La poésie est un genre unique, bien particulier, qui a traversé les siècles. Qu’en est-il aujourd’hui? Quelle est sa place dans notre société? Comment se manifeste-elle à travers les médias? Sous quelle forme la rencontre-t-on? Julien Burri, poète, chercheur à l’UNIL et journaliste, nous accorde un entretien.
Alexandre Mayor: Dans une entrevue pour le magazine Femina en 2014, à la suite de la sortie de votre roman Muscles, vous avez déclaré: «Mes premiers poèmes, je les ai écrits par amour». Qu’est-ce qui vous a amené à choisir la poésie en particulier, et pourquoi avoir développé par la suite un lien avec ce genre-là?
Julien Burri: Je dirais que j’ai choisi la poésie (mais j’ai l’impression d’avoir écrit de la poésie sans choisir, ni réfléchir à ce que je faisais) pour dégager de l’espace. Pour recueillir quelque chose d’épars. Pour donner forme, corps, peau (à ma vie, à ce qui est dit) de manière libre et personnelle, sans chercher à me conformer à un modèle, à une forme donnée d’avance, autre que la forme née du poème. Pour être en lien avec les émotions, les sensations, plus profondément. Pour «prendre forme» et retrouver du jeu (de l’espace). Pour ne pas expliquer ‒ ce qui revient à figer, écraser ‒, mais pour laisser les choses se dire toutes seules, de façon beaucoup plus forte que si elles étaient préméditées, voulues par moi. Le lecteur a une grande part dans la création du recueil de poèmes. Donc en résumé: parce que la poésie privilégie une forme d’ouverture, pour l’auteur et pour le lecteur, qui sont les deux co-auteurs du livre.
A.M.: La poésie, vous en avez fait votre métier, ou plutôt un de vos métiers: vous êtes auteur, chercheur, mais aussi journaliste. Vous écrivez pour Le Temps, et vous êtes aussi intervenu à la radio, avec une chronique sur les ondes de Couleur 3 ou encore dans l’émission Culture au point de la RTS. Quelle est la place qu’occupe aujourd’hui la poésie dans les médias? Comment agissez-vous à travers eux pour la poésie?
J.B.: Je trouve, hélas, que les médias populaires accordent très peu de place à la poésie. Au Temps, j’essaie de parler de quelques recueils (ce n’est bien sûr qu’une petite part de toutes les parutions francophones) avec une attention particulière pour les livres suisses, parce que c’est notre rôle de refléter ce qui se fait ici. La littérature en général dans les médias suisses romands a très peu de place, de moins en moins par rapport à mes débuts en tant que chroniqueur ou journaliste, vers 2001. Lire et chroniquer des livres prend du temps, ce temps de lecture n’est pas compris dans le salaire du journaliste qui doit le faire sur son temps libre. J’essaie «d’injecter» partout où je peux de la poésie, ou un regard poétique, là où on ne s’y attend pas. Pour la chronique sur Couleur 3, j’ai parlé par exemple de poèmes d’Agota Kristof. La poésie peut aussi se glisser partout (un regard poétique sur les choses), pas seulement dans des critiques de recueils poétiques. Il y a parfois de la poésie dans le cinéma, dans la chanson par exemple, etc.
A.M.: Dans un article publié sur le site poesieromande.ch, Antonio Rodriguez déclare que «contrairement à la presse nationale ou régionale française, […] la presse romande traite de la poésie tout au long de l’année». À votre avis, pourquoi est-ce le cas? Quelle est la particularité de la Suisse romande?
J.B.: Je n’ai pas l’impression que la presse romande parle de poésie régulièrement. Il y a un intérêt de la part du public, des lecteurs, un beau réseau existant (librairies, lieux de lecture, festivals, universités, une publication comme la Revue de Belles-Lettres, etc.). Mais en ce qui concerne les médias grand public, en matière de critique de poésie, cela me semble maigre. Le service public n’est pas à la hauteur: la critique a disparu de la chaîne Espace 2 et la télévision ne propose pas d’émissions dignes de ce nom sur la littérature… La critique littéraire doit être soutenue, elle est vitale pour la création. Mais la poésie peut fonctionner en marge, en rhizome, en-deçà ou au-delà des discours dominants, elle est très fluide et résistante, inventive. Elle n’a pas besoin d’être au centre pour se faire. Parfois, elle est au cœur de la Cité: on peut penser au livret de la Fête des Vignerons par exemple, une poésie qui a touché un large public. D’autres fois, elle est moins visible, mais continue son œuvre, essentielle, en souterrain.
A.M.: Vous participez également à de nombreux événements culturels, où vous mêlez par exemple lecture et musique avec Stéphane Blok. Dans certaines de vos œuvres, on retrouve également une pratique intermédiale, avec une forte présence de l’art visuel. Le livre d’artiste est aussi unique dans sa matérialité – presque un livre-objet, tiré à de rares exemplaires. Quels sont les apports mutuels de ces différents arts assemblés?
J.B: J’ai eu la chance de participer à des projets avec des éditeurs de «livres d’artistes», ou de créer des lectures ou événements autour de la poésie, ce sont des petits laboratoires qui me nourrissent en rencontres et créent des synergies, des appels d’air, alors que l’écriture est quelque chose de solitaire et de long (qui nécessite pour moi le retrait et l’ombre, le silence, c’est-à-dire ne pas participer du bruit ambiant, publicitaire; disparaître, ne plus être vu, pour mieux voir). Sans ces occasions d’événements culturels ou de livres avec des artistes, certains poèmes que j’ai écrits n’auraient pas vu le jour: je pense aux six livres d’artistes auxquels j’ai pu prendre part, ou à des lectures de Lacunes dans des lieux qui n’étaient pas prévus pour cela (un restaurant, un musée comme La Villa Le Lac du Corbusier, à Vevey, un magasin de glaces ou en pleine campagne, etc.). Pour moi, les apports mutuels de ces différents arts assemblés créent une tension positive, un désir. Répondre à une contrainte peut être stimulant, mais sans qu’un art illustre l’autre.
A.M.: Concernant votre style, on peut remarquer que vous écrivez en prose, qu’il n’y a pas de rimes et que les poèmes sont très courts. Pourquoi ces choix à titre personnel, et plus largement, quelle est votre définition de la poésie?
J.B.: Je dirais que j’écris de la poésie libre, avec des retours à la ligne. Des poèmes courts (mais qui composent des ensembles), comme Lacunes, en 2019, et des poèmes plus longs (parfois d’une dizaine de pages) souvent liés à un parcours dans un paysage particulier, comme dans Si Seulement, en 2008. Cela dépend des circonstances qui président à la création de chaque livre (ce qui cherche à se dire par les textes). Ma définition de la poésie? Je ne sais pas exactement ce que c’est (et il y a plusieurs genres de poésie), je n’ai pas très bien compris encore ce que c’est, mais cela me fait quelque chose, me remue, me touche, me permet de sonder une profondeur. De revenir à quelque chose derrière les apparences qui est lié à l’être au monde, au corps, au temps, à la vie. C’est un rapport au monde, une façon d’être au monde. Permettre de faire un écart par rapport à la vie quotidienne, non pour s’en éloigner, mais pour mieux en approcher le cœur. C’est une pensée qui ne passe pas par la réflexion.
A.M.: Concluons sur l’actualité: la lauréate du prix Nobel de littérature 2020 est la poétesse américaine Louise Glück. Selon vous, une telle récompense a-t-elle une influence sur la transmission de la poésie et, en somme, qu’apportent ces prix à ce genre littéraire?
J.B.: Oui, je pense que c’est une très bonne chose, une reconnaissance institutionnelle et un coup de projecteur. Nous pourrons bientôt lire cette poétesse en traduction française. Cela crée une curiosité, et c’est une prise de position forte pour le langage par rapport à une Amérique post-trumpienne qui a miné et sapé le langage au point de lui faire perdre sa substance et sa vérité en le manipulant sans cesse. C’est une bonne chose de revenir à un rapport plus humain et juste, éthique, humble, à la langue. Il me plaît d’imaginer que la poésie de Louise Glück réponde, d’une certaine manière, aux mots dévoyés et cyniques de Trump, qui occupent le terrain médiatique. Louise Glück réajuste les mots, rouvre les possibles de la langue, la revivifie. C’est un contre-pouvoir.
Propos recueillis par Alexandre Mayor
Photographie: © Yann Amstutz
Cet entretien a été mené dans le cadre des validations du Cours/TP Poésie, automne 2020, de la Section de français de l'Université de Lausanne.