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Un fil tenu entre présence et absence: notre rencontre avec Ève-Line Berthod

La valaisanne Ève-Line Berthod vient de publier son premier recueil «Ce qui reste» aux éditions Empreintes. Un entretien vient saluer cette entrée en poésie.

Antonio Rodriguez: Ce premier recueil semble hanté par le deuil. «Ce qui reste» ressemble à une présence que seule la poésie peut évoquer, à travers les objets du quotidien ou les lieux de vie. De quelle expérience part l’écriture de cet ouvrage?

Ève-Line Berthod: Mon recueil est-il hanté par le deuil ? Je ne crois pas… Je dirais que chaque poème au contraire se veut une reconnaissance, sans complaisance, de la force de la vie dans ce qu’elle a de plus simple, de plus éphémère, de plus rude et de plus lumineux. Une manière d’exprimer par l’écriture une résistance ou une écoute plus attentive à ce qui nous échappe, malgré nous. J’ai cherché à ressusciter des moments de vie quotidienne où l’évocation des gestes simples, des objets et des lieux exprime le passage du temps, le manque, «l’appel des absents». J’ai cherché à restituer à la fois la fragilité de la mémoire, des souvenirs, et la force du lien. 

Après l’écriture et la mise en scène de mon spectacle poétique, Morsures du jour, en 2019, j’ai retrouvé dans mes carnets quelques textes qui avaient résisté au plateau, à la scénographie, à la mise en voix. Le ton, la forme, le propos semblaient m’emmener vers autre chose, mais quoi? Au fur et à mesure de l’écriture, ma plume a sillonné les chemins de mon enfance, ses lieux, ses visages familiers… Puis, de texte en texte s’est révélée une silhouette féminine âgée, paysanne, incarnation d’une forme d’acceptation et de résistance à l’usure du temps. Le paysage rural dans lequel celle-ci évolue appartiennent à un monde que j’ai connu enfant, celui de ma mère et de mes grands-parents maternels, un monde qui n’existe plus comme tel (dans ma vie du moins), mais qui a profondément façonné ma manière d’être et de penser. Peut-être que mes textes sont l’expression, au mitan de la vie, de ce constat, sans nostalgie, ni plainte. 

A.R.: Pourquoi choisir la poésie pour décrire cette relation de présence et d’absence?

È.-L.B: Les poèmes du recueil sont nourris par la définition anthropologique de la trace, comme signes ambigus, figurant à la fois la perte et l’évidence de ce qui fut. Le poète, comme l’anthropologue, n’est-il pas fasciné par l’incomplétude de la trace, qui ouvre un espace de signes à apprivoiser, à reconstruire, à réinventer? 

Pour reconstituer des instants de vie, d’apparence ordinaire, et qui révèlent au-delà du manque et du délitement des êtres, une force, un appel, il me fallait recourir à une forme poétique, très épurée, à la lisière du silence: la disposition graphique, la brièveté des vers, les blancs, l’absence de ponctuation me semblaient les seuls à même de restituer le caractère transitoire, incandescent de la mémoire.

A.R.: Vous écrivez «tout est perdu / se perdra / presque» (p. 65). Ce «presque» vise justement «ce qui reste» de l’autre, d’une vie, des générations. Est-il au centre de ce que vous cherchez dans ce recueil?

È.-L.B: Oui, tout à fait. Toute la teneur de mon recueil semble tenir dans ce «presque»! Je suis allée débusquer des événements singuliers, ces «presque» riens qui définissent l’ordinaire et qui aussitôt le transfigurent, l’emplissent de la présence de l’infini. Ces touches successives qui composent le portrait et le trajet de cette femme âgée révèlent l’irrémédiable usure des corps: «repêcher le dentier / dans un verre d’eau / bénite» (p. 48). L’effritement du dehors et du dedans ne se décline cependant pas sur le mode de la révolte, mais plutôt de l’acceptation: «ses doigts / défont patiemment / le nœud des nuages» (p. 85). L’évidence de la finitude des êtres et des choses, porte malgré tout en elle un espoir, si faible soit-il: «il suffirait d’un rien / un battement d’ailes / une coquille retournée / pour que la vie reprenne» (p.69). Par leur force de résilience, mes poèmes laissent, en effet, poindre la conviction que l’absence n’est jamais qu’un espace plein à (re)conquérir, à (ré)inventer, un espace de possibles où, par la poésie, la langue peut se renouveler. 

A.R.: Vous enseignez au collège (lycée) à Sion, vous participez à la vie littéraire en Valais. D’où vient la nécessité d’écrire de la poésie en cette période? Y a-t-il des thèmes ou des formes qui vous semblent typiquement d’aujourd’hui? Ou préférez-vous vous inscrire dans une poésie de l’inactuel?

È.-L.B: La poésie a toujours été présente dans ma vie, mais à la naissance de mes enfants, j’ai ressenti plus fortement la nécessité de dire ma relation au monde, aux autres, de me situer par rapport à ce qui me précède et me suivra, de contempler, questionner ce qui m’entoure. L’écriture est alors devenue une urgence, la poésie un espace à soi, une solitude recherchée, à travers laquelle je peux prendre le temps de me penser vivante, en tant que femme et citoyenne, de laisser émerger en moi des questionnements qui, trop souvent, sont lissés, happés par la frénésie de nos modes de vie. On parle beaucoup trop au dehors… à bout de souffle, notre monde impose sa logorrhée comme un trophée! La poésie m’est alors nécessaire pour décrypter, comprendre la course effrénée du monde actuel, dans ce qu’elle a de plus fascinant et d’effrayant. Mon recueil Ce qui reste pourrait se lire comme une invitation à ralentir, à accorder de l’importance à ce qui peut paraître inutile, anecdotique mais qui nous construit. 

En tant qu’enseignante et poète, une de mes missions est de transmettre l’importance de cette attention, de cette écoute, de cet éveil conscient au monde, de témoigner qu’il existe une autre façon d’être ensemble, de s’exprimer, d’utiliser le langage: la poésie. Certes, la poésie est exigeante, parfois déconcertante, mais c’est justement ce qui, selon moi, légitime sa place dans l’apprentissage et dans nos vies! Elle nous rappelle que le monde est polyphonique, qu’il ne se laisse pas saisir facilement, qu’il requiert un effort ou une prise de de risque, même si l’usage de certaines technologies modernes tend à nous prouver le contraire. Aussi, être poète, ou artiste, c’est toujours selon moi, une forme de résistance ou de refus, une réponse du moins, ancrée dans l’ici et maintenant.

Plus que la diversité des thèmes et de formes de la poésie contemporaine, il y a, je dirais, une attitude clairement plus décomplexée face à la poésie. La poésie, décloisonnée, ne se limite plus au support papier, elle a trouvé d’autres modes d’expression et de transmission en s’invitant sur la toile, sur les lieux de scène et de festival. J’ai, par ailleurs, pu présenter Ce qui reste au Palp Festival, un festival multiforme célébrant les arts, la nature, le terroir, ainsi qu’à la Fondation Rilke, autant d’occasions d’aller à la rencontre de publics différents, de les surprendre.

A.R.: Votre écriture semble faire l’éloge de l’instant, voire de l’instantané. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre technique d’écriture? Méditez-vous vos textes? Viennent-ils d’un jet? Les reprenez-vous souvent?

È.-L.B: Pour dire l’instant, pour saisir ce qu’il y a de plus signifiant dans une scène que l’on veut évoquer, il me fallait d’abord accueillir les impressions immédiates, celles qui surgissent au moment même où on ne les attend pas (en faisant ses courses, en conduisant, au réveil) et faire en sorte de pouvoir les retranscrire au plus vite dans mes carnets ou sur mon téléphone portable. Mais ces impressions, qui peuvent prendre la forme de flashs, d’images ou de sons, ne sont jamais qu’une entrée dans le poème! Ensuite, il y a évidemment le travail de la langue, du souffle, du rythme. Ce travail impose des heures d’écriture, de récriture. J’ai aussi pour habitude d’enregistrer mes textes sur mon téléphone et de les lire à voix haute pour m’assurer de leur justesse. Je me méfie des images, des associations de mots qui surgissent d’emblée, parce que trop communes ou trop connotées. La première version de Ce qui reste était écrite en prose poétique, puis, par souci d’adéquation de la forme au propos, j’ai volontairement élagué, effacé, resserré mon texte jusqu’à ce qu’il puisse tenir sur quelques vers à peine, fort de sa fragilité. J’ai accordé une attention toute particulière à la dimension graphique des poèmes, à la façon dont ils tiennent sur la page blanche, en travaillant les blancs, les quadratins, les retours à la ligne, etc.

A.R.: L’épigraphe de Jean-Michel Maulpoix «Parfois, ce n’est qu’un léger bruit de fourchettes sur la faïence» est un peu énigmatique. D’où vient-elle et pourquoi l’avoir choisie? Donne-t-elle un signe à cet ensemble? 

È.-L.B: L’épigraphe est tirée du recueil Histoire de bleu de Jean-Michel Maulpoix (Poésie/Gallimard, 2005). Elle reprend la première phrase d’un poème de la section Une incertaine église. Je l’ai choisie car elle inscrit ma poétique de l’instant dans une dimension spirituelle, où une forme de transcendance, si elle existe, ne peut se révéler qu’à travers la présence des gestes, des objets, des lieux les plus insignifiants de notre quotidien. La suite du poème va ainsi: «Le dieu dans la lumière prend son repas: quelques fleurs, quelques feuilles, quelques volutes, avec un oisillon peut-être, ou d’autres sujets très naïfs. Comme s’il fallait aussi donner le cœur à consommer, et l’amour, le paysage et la mémoire des choses, sur le rebord d’une assiette de porcelaine ou de faïence […] Seules de vieilles femmes s’attardent un peu, à qui la mort parle à l’oreille comme à d’anciennes connaissances». 

A.R.: Après ce premier recueil, avez-vous envie de continuer à écrire dans cette veine? Ou allez-vous partir sur un autre projet?  

È.-L.B: Sincèrement, je ne sais pas encore la forme que prendra mon second recueil… J’ai quelques idées que j’explore actuellement, sans savoir à quoi elles aboutiront. Elles semblent, en tout cas, inscrire ma réflexion dans le prolongement de la thématique de la trace et de la force du lien, dans une esthétique épurée, dévouée à capter l’essence d’un moment, d’un lieu, d’un objet. En parallèle, j’ai plusieurs projets d’écriture en cours, ainsi que la création d’une performance immersive autour de Ce qui reste. Pour l’heure, je savoure pleinement le plaisir de faire découvrir Ce qui reste au public lors de rencontres en librairies ou de lectures publiques!

Propos recueillis par Antonio Rodriguez