-moi un sens…
(Mohammed, 20 ans, Marrakech, Maroc)

Nombreuses sont les victimes parmi les migrants, hommes, femmes, jeunes ou moins jeunes. Mais certains furent des bourreaux. Un poème leur est donné aussi, n’esquivant ni la brutalité, ni l’inconscience cruelle :

[…]
pénétrer dans la maison, dans la fille, dans le voisin
avec le corps ou un appendice.
Il suffisait d’ouvrir la porte ou le ventre
(Cedomir, 21 ans, Sofalija, Serbie)

De la sorte, pas de bonne conscience simpliste, pas de refuge possible en face d’un réel qui ne s’efface pas. D’être cités parmi ceux qui sont arrivés là ne les absout pas, ne nous délivre de rien.

Peu de femmes dans cette violente litanie, mais leur voix se fait forte, universelle :

Le regard suspendu à la huche comme si elle sondait le vide intérieur
les étagères n’abritant que des miettes, l’odeur
enfermée à l’intérieur. Il n’y a rien à manger, répétait-elle
et elle refermait les volets avec le geste du perdant…
(Brandusa, 29 ans, Piatra neamt, Roumanie)

Chacun des poèmes résonne avec chaque autre, chacun se soutient par les autres et soutient les autres. Entre êtres humains, il en va de même, entre force et fragilité, entre regards partagés et aveuglement :

mais à part Dieu, les affections restent les mêmes.
Elles habitent en nous où le sentiment, le sang sont pareils.
Seuls les yeux ont des différences :
à la même hauteur les miens se baissent, quand tu ne me vois pas…
(Idris, 21 ans, Nigeria)

La force de l’ensemble se nourrit d’un questionnement sous-jacent sur le langage, sur la validité de la poésie. Ce questionnement formule sinon des réponses, du moins des attentes claires, une confiance renouvelée dans le retour sur soi que permet le poème, s’il nous permet de partager une expérience grâce aux émotions ressenties. Se comprendre ? Peut-être. En tous cas, prendre et donner sens, sûrement :

Retrouver c’est vivre une seconde fois, disait-il :
le sens du vécu antérieur, avec le poids de l’erreur
(Dario, 38 ans, Bosnie-Herzégovine)

En mille fragments d’une histoire commune, les poèmes se construisent en strates, entre témoignage concret et singulier souvent rendu sensible par une image vive et une réflexion morale jamais directement exprimée, mais toujours présente. Chaque poème déploie ainsi une vive et dramatique polysémie.

Jusqu’à juste avant la rive jusqu’au signal
avec la torche allumée et éteinte : un clignotement indiquait
le point exact, calibrait le cap de deux-cent mètres

le moteur éteint. Ainsi, à la force des rames et sans se tromper
du signal au point d’abordage la distance se raccourcissait.
On ne peut même pas fumer ni parler

ni bouger : tout révèle l’objet flottant et ce qui se passe. je me rassasiais ainsi
de manoeuvre et de tangage, de la forme absente de la terre
imaginée au-delà de la rive. Dans le laps de temps aveugle j’improvisais

une vraie vie : images solides. Même mon nom m’allait bien.
(Mamadou, 21 ans, Dakar, Sénégal)

Tel poème, cité en entier, représente bien la complexité de La rive opposée, dix ans plus tard. Comme schiste et de la même couleur sombre, il se divise dans l’esprit du lecteur en de multiples visions : un tableau réaliste, violent et difficile se transforme peu à peu en une sorte de métaphore du poème, dans lequel, si chaque mot est à sa place, pourra aussi se lever l’espoir de garder, de nourrir son propre nom, de l’inventer en passant de l’autre côté, sur une autre rive qui n’est pas un ailleurs, mais un ici partageable, donné à nouveau. Une description, témoignage d’un geste de survie, se métamorphose en un poème qui magnifie sans aucune effusion – il faut rester discret, dans le poème aussi – notre humanité d’êtres humains parlants, malgré le désastre politique dans lequel nous vivons. Les mots en sortent tout nettoyés. Une sorte de courage revient, qui s’apparente à ce que le poète André Frénaud nomme « l’innombrable vaillance de l’homme ».

 

Françoise Delorme