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La traduction à tâtons — Entretien avec Renato Weber

Renato Weber est traducteur et médiateur littéraire. Dans cet entretien, il nous parle de sa perception de la traduction en poésie et de ses enjeux, notamment à travers sa prochaine traduction à paraître, Le Papier d’orange de Pietro De Marchi; un recueil de poèmes dont il nous décrit la subtile poésie.

Dana Chapuis: Vous avez déjà eu l’occasion de traduire quelques poèmes tirés du recueil Le Papier d’orange de Pietro De Marchi, en 2017, pour une revue. Une de vos prochaines traductions à paraître est le recueil complet de ce même poète[1]. Comment définir la poésie de cet auteur? Quelle est la lecture que vous en avez faite?

Renato Weber: Sa poésie – et c’est une caractéristique devenue peut-être plus rare aujourd’hui – opère toujours sur deux plans à la fois: elle travaille avec la langue elle-même, dans le sens qu’elle fait quelque chose du matériau linguistique dont elle est constituée, et elle nous dit quelque chose à nous autres êtres humains, sur notre condition. Dit ainsi, cela peut sembler une évidence, mais si un poète, à l’instar de Pietro De Marchi, sait vraiment explorer toutes les ressources de ce double jeu, l’effet ne peut pas manquer d’être fort, marquant, essentiel et néanmoins toujours nouveau. Sur le plan «technique», on peut observer que chez ce poète, cette tendance va de pair, dans bon nombre de poèmes, avec une triple présence: primo, un fait divers ou une «simple» observation tirée de la vie quotidienne y dialogue en effet bien souvent avec, secundo, une référence littéraire, parfois sous forme de citation et, tertio, avec un commentaire du poète ou un autre récit qui synthétise les deux premiers.

Cette structure n’est pas étrangère au fait que De Marchi est passé maître dans cet art de faire dialoguer les menus faits de la vie quotidienne, même les plus banals, avec les échos des grandes œuvres de la littérature universelle – et cela d’une manière parfois non exempte d’humour, mais toujours subtile, vivante et crédible. Un corollaire évident en sont les nombreuses et multiples occasions et formes de dialogue entre la mémoire privée et la mémoire littéraire. Ce faisant, le poète semble nous rappeler sans cesse la réalité – dont nous pouvons tout un chacun faire l’expérience – de ces allers-retours continus entre les situations apparemment les plus banales et les expériences du plus grand sublime. Presque chaque situation de la vie humaine, même la plus inhumaine, la plus triste, ou alors la plus quotidiennement insignifiante – semble nous suggérer le poète – trouve un écho dans la voix de l’un ou l’autre des plus grands poètes, compositeurs, peintres, etc.

Enfin, une autre particularité de De Marchi est sa capacité de suggestion et de synthèse: ses textes, même ceux en prose, se limitant toujours à ne dire que le stricte nécessaire, laissent au lecteur le loisir d’imaginer – et de compléter les textes par – les éléments manquants du tableau. Ce savant équilibre entre implicite et explicite, ce sens de la juste mesure, s’il appelle un lecteur toujours actif, attentif aux moindres détails (qui ont d’ailleurs tous leur importance), est naturellement aussi du plus grand intérêt pour le traducteur.

D.C.: Quel a été l’enjeu principal lors de la traduction de ses poèmes? 

R.W.: Il faut d’abord souligner que la proximité des deux langues [italien et français] est une chance, car elle permet de recréer, malgré les différences indéniables et irréductibles, au moins une partie des effets poétiques de l’original – à l’échelle du rythme, des sonorités, mais également de certains jeux entre le code et les aspects sémantiques.

Puis, au-delà de – et peut-être malgré – cette proximité, la traduction poétique nous réserve une série d’obstacles à surmonter. Fondamentalement, ce travail consiste dès lors dans la mise au point de solutions, bien souvent de plusieurs solutions en parallèle, dans un contexte qui semble ne faire qu’opposer toujours d’autres obstacles… Jusque-là, rien d’anormal. Cependant, la convocation plus ou moins directe de la part du poète de voix de la littérature met toutefois le traducteur face à un problème d’un autre ordre: rendre dans la langue cible ce type d’allusions. L’éternel problème de la traduction de l’intertextualité. Problème, car ces allusions sont bien souvent intraduisibles du fait que le lecteur francophone – même cultivé – ne peut pas vivre le même effet de reconnaissance que telle citation de Dante, par exemple, produit chez le lecteur italophone. Même si tel lecteur a très bien lu toute la Divine comédie, peut-être même dans plusieurs traductions, une citation tirée de l’une d’elles ne pourra jamais produire le même effet chez lui qu’une citation de l’original chez le lecteur italophone, pour qui ce bagage littéraire – en une seule version: l’originale – est nettement plus disponible. Vu sous cet angle-là, certains poèmes de Pietro De Marchi sont un réel défi pour le traducteur.

D.C.: Vous ne traduisez pas seulement de la poésie, mais aussi des nouvelles, des articles et interviews, etc. La poésie est-elle selon vous la forme d’écriture qui comporte le plus de défis quand il s’agit de la traduire? Si oui, pourquoi?

R.W.: Je pense d’une part que tous les genres de textes ont leurs difficultés spécifiques. Et d’autre part, les obstacles d’une traduction dépendent de bien d’autres facteurs encore: lexique, style, renvois intertextuels, etc. C’est toujours difficile! Mais, indéniablement, la poésie nous impose normalement une forme fermée, arrêtée, même s’il n’y a pas de rimes. Les vers ne peuvent par exemple pas – c’est le cas pour Le Papier d’orange – dépasser une certaine longueur. Et un certain rythme, bien perceptible dans l’original, doit forcément être reproduit; si bien qu’à la fin – je suis conscient que ce n’est pas très scientifique – il faut que cela se tienne et que cela sonne juste. Pour ce qui est des limites de la forme poétique, j’ai pour ma part cherché à éviter le vers de onze pieds: bien que courant dans la poésie moderne, j’ai estimé que – au-delà du fait que ces hendécasyllabes ne me plaisent pas du point de vue du rythme – le côté littéraire voire «classisant» de De Marchi ne les appelait pas forcément. Je vous laisse imaginer maintenant ce que ce type de contrainte peut signifier pour la traduction d’un vers: lorsque par exemple vous vous rendez compte qu’un vers lexicalement acceptable se révèle bancal d’une manière ou d’une autre… La plupart du temps, cela suppose de devoir recommencer l’exercice.

Cet aspect est dû à une difficulté plus générale de la traduction poétique, à savoir le fait que les poèmes forment des touts d’une manière bien plus essentielle que ne le font d’autres textes littéraires: la moindre modification à apporter suppose très souvent une relecture, une «réévaluation», de tout le poème en question, le nouvel élément devant se fondre harmonieusement dans l’ensemble. En cela, je dirais que la traduction poétique est en effet plus difficile.

D.C.: Comment traduire de la poésie pour qu’elle garde la même résonnance en français tout en respectant le texte original? Voyez-vous la traduction d’un texte comme une reproduction de celui-ci ou une réinterprétation?

R.W.: Traduisibilité ou intraduisibilité, c’est un long débat, qui ne date d’ailleurs pas d’hier. Personnellement, puisque je traduis, je me range du côté de ceux qui pensent que la poésie peut être traduite. À ce propos, le fait qu’on n’ait pas cessé de traduire et de retraduire les plus grands textes, n’est-il pas à lui seul un signe assez parlant?

Une fois ce cadre posé, sans ignorer ni minimiser les théories qui suggèrent que toute traduction est un acte d’interprétation, je dois dire que je vois et je vis mon travail davantage comme une activité de reproduction – un travail qui a d’ailleurs une composante artisanale assez importante comme je le suggérais tout à l’heure. J’ai sans doute trop de respect pour les poètes et leur création pour me considérer moi-même comme un poète réinterprétant. Mais je pense être à même, par un effort de recherche patiente et d’écoute attentive – avec tous les tâtonnements que cela suppose parfois – de «reproduire» quelque chose qui a été imaginé par un poète, dans une langue dont je connais les ressources poétiques, et d’avoir ainsi les moyens de faire passer au mieux quelque chose aussi bien de la lettre que de l’esprit de l’original.

D.C.: Passer d’une langue à l’autre, c’est en quelque sorte changer de perception du monde. Comment percevez-vous la poésie italienne par rapport à celle en français?

R.W.: Vous avez raison. Cette affirmation est valable en particulier pour le rapport entre la poésie française et la poésie italienne. Ce qui change surtout au-delà des Alpes, à vrai dire, c’est la place qu’occupe la littérature et notamment la poésie. En effet, dans le domaine italien – plus que chez nous – la poésie continue pour des raisons de «tradition» à occuper une place de choix dans la perception des milieux littéraires. Ce prestige se reflète par exemple dans le rôle que continuent à y occuper les grands modèles du passé auxquels les poètes (du moins les poètes sérieux) continuent plus ou moins explicitement à se mesurer. Rien de comparable dans la littérature française. Un autre symptôme: bon nombre de jeunes auteurs qui entrent en littérature le font en publiant un recueil de poésie – dans l’espoir, sans doute, de faire reconnaître le sérieux de leur démarche. Toute cette tendance me semble nettement moins présente dans la francophonie – sans que, bien entendu, la scène de la création poétique y soit moins vivante voire sourde à toute tradition.

Tout comme il est «impossible» de traduire certaines références à Dante, il est pour ainsi dire impossible – mais sans doute ne serait-ce pas même souhaitable, car artificiel – de tenir compte dans le travail de traduction de ce type de différences de contexte culturel.

Propos recueillis par Dana Chapuis


[1] Pietro De Marchi, Le Papier d’orange, trad. de l’italien par Renato Weber, Empreintes, Chavannes-près-Renens, à paraître.

Photographie: © Yvonne Böhler

Cet entretien a été mené dans le cadre des validations du Cours/TP Poésie, automne 2020, de la Section de français de l'Université de Lausanne.