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Je ne (Antoine Emaz, 1955-2019)

Antoine Emaz, l’un des plus grands poètes français contemporains, est décédé le dimanche 3 mars 2019. Il a mené une œuvre exigeante, abondante, déterminante, influente sur beaucoup de poètes en France et aussi en Suisse : Mary-Laure Zoss, Mathilde Vischer, Marina Skalova, Cesare Mongodi et moi- même avons été marqués par son oeuvre. En 2015, je préparais un numéro spécial de la revue Europe, qui regroupait les principales figures de la critique et de la poésie françaises autour de son parcours. En voici l’introduction qui dit ce «peu» qui représente «beaucoup». Une grande œuvre accompagnée par un grand homme.

Antonio Rodriguez

Nous sommes dans une salle à manger, à l’arrière d’une maison angevine, pas loin du palais de justice, chez Antoine Emaz. Lui, voûté en bout de table, bourre sa pipe, un tableau flamboie derrière sa tête, un monochrome sombre et profond, rouge ou noir, une sorte de pépite de charbon suspendue au mur blanc, qui s’allume près de sa tête dès qu’il parle de poésie. Nous sommes dans la banalité de la vie qui n’est pas si banale, ici dans une demeure de la poésie au centre d’Angers. Dans cette banalité, il y a une table, des chaises, des piles de livres, une grande baie vitrée qui donne sur le jardin; dehors le temps est maussade, un éternel gris Loire à la Debré, on repère l’atmosphère, on ressent un rythme, la glycine émerveille. L’homme sait accueillir, il prépare à manger, maintenant on digère, on boit trop, on parle beaucoup, on parle comme des assoiffés, comme des morts de faim. On se dit tout de suite: tiens, celui-là, il ne joue pas, je veux dire, c’est un écrivain qui ne fait pas l’écrivain. Rare. On a soif, vous comprenez, on a soif, c’est insensé ce qu’on a soif ici. Cela fait cinq mille ans qu’on en écrit, toutes les civilisations nous le disent, il faut croire que la poésie aide à vivre. On a soif de se dire cela, dans la vie ordinaire qui devient intime d’emblée, dans la vie où l’on prend soin de la vie, on a faim de parler de cette nourriture qui nourrit. C’est une conversation ininterrompue, relancée, intense, tout vient, tout part : le vers, la prose, les éditeurs, les aides, les disputes ; le monde n’est jamais loin, on le désigne tout le temps, mais peut-on le décrire directement? On rit aussi. On rit de tout. On parle un peu de politique (c’est accordé: il faut se battre, c’est tout, l’injustice, tout ça, bon ; ça, c’est lui, il se met à marmonner comme ça quand il parle de politique). Sur la poésie, c’est différent, il parle beaucoup, clair et par montée. Un peu comme dans ses notes ou ses lectures: on passe de Baudelaire aux littéralistes, de Du Bouchet à Reverdy, le dernier recueil reçu, la peinture y passe aussi — il fait sa propre histoire littéraire. Puis, il y a un échange rituel : l’objet? tel lyrique qui se travestit en formaliste, ou tel poète qui pourrait trop romancer ses poèmes, voire les autobiographer. Il a un avis tranchant, pas tranché, il ne bougera pas vraiment, une concession amicale tout au plus, c’est un terrien, tranchant pas tranché. C’est ainsi, je crois, que tout commence chez Antoine Emaz, par la banalité du gris et le rougeoiement de la conversation. Rouge comme la terre, rouge comme le vin. On croirait une élégie d’Hölderlin, mais sans élégie et sans Hölderlin. Du coup, on s’ennuie moins. Ici pas de tour, un peu de folie (il en faut), on est tout de suite dans les fêlures, mais tout se déroule simplement dans une jolie demeure angevine, avec des enfants déjà grands qui passent, vous saluent aimablement, une femme sur le départ qui dit «bon, je vous laisse», sans nous voir derrière les volutes de fumée, tandis que tout se réchauffe dans cette salle à manger, comme une pépite de charbon, nous sommes bien. Pas vous? Je le reconnais, la visite au poète, je veux dire au grand poète qui est un «ami» (on se tape les coudes), est un genre un peu usé : on fait son portrait, on dépeint le décor, sa manière de serrer la main, de palper l’épaule, de chatouiller quelques adversaires en passant, d’encourager le novice. On connaît la chanson. Premier contact au téléphone: Vous savez, votre œuvre est importante pour moi. — Il rit: mon «œuvre»? Tu veux dire mon travail… le boulot, quoi? Eh oui, le boulot: l’écrire-vivre. Alors on discute, et quand on commence à parler à ce niveau-là, il est inutile de poser, d’en imposer. Tout est là : le gars est juste, le gars écrit, ça tient, c’est un poète, un grand poète. Alors, on fait un numéro de revue, c’est logique. On pourrait aussi faire autre chose, partir en vacances, lire des polars, jouer avec les enfants, mais non, on a envie de faire un numéro d’Europe; sur quoi ? sur le gars justement, je veux dire sur Antoine Emaz. Et tout le monde est partant, parce que c’est un poète, un grand poète.

Outre ce numéro de la revue Europe (mars 2015), de nombreuses publications ont été consacrées à Antoine Emaz. Nous vous recommandons la lecture de ses livres.