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Sylviane Dupuis lit Thierry Raboud, Terres déclives

Sylviane Dupuis lit

 Thierry Raboud, Terres déclives (éditions Empreintes, 2022)

Devant: un devenir catastrophe. Derrière: les croyances échues, les édens révolus. Autour, partout: la clôture du réel, qui n’offre plus d’issue; tout vacille, tout penche/immensément, les déluges s’amoncellent/à l’étranglement du ciel, tout s’affale et s’effondre, et la lumière même/sombre avec les horizons. Telle est la donne, désormais; et nul ne pourra s’y soustraire.

On croyait avoir à croître, à aller dans ce qui grandit, à gravir plus haut, plus loin, avec l’humanité en marche, à fleurir! Mais non, tout décline, désormais, tout est voué à décroître, la terre et nous: aller d’ici/c’est dévaler. Nous sommes entrés dans l’ère des Terres déclives.

Et pourtant, il faudra continuer. Repartir de l’effondrement lui-même pour s’inventer un chemin, acculés à l’à-venir inconnu. Et peut-être même, qui sait? «Tirer de cette chute une ascension.» – comme le suggère l’exergue, emprunté à Philippe Jaccottet, du deuxième et très impressionnant recueil poétique de Thierry Raboud, paru à l’automne 2022 à la suite de Crever l’écran (Prix Pierrette Micheloud 2019), mais aussi de (Dehors), «photo-poèmes» conçus avec William Gammuto (2020), et du livre d’artistes Lavaux d’ombres (2022).

On l’aura compris: la voix qui parle ici est une voix irrémédiablement adossée au désastre. Elle a quitté le déni ou le sommeil qui furent si longtemps les nôtres pour choisir de faire face au pire. C’est une voix de courage. Celle d’une génération échaudée, née trop tard (Etuvée/Toute/Utopie/Habitable), et qui n’a plus d’autre alternative que celle d’affronter la fatalité programmée, avant que. Mais cette voix n’est pas seule. Le je à la fois sujet et foyer du poème, d’abord omniprésent, et, en grande partie, identifiable à l’auteur (lui aussi, à l’occasion d’une résidence au musée Jenisch de Vevey, en février 2021, au moment où la pandémie contraint en urgence les institutions à penser la transition écologique et culturelle, a passé la nuit/dans un musée pour écrire), va soudain virer au nous.

Nouveau «poème de la route» (ou de la déroute) dactylographié à la machine à écrire, d’un seul jet, sur un rouleau de plusieurs mètres, soixante-cinq ans après On the Road de Jack Kerouac (le manifeste de la Beat Generation), Terres déclives de Thierry Raboud a clairement, à son tour, valeur de manifeste. En témoignent (p. 20 et 19), insérées au pli du livre – lui-même numéroté à l’envers comme s’il s’agissait d’enfin (ou en/fin) inverser le mouvement –, ces deux pages en italique disposées en miroir l’une de l’autre et que scande un Nous anaphorique fondateur, répété une dizaine de fois sur chaque page :

Nous sommes la horde des intranquilles […] Nous ferons horizon   Sur les terres déclives   Nous habiterons   Le trop tard sera notre foyer […] Nous chanterons   Dans l’effondrement   Nous grandirons

culminant sur la nudité humaine :

Nous   Engendrés du désastre […]
Nous   Solidaires   Nous
Nus

Détresse et nudité, à la fois, de cette génération des Enfants de l’Anthropocène […] Sevrés d’espoirs à laquelle le poète dédie son recueil, forte seulement de ce qui l’unit; et de chaque individu qui la constitue (solitaire/nu/je suis/la déroute/de la nuit, p. 18). Évitant à cette déclaration programmatique le double écueil du pathos, et d’un optimisme hors de saison, le je témoigne ici d’un engagement sans illusion et d’une fragilité essentielle (Notre tremblante tâche commune). Ce qui tremble dans ses mots, sans romantisme ni défaitisme, c’est tout à la fois une colère et une angoisse prenant acte de l’imminence, et la claire conscience qu’il y aura à changer, radicalement, et à se combattre soi-même, pour défier ce qui vient: à se réinventer chacun, chacune, et ensemble, de fond en comble. Or cette exigence, pour le poète, passe d’abord par la création d’une forme – quand plus rien ne tient/debout.

Très élaboré, ce livre issu d’un enfermement volontaire dans la dormance des images se construit, en trois temps, sur le passage de l’imparfait, et de l’aveuglement d’autrefois (première partie), au présent – immobile – du musée-mausolée où somnolent les gardiens du temple, arche de Noé rassurante ou berceau de pierre/posé en équilibre/sur la crête émergée/du déluge (deuxième partie), puis au présent – actif – de la sortie hors de l’ultime refuge (troisième partie) et de l’entrée dans un crépuscule éternel: notre seul horizon. Triple mouvement d’hier à aujourd’hui et à demain, du dedans au dehors, et du je vers les autres (ils m’aperçoivent, p. 22); mais aussi d’élévation (vers les idéaux) et de chute, de croissance et de déclin – parallèlement au basculement tragique de l’illusion, fût-ce celle de l’art, à la lucidité: l’équilibre est rompu/l’air changé/autre/dehors il fait/trop vrai. Et cela, comme mimant la fameuse rhétorique classique de la phrase qui, de la protase (montante) bascule dans l’apodose (descendante) après avoir atteint son acmé – qu’on pourrait situer ici, exactement au milieu du livre, au point de chute que constituent (p. 35) ces deux vers isolés sur le blanc comme un couperet (ou une faux):

tomber de haut
et il le faut

Si le choix du vers libre (comme le veut la poésie contemporaine) exclut ici, strictement, la rime – pourtant présente encore par endroits, mais non sans ironie (p. 62):

j’ai dormi là
au sommet du grand escalier
au point le plus élevé
de ce que nous étions
parmi les collections

– nombreux sont les autres effets de répétition, ou de retour, témoignant d’une réelle (et très originale) maîtrise de la poétique et de la langue, adossée aux grandes références: ainsi du biblique et tout recommencerait, qui figure au commencement et à la fin du poème (sous-titré: «Poème parabolique»); de la reprise, en chiasme, de l’oxymore immobile pèlerinpèlerin immobile (p. 63 et 28), ou encore du triple retour ironique de la rime promessestendresses (qui rime aussi avec bassesses…); ou du rythme alterné et de la coupe très réussie des vers (des clochers au loin/épuisent dans l’air rare/un glas; j’avance à moins que/ce ne soit le monde/qui recule) comme du travail, ou du jeu, sur les mots et leurs sonorités (menacé par l’heure tardive/qui tôt ou tard/me donnera tort/ou mort).

La poésie ne sauvera pas le monde. Mais ne sauverait-elle, dans les mots, pour ceux qui vont survivre, que quelque chose de la consolante beauté – ou de la tendresse – du monde, et de la capacité humaine à faire sens, à nommer, et à donner forme, qu’elle n’aurait pas tout à fait failli.

L’un par l’autre 14
19 décembre 2022
© Association Lyrical Valley

Photographie utilisée : © Yvonne Böhler

Pour plus d’informations, visitez le site des éditions Empreintes ici.