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Jean-Pierre Vallotton traduit Lewis Carroll «The Hunting of the Snark» («La Chasse au Snarquin»)

Jean-Pierre Vallotton traduit

Lewis Carroll, «La Chasse au Snarquin: agonie en huit crises» («The Hunting of the Snark: an agony in eight fits»)

Crise deuxième

Le discours de l’homme à la cloche

                  […]

«Approchez, mes amis, écoutez bien ceci:

Voilà les cinq indices manifestes

Pour identifier à coup sûr et sans conteste
Un Snarquin authentique et garanti.

Le premier est le goût, qui bien que croustillant

Se révèle trompeur et de maigre fumet,

Tel un veston trop étroit vous serrant,

Mais avec un soupçon de feu follet.

Il a pour habitude, et c’est à déplorer,

De se lever tard et trop fréquemment

Petit-déjeuner à l’heure du thé,

Puis de ne pas dîner avant le jour suivant.

Troisièmement, si vous vous y risquez,

Toujours un bon mot lui paraîtra trop complexe:

Comme âme en peine il se mettra à soupirer —

Tout calembour le laissera perplexe.

Les cabines de bain ont pour lui l’avantage

(Sans cesse il en trimballe et en tous lieux)

De mieux faire apprécier un paysage —

Jugement qui me semble on ne peut plus spécieux.

Point quatre. Et le cinquième est l’ambition.
De chaque espèce il faut connaître les coutumes:

Ceux qui mordent sont recouverts de plumes.

Ceux à moustache, c’est certain, vous grifferont.

Si le Snarquin commun rarement nuit,

Je dois préciser que certains sont des Boujoums… »

L’Homme à la Cloche ici se tut car, badaboum!,

Le Boulanger s’était évanoui.

Fit the second 

The Bellman’s speech

                       […]


«Come, listen, my men, while I tell you again

The five unmistakable marks

By which you may know, wheresoever you go,

The warranted genuine Snarks.

Let us take them in order. The first is the taste,   

Which is meagre and hollow, but crisp:

Like a coat that is rather too tight in the waist,

With a flavour of Will-o’-the-wisp.


Its habit of getting up late you’ll agree

That it carries too far, when I say

That it frequently breakfasts at five-o’clock tea,

And dines on the following day.


The third is its slowness in taking a jest.  

Should you happen to venture on one,

It will sigh like a thing that is deeply distressed: 
And it always looks grave at a pun.


The fourth is its fondness for bathing-machines,

Which it constantly carries about,

And believes that they add to the beauty of scenes —

A sentiment open to doubt.

The fifth is ambition. It next will be right   
To describe each particular batch:       

Distinguishing those that have feathers, and bite,  

From those that have whiskers, and scratch.


For, although common Snarks do no manner of harm, 

Yet, I feel it my duty to say,

Some are Boojums — » The Bellman broke off in alarm,

For the Baker had fainted away. 

   

*

*      *

QUELQUES NOTES SUR UNE TRADUCTION EN COURS

  Certains écrivains, quelle que soit la richesse de la langue qu’ils pratiquent, se sentent le besoin d’inventer des mots nouveaux, soit par goût du jeu verbal, soit par une nécessité bien plus profonde de trouver des signes et des sons plus aptes à exprimer leurs sentiments souvent violents.

   D’autre part, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’humanité, les conteurs se sont toujours plu à tirer de leur imaginaire des animaux fabuleux pour  lesquels il leur a bien fallu aussi trouver de nouveaux noms.

   Le peintre, lui, pouvait se contenter de donner vie à ses créatures sans avoir à les nommer. Que l’on songe à Bosch qui fut l’un des plus grands maîtres en ce domaine.

   Il faudra sans doute attendre Henri Michaux pour retrouver une telle débauche d’imagination, et ce, dès avril 1929, en publiant dans La Revue nouvelle ses «Notes de zoologie» (reprises la même année dans le recueil Mes propriétés). Entre autres curiosités, on y voit surgir la Parpue, la Darelette ou encore l’Emanglom. 

   Quant au premier texte composé pour moitié de mots forgés de toutes pièces, c’est le célèbre Grand combat, publié dès le 1er mai 1927 dans La Nouvelle Revue française («Il l’emparouille et l’endosque contre terre», etc.)1.

   Son contemporain, Antonin Artaud, quand il n’a plus de mots pour hurler sa révolte et sa souffrance, a recours à des glossolalies, qui parcourent tous les Cahiers qu’il a écrits entre février 1945 et mars 1948 – soit, jusqu’à sa mort (formant un imposant ensemble de treize volumes publiés chez Gallimard). C’est toutefois, sauf erreur de ma part, dans sa lettre à Jean Paulhan du 22 janvier 1943 qu’apparaît ce langage énigmatique :
                                           
                                                      KARTOUM ANTEKFTA
                                                  KARATOUM KSANDARTKA
                                                               ANDE TYANA
2

   Ce n’est donc pas un hasard si son chemin croise celui de Lewis Carroll. En 1943, il traduit, à la demande du Dr Ferdière, The Dear Gazelle, publié en 1855 dans le huitième et dernier magazine familial «Mischmasch», repris dans son recueil de poèmes de 1883, Rhyme? And Reason?, sous le titre Tèma Con Variazióni. La même année, il traduit intégralement le premier chapitre de Through The Looking-Glass (1872), comportant le fameux poème du Jabberwocky. Enfin, en 1948, pour Les Cahiers du Sud, le poème Ye Carpette Knyghte, extrait de Phantasmagoria (1869).

   Les sentiments d’Artaud à l’égard de Lewis Carroll sont à la fois violents et ambigus. S’il le traduit à trois reprises, il faut bien qu’il ait été frappé par ce que ce poète apportait de nouveau au langage.

   Dans une lettre du 25 septembre 1943, il écrit au Dr Ferdière: « […] tout le passage concernant les mots porte-manteau me paraît d’une actualité stupéfiante. […] Cela certes est du pur humour! le rapport entre sa poésie intrinsèque et le désordre la cacophonie incroyable qui sont au fond des événements que nous vivons3

   Quand il s’adresse à Henri Parisot le 22 septembre 1945, il avoue: «Il n’y a pas d’âme dans Jabberwocky. […] Jabberwocky est l’œuvre d’un profiteur qui a voulu intellectuellement se repaître, lui, repu d’un repas bien servi, se repaître de la douleur d’autrui.» Il ajoute à la fin: «Car Jabberwocky n’est qu’un plagiat édulcoré et sans accent d’une œuvre par moi écrite et qu’on a fait disparaître (…)4».

   Le 10 mars 1947, il en vient même à proclamer à Marc Barbezat: «J’ajoute que j’ai toujours détesté Lewis Carroll5

   The Hunting of the Snark, long poème de 564 vers, répartis en 141 quatrains et huit chapitres, paraît en mars 1876. Ce sera le dernier succès de librairie de Lewis Carroll.

   Celui-ci a toujours éludé les questions qu’on lui a si souvent posées sur la signification de son poème. Juste une année avant sa mort, il écrit encore dans sa lettre du 12 janvier 1897 à l’une de ses dernières jeunes correspondantes et amies, Mary Barber: «Pour répondre à votre question: « Qu’était donc pour vous le Snarquin ? », vous pourrez dire à votre amie que pour moi le Snarquin était un Boujoum. Je suis certain que vous vous sentirez à présent toutes deux pleinement heureuses et satisfaites6

   Les quatre premières traductions françaises, parues entre 1929 et 1981, sont dues à Aragon, Henri Parisot, Guy Lévis Mano (avec Florence Gilliam) et Jacques Roubaud.

   Était-il justifié d’en donner encore une nouvelle version? J’estime que tous les grands livres de Lewis Carroll méritent d’être revisités sans fin, non seulement par les lecteurs, mais aussi par les critiques et les traducteurs, tant ces textes restent ouverts à une multiplicité d’interprétations.

   Pour ma part, j’ai tenu à traduire des vers classiques par des vers classiques, des rimes par des rimes.

   Il m’est apparu également important de chercher des équivalents aux fameux mots-valises qui intriguaient déjà Artaud (ce qui a été assez peu tenté jusqu’ici), me référant régulièrement aux scolies judicieuses de Martin Gardner dans son Annotated Snark7.

   En voici quelques exemples.

   Pour les adjectifs, uffish serait un condensé de gruffish (gruff = bougon, revêche, rude…), roughish (= rude, rugueux, fruste..) et huffish (= susceptible). J’hésite entre revêchon, bougonible, revêchuste

   Beamish peut être aisément rendu par rayonneux (rayonnant + radieux). Mimsiest, superlatif de mimsy, serait formé à partir de miserable (= triste, misérable…) et flimsy (= fragile, faible, délicat, malingre, chétif), qui pourrait donner des plus misélicats, ou misélingres ou, peut-être mieux, misétifs (qui se rapproche de la sonorité de l’original).

   Le participe présent galumphing est particulièrement intéressant: composé de gallop et de triumphant, l’infinitif to galumph a fini par entrer au Oxford English Dictionary! Je pencherais pour galopavoiser.

   Quant aux animaux bizarroïdes, j’ai choisi de faire du Bandersnatch (de bandar = macaque et de to snatch = happer) un Happacaque.

   Pour l’oiseau Jubjub (qui pourrait venir de jug-jug = chant du rossignol et hubbub = vacarme), j’ai gardé son nom tel quel, puisqu’il évoque forcément en français jubiler et jubilatoire.

   Lewis Carroll avait donné lui-même la probable origine de Snark: snail (= escargot) + shark (= requin). Pour couper la poire en deux, j’en ai fait Snarquin (où l’on entend sans doute aussi requin), mais en gardant Snark, qui est presque devenu un mot mythique et se devait d’être conservé, d’autant plus qu’il fait partie du titre du livre.

   Pour terminer, résumons brièvement l’action des trente-six quatrains qui précèdent ceux présentés ici: L’Homme à la Cloche a fait monter à bord de son navire un Groom, un Fabricant de Capuches et Chapeaux, un Avocat, un Courtier, un Garçon de Billard, un Banquier, un Boulanger, un Boucher et… (non, pas un raton laveur) un Castor, tous décidés à capturer un Snarquin.

   L’Homme à la Cloche se révèle être un piètre marin, qui ne semble connaître qu’une manœuvre: agiter frénétiquement sa cloche à tout propos. Il va tenter de remonter le moral de son équipage.

1 Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 118.
Œuvres complètes, vol. X, Paris, Gallimard, 1974, p. 11.
3 Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, 1977, p. 65.
4 Lettres de Rodez, Paris, GLM, 1946, p. 16-21.
5 L’arve et l’aume, Décines, L’Arbalète, 1989, p. 61.
6 The Letters of Lewis Carroll, édité par Morton N. Cohen, vol. II, New York, Oxford University Press, 1979, p. 1113 (je traduis).
7 The Annotated Snark, édition revue et corrigée, Harmondsworth, Penguin Books, 1973, 

 

L’un par l’autre 16
6 février 2023
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