Pierre Voélin lit
Pierre-Alain Tâche, Champ libre II (éditions de l’Aire, 2021)
On goûte, ou l’on goûte moins ces Carnets d’écrivains ouverts à tous vents et qui obligent de page en page à des sauts (d’attention ou d’humeur, de pensée surtout) parfois trop grands, une note effaçant l’autre, trop vite, à trop bon compte. Une écriture particulière et fragmentaire qui demande une attention taillée à la même aune. Une sorte de dévoration menace le lecteur. Il n’est pas facile pour lui de ralentir la saisie, encore moins de méditer ce qu’il découvre. Mais ce n’est pas du tout ce qui a lieu ici, dans ces notations de Pierre-Alain Tâche, égrenées et pour dire mieux, plutôt rares et nettement choisies, des notations d’une écriture limpide, solidement articulée, posée droite tel un vase de fleurs sur un guéridon.
Eh quoi, c’est aussi un privilège que de suivre les évolutions d’un esprit libre dans les perspectives qui lui sont offertes, ou mieux, qu’il dessine à sa guise, aussi riches potentiellement que les variations de la lumière au fil des heures et des jours; il se cherche, cet esprit, il se devine, il s’exprime, sans jamais se travestir; une probité radicale, qui nous rappelle l’éminent juriste que fut ce poète; il voudrait coller à l’ordre du Sens, et d’un Sens universel, quoique le sien, singulier, mais conquis, certifié, valable pour chacun; or il n’en est rien, il pioche, cet esprit, il se bat pour son salut, aimerait-on dire, loin des certitudes, auxquelles il se résigne plutôt qu’il n’y adhère et voilà qui, déjà, n’est-ce pas, est très émouvant.
C’est à l’examen de ces quelques trouvailles, ou de ces échappées, ou de ces fragiles révélations auxquelles cède le poète que je voudrais m’atteler. Que nous dit en vérité Pierre-Alain Tâche, lui qui nous parle dans ses carnets (1994–2006), soit durant une douzaine d’années, au mitan de sa vie, rappelons-nous qu’il est né en 1941.
Oui, quel est l’objet de la poésie ou sa fonction selon l’intelligence ou le sentiment que l’on peut en avoir?
Le leitmotiv qui court de page en page, ou presque, même quand on passe par la musique ou la peinture ou la littérature générale, revient à cette méditation sur le sens à donner aujourd’hui à la poésie et les nombreuses citations, magnifiques, qui émaillent le texte, viennent conforter ce fait.
La question au seuil de cette longue méditation porte sur la suffisance ou l’insuffisance du poète, il s’agirait de retrouver, malgré tout, le poète parle ici à la première personne: «… la confiance et la foi en la permanence d’une beauté simple et profonde, dont je retrouverais l’accès par la grâce d’un regard aimant, et c’est peut-être de nos jours ce qui manque le plus cruellement…» Tout partirait de cette extrême difficulté que partagent volontiers les poètes de la modernité.
Si l’on remonte à la source d’une perception qui serait, elle, favorable, on trouve (les lecteurs de Pierre-Alain Tâche depuis de nombreuses années connaissent la chose sur le bout des doigts), une poétique du proche et de l’instantané: «… l’instant est cette brûlure dont la mémoire garde les stigmates bien vivants. Ils contiennent une éventualité, une possibilité d’expression potentiellement réalisables à plus ou moins longue échéance.»
Cette manière de percevoir le poétique exige «la capacité d’être tout entier présent au monde dans sa totalité et jusqu’en ses manifestations les plus banales, les plus triviales, les plus inattendues.» Mais qui aujourd’hui peut s’intéresser à une poésie du banal? Il est difficile d’aller plus loin dans l’humilité et le renoncement à ce que fut la poésie comme lieu de révélation du Destin des hommes.
Cependant, parvenu à quelque certitude, en ce point, un arrière-pays d’indécision philosophique se dessine qui fonde l’attitude du poète devant le monde: «… un scepticisme dépourvu d’angoisse, où le doute favorise une suspension du jugement mais où il convient aussi d’envisager l’inconcevable en tant qu’ouvert énigmatique.» Que la poésie en vienne, selon Bonnefoy, «à recommencer le sacré», qu’elle redevienne «une foi dans une foi possible», cette attitude est envisageable aux yeux du poète.
La dramatique finalement demeure pourtant celle-ci — que le poète emprunte à André Malraux: «ce que nous appelons alors la poésie est peut-être la présence, rendue soudain possible, de la consonance avec l’univers.» Et la parenthèse qui suit n’est pas moins éclairante: «(Faire entendre cette consonance, comme on le ferait d’une note juste enfin tenue sous l’archet, est bien l’enjeu quand bien même cela demeurerait une espérance, voire un vœu pieux.)»
Sans doute n’est-il pas donné à cette poésie — dans sa conception elle-même, riche et multiple par tant d’aspects — de passer de ces «états de lieux», si merveilleusement évoqués, au contenu d’une vision, ce passage vers le plus haut degré de la poésie et qui vient percer la mince paroi du Temps, avoue son lien avec l’Éternité, défie notre condition mortelle et fait donc porter le regard au-delà de ce que nous appelons un peu vite et bien faiblement: la finitude.
On ne peut pas effacer là d’un trait une sorte de deuil, générant une très réelle mélancolie chez ce poète; on ne peut s’empêcher de penser que si la poésie ne vient pas comme des feuilles aux arbres, eh bien, qu’elle se dessèche, trop loin qu’elle serait de cette révélation qui éclate au point aveugle du langage quand celui-ci naît du profond de sa source elle-même.
L’un par l’autre 1
13 septembre 2021
© Association Lyrical Valley
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